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DE LA
CONNAISSANCE DE DIEU
TABIS. — £. D£ SOYE ET FILS, IMPRIMEURS. .'>, 1>LACE DU PANTUBOK.
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DE LA
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PAR
A. GRATRY
PRETRE DE L ORATOIRE
PROFESSEUR DE THEOLOGIE MORALE A LA SORBONNE
ET MEMBRE DE l' ACADÉMIE FRANÇAISE
HUITIÈME ÉDITION
TOME DEUXIÈME
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PARIS
ANCIENNE MAISON CHARLES DOUNIOL
JULES GERVAIS, LIBRAIRE-ÉDITEUR
29, RUE DE TOURNON, '29
1881
57816
THE NEW YORK
PUBLIC LIBRARY
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A8T0R, LENOX ANO
TILDEN FOUNOATIOMau
R 1910 L
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1— î
I
CHAPITRE VII
^ THÉODICÉB DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
Deuxième Partie
PETAU ET TflOMASSIN
\ .
I
*»
y>l Personne n'ignore que Leibniz a écrit une
Théodicée, Fénelon le Traité de texistence de
^Dieu^ Bossuet le livre de la Connaissance de Dieu
i|( de soi-même; que Descartes, Malebranche et
^Tautres ont précisé, ^approfondi, développé les
preuves de l'existence de Dieu, et la voie qui
jyiène l'esprit à le connaître ; mais à peu près
gpersonne ne sait qu'il a paru encore, au dix-
.2 ^' ^
o
L/
l»A
2 m TEÉODIGÉE DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
septième siècle, deux Théod0ieéeâi!Airai||, cha-
•c&ia d'une étendue considérable, équivalant à
huit ou dix de nos volumes, et que ces deux
ouvrages sont deux chefs-d*œuvres de profon-
deur philosophique et d'érudition.
Deux grands esprits, fort peu inférieurs aux
plus grands, Petau et Thomassin, ont recueilli,
dans (^es admirables ouvrages ^ toute la i^ubs-
tance des Pères et des anciens Philosophes sur
la Théodicée; puis, par un art merveilleux, ils
ont su mettre en œuvre et groupei? c^s précieux
matériaux dans la lumière de leurâ propres
pensées. Je ne sache pas de livres où la pensée
originale soit plus unie à la pensée d'autruîj où
l'intuition du génie soit plus parfaitement sou-
tenue de la puissàilcé de la tradition, du poids
de Tautorité ; et quand thomassin dit : « Ainsi
« l'ont décrété les Patriciens de la pensée et les
« Pères de la religion j » quand ensuite il pro-
clame ces décrets, tout lumineux de la lumière
de son exposition, on voit qu'il est lui-même un
de ces Patriciens et de ce^ Pèi*es, votant aVec
les autres, et développant son 'i^ote d'une voix
qui se fait écouter après les plus illustres;
Thomassin a vécu près d'un demi-siècle après
Petau, qui mourut en même temps que Des-
PETAU ET THOHISSIN 3
cartes ;lM>n ouvrage est plus étenda que celui
du célèbre jésuite, plus complet, peut-être plus
philosophique encore, et plus original. Comme
ce serait presque se répéter que de parler avec
un égol détail de deui outrages si semblables,
nous nous occuperons surtout de Thomassin.
Nous ne ferons connidtre Petau que par l'ana-
lyse d^un de ses chapitres, qui suffira pour
révéler la portée de cet esprit.
n s'agit du chapitre qui traite de la Théologie
démonstrative^ c'est-à-dire du procédé par le-
quel la raison monte à Dieu.
Nous traduisons en abrégeant ^ :
« La Théologie démonstrative s'occupe de ce
qu'on nomme vulgairement les attrihuls; attri-
buts que Ton divise en attributs affirmatîfs et
en attributs négatifs. Nous en traiterons en
général dans ce chapitre, puis en détail dans les
chapitlres suivants.
« Cette division en propriétés positives et
propriétés négatives est très usitée chez les
anciens Théologiens : elle tient, comme 1© re-
marque saint Cyrille, à ce que nous connais-
sons de deux manières ce qu'il convient d'af-
^ Theoiogtcoruni Doymatum, lib. I, cap* v«
4 TIIËODIGÈË DU DiX-S£PTi£MË SIÈCLE
firmer de la substance divine : nous c^njf^issons
Dieu parce qu'il est et parce qu'il n'est pas.
Plus que tout autre, saint Denys , dans sa
Théologie mystique, a signalé cette double
voie : « Il faut, dit-il ^ poser en Dieu toutes
« les affirmations qui sont vraies de toutes
« choses, et elles sont vraies en lui, parce qu'il
« est cause de tout; mais ensuite il les faut
« nier, parce qu'il est au-dessus de tout, et il
« ne faut pas croire que ces négations soient
« contraires à ces affirmations ; et certes la
« cause première est au-dessus de ces négations,
« étant au-dessus de toute négation et même
« de toute affirmation. » Le même auteur
remarque ailleurs que la sainte Écriture adopte
tantôt l'un des deux modes et tantôt l'autre;
' A&OV Itc' owt^ nidOLç xàtç twv ôvtwv^ TiOévai xai xataçàoxÊiv Osast?,
b)( Tc^vttov a^T^a, xai Tcdaa; oùxà; xupuoTepov àjïo^àoxsiv, 6)ç liizïp
Tuavxa uTîÊpouoy)' xa\ [xri oiEoOai xàtç dcTUocpoweiç dtvTixeifiiyaç eivat Taiç
xaTa^daeaiv, iXXà jioXu Tîpdxspov oùxtjv ujtèp toc; aTSpiiaeiç eivai, xr^v
uTwèp Tcaaav xa\ i<pa{p£aiv xol Oéatv. Dionys. — Oportet in ipsa
omnes omnium rerum aftirmationps asseverare ac ponere,
tanquam omnium causa, et easdem magis proprie negare,
tanquam qua3 supra omnia sit : ncc existimandum est
contrarias esse negationes affirmationibus ; quin potius
multo prius esse ipsam primam causam supra privationes,
cum sit supra omnem et positionem et ablationem. Traduc-
tion de Petan,
PETAU ET THOMASSIN 5
car tantôt elle nomme Dieu Raison , E$prit
Substance^ Lumière et Vie; tantôt elle le désigne
par des termes bien différents, comme quand
elle le déclare invinble^ infini et incompréhen-
«iéfe, et autres termes qui disent, non ce qui
est, mais au contraire ce qu'il n'est pas. »
« C'est ce que résume élégamment saint
Grégoire de Nazianze, dans ces vers : « Fin de
« tout, tu es un, lu es tout ce qui est, n'étant
« ni un, ni tout '. »
« La Théologie donc cherche Dieu par ce
procédé double d'affirmation et de négation ;
mais la négation, selon saint Denys et d'autres
Pères, est plus puissante ici que l'affirmation
même; ce qu'il explique ainsi dans sa hiérar-
chie céleste : C'est, dit-il, parce qu'en niant
son identité aux choses que nous voyons, nous
disons vrai, et atteignons, seulement ainsi,
indirectement, sa substance élevée au- dessus de
toute substancej et son infinité incompréhensible
à t esprit comme au discours. »
« Ces négations en effet, comme le dit ailleurs
* Ka\ rdtVTcov xéXoç lan, xat eTç, xa\ TcivTa, xai où^iç.
Tu finis cunctorum, unus, simul omnia. niillus.
Non un us, non cuncta.
6 THÊODIGÉE DU DIX-BEPTIÈME ^ISGLE
saint DenySy ne signifient nullement qu'il y ait
en Dieu la privation de ce qu'elles nient j mais
au contraire excès et plénitude K Dire de Dieu
qu'il u'est pas substance, signifia qu'il est la
substance infinie; dire qu*il n'est pas la vie,
veut dire qu'il est la vie iiuprême; dire qu'il
n'est pas la pensée, veut dire qu'il est la souve-
raine sagesse ^ €'est ce qu'appuie saint Maxime,
lorsqu'il remarque que les légations sont, en
Dieu, les plus efficaces des affirmations. ^
(( Néanmoins, si les énoncés négatifs l'em-
portent en rigueur sur les affirmatifs, ces der-
niers ^cependant doivent être maintenus ; il faut
unir les deux et les tempérer l'un par l'autre.
Ces négations et ces affirmations ne se contre*^
disent point, mais, au contraire, elles se sou-
tiennent et «e complètent ^. Et, comme le dît
Théodore Âbuea^a, les propriétés positives doî-
^ Qui et alio in loco verba illa negantia, non privatîonem
eJLis quod negant significare, ait, sed abundaniiam et excesmm,
'j;ïepl"/ouaa Çto7|, yixi tb àvouv O^ïspej^ouaa aocpi«. Dion., cap, iv, de
Div. nom,
^ Esti negantes iilaB de Deo edauntiationes aientibus ante-
ponantur, non tamen omittendae sunt bae, sed ambaî inter
se temperandaî conjungendaeque eunt. Nam joeque pugnant
invicem, et mntuo se fulciiint atque adjuvant.
P£TAn ST THOMiSSIN 7
vent être attribuées à Dieu, aussi bien que les
Qégatives, de manière à transporter en Dieu
tùuleê lei perfeUioM de nos âme$j en en retran^
chant j par la négation ^ tout ce qui vient de l'ac^
ciden4 et du défaut K »
« C'est ce que loontpe très bien Jean €]fpa<p
fiesiote lorsqu'il développe cette pensée que la
négation e$t hin de refuser à Dieu ce que raffir--
motion Im attribue '« 9
« Bien loin de là^ les énoncés affirmatifs, les
notions positives sont, par ces négations, éCeo'-
dues et rendues parfaites : ce que l'affirmation
j(M)nflerve de grossier, d'étroit et d'emprunté à
k créature dont elle vient, la négation Vesmde^
teniez; reste l'idée plus pure, plus transpa-
rente, plus digne de Dieu^* Gomme si le marbre.
< Theodorus Abucara aientes quoque proprietates non
misus qnam negantes Deo tribuendas asserit : « ita ut quae
« in nobis sunt praetantissima, sine admisiione uUa paMionum
« et accidentium, in illum tramferamus, » Tb Oerov xexTîî«6«i ta
oujtWaaiûç. Theod. Abuc,, opusc. tert.
^ Ac minime quidem ambo illa inter sese pugnantia, et coU"
traria esse pulchre Joannes Gyparissiotus probat : quia quod
affirmatio affirmavit, hoc ipsum negatio non negavit,
^ Ex quod illud etiam altenim sequitur, affirmantes lllas
notiones, enuntiationesque ab negantibus juvari ac perfict;
quatenus quod in illis inest crassum et concretum, atque
8 THÈODICÊE DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
dit saint Denys, renfermait des statues innées :
la main de l'artiste n'aurait qu'à enlever ce qui
les cache, et dévoilerait ces beautés cachées en
ôtant ce qui n'est pas elles ^ Ce que Maxime
rend plus lumineux encore par le charmant
commentaire qu'il en donne. Il dit qu'il y a
deux sortes de camées naturels : ceux que
Tartisle tire du bloc sans y rien ajouter, et
qu'il dessine par enlèvement; et ceux qu'Eu-
ripide nomme former innée$ (obvéyLoptpot) : comme
lorsque dans une pierre précieuse la nature
même a créé un dessin. Tel était ce camée de
Pyrrhus dont parle Pline', où les neuf Muses,
et Apollon tenant sa lyre, étaient gravés, non
par la main ni par l'art d'aucun homme, mais
par la nature même, qui avait disposé les
formes de la pierre et ses nuances, de manière
ex creatis, unde translatae sunt, rébus oblitum, posteriores
absfergunt ac removent ; unde liquidior ac purior Dei notita
comparatur.
^ "Qoizep ol aùto«puè; àyaXpA jcoioovtsç, iÇaipouvTSç wdévTa xà Iki-
TcpooOouvTa T7) %aOd(pa tou xpucp(ou Ha xcoXiSjxaxa, xa\ oÂrb l^^ lauxou
xfi d<paipé7e( \jj6wri tb àTcoxexpuujxévov âvatpatvovTEç xàXXoç. Quemad-
modum il qui nativum simulachrum faciunt, omnia detra-
hentes, quaB sincerum ejus, quod occiiltum est, aspectum
impediunt, atque ipsam per se latentem pulchritudineoi
sola detractione palam ostendentes.
2 Lil). XXXVII, cap. i.
PETÂU ET THOMÂSSIN 9
à produire ces fi^ares, et à donner même à
chacune des neuf sœurs le détail de ses attri-
buts. L'artiste, dans ce cas, sans toucher à la
matière même, n'avait en qu'à en ôter la gangue
et à en essuyer les accidents pour mettre au
jour le chef-d'œuvre inné. Cette comparaison
convient admirablement à la notion de Dieu
que forme en nous le procédé de l'élimination
théologique : procédé que Plotin croyait uni-
versel , parce qu'en général on connaît la nature
d'un être si on lui ôte tout ce qui vient de
l'accident : « Pour connaître une nature quel-
« conque, disait-il, il faut la voir dans sa
« pureté : la science est empêchée par Tac-
« cident qui s'ajoute à l'essence. Poursuivez
<t donc l'essence par l'élimination de l'acci-
« dent *. ».
«^Tout ceci rentre dans la pensée d'Aristote,
qui fait connaître sa première catégorie, non
par une définition positive, mais par une défi-
-at- axo7:a$vj à(pE>x()v. Plot. Enn. I, 7, c. ix. — Oportet naluram
uniuscujusque considerare, ad ipsum ejus purum respi-
cientes : nam quod est adjunctum cognitionem ejus, cui
est adjunctum, semper impedire solet. Goasidera igitur
auferendo.
Il 4.
10 THÈODICÉE DU DIX-SEPTIÈMB SIÈCLE
nition négative. Ammonius le discuté et Ten-
ieni ainsi. ÂlcinoUs de son côté compare ce
{procédé qui s'éiève à Dieu par négation et
élimination, au procédé géométrique qui s'élève
à la notion du point par Télimination des
formes sensibles de l'étendue, passant d'un
corps solide à la surface, de la surface à la
ligne, et de la ligne au point. »
« En effet, ce procédé est surtout appli-
cable à la notion de Dieu. Car, comme le re-
marque un platonicien, Hérennius, dans un livre
inédits les affirmations définissent, circonscri-
vent; les négations seules ont une étendue
infinie; seule la négation a la puissance de
s'élever, des êtres bornée dans leurs limites,
à l'Être illimité que rien ne circonscrit. »
Tel est ce chapitre de la ThéocUcée du
P. Petau.
Certes jamais le procédé principal de la
raison, qui monte à l'infini de Dieu, qui est
d'ailleurs le procédé universel pour connaître
toute vérité en soi, n'a été mieux décrit, ni
"• Affirmationes definitum alîquid et cîrcumscriptum
significant : at negationes mm habent infimtam.,, negationes
ab iis quaî terminis inclusa sunt, ad id quod nuUîs fînibus
coercetur, extendendi vim habent.
PETAU ET THOMASSIN 11
plus complètement, ni pins profondécaent ana-
lysé, que dans ce magnifique chapitre»
Comment se fait*il que ce bel ouvrage soit
ignoré; qu'il ne soit pas entre les mains de
qaiconq«e s'occupe de Philosophie, et qu'on
parle de Théodicée sans le connaître I
II
Thomassin écrit le latin, comme Malebrapche
le français, si l'on lait une légère réserve rela-
tivemenJ; à la {wreté du goût classique. Parfois,
4an8 la rapide composition de Thomassin, ae
glissent de singulières saillies de langage et
4'assez brillants barbarismes. Mais la richesse,
la lumière, l'élévation du style, sont les mêmes
dans Thomassin et dans Malebranche. Aussi
prodigieusement éradit que Malebranche l'était
peu, il n'est pa^ moins original. Dans l'un et
dans l'autre, l'idée centrale, le culte philoso-
phique est le même : c'est le culte du Verbe
éternel, considéré sous ses deux faces, et comme
Raison universelle qui éclaire tous les hommes,
et comme Verbe incarné, sauveur du genre
humain.
12 THÉODICÉE DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
Dans les deux points de vue, la devise de
Thomassin est celle-ci : « Le Christ vient en
« tout temps {Christus venit semper). » Comme
raison, il éclaire tout homme venant en ce
monde; comme Sauveur ou comme Verbe in-
carné, il vient aussi pour tous, et agit depuis
l'origine, suivant le texte de la sainte Ecriture,
qui parle « de l'Agneau immolé depuis le com-
c( mencement du monde. »
De là ce puissant éclectisme de Thomassin,
qui, dans la lumière de la vérité catholique, et
appuyé sur la base immobile du dogme, rap-
porte au christianisme, comme son bien propre,
tous les débris et toutes les traces de vérité
qu'en tout temps, en tout lieu, le Verbe uni-
versel a semé dans l'esprit des hommes qui ont
cultivé et suivi leur raison. Thomassin prend
tout, en bonne part, lorsque cela n'est pas
entièrement impossible; il rejette peu, admet
beaucoup ; son génie vaste est largement hospi-
talier; il trouve toujours chez lui quelque place
pour chacun; il ne repousse que les méchants
et les impies, mais tout ce qui a été sérieux,
sincère dans la recherche du vrai, est accueilli.
Après saint Augustin, Platon par-dessus tous les
autres, et tout ce qui tient à Platon lui est
PETAU ET THOVASSIX !3
cher ^ Tout le cortège des néo-platoniciens est
bien reça, et sa bonté ne se tient pas assez en
garde contre Plotin, qni d'ailleurs n'est qn'à
demi sophiste. Il pratique jusqu'à l'excès le
mot de saint Paul : « La charité croit tout. »
Du reste, cette abondante et perpétuelle hospi-
talité ne le gêne pas. Il demenre libre au milieu
de cette foule ; il sait vivre à la fois avec tous et
avec lui-même. Il converse toujours, mais sans
cesser de méditer ; et, en entrant dans la pensée
d'autrui, il ne sort jamais de la sienne. Par
rà-propos de ses questions, et la comparaison
qu^il établit sans cesse entre l'esprit de tous et
l'esprit de chacun, il donne à quelques-uns,
souvent même aux meilleurs, plus d'esprit
^ Nous savons bien qu'il y a deux manières de juger
Platon : on peut le prendre en bonne part, oxx peut le
prendre en mauvaise part. Nous croyons la première ma-
nière plus vraie, et nous partageons, sur ce sujet, l'avis du
bon religieux de Tordre de Saint-François, qui fit im-
primer à Bologne, en 1627, le livre dont voici le titre :
« Ghristianœ Theologicœ cum Platonica comparatio, auc-
tore Livio Galante, sacri Seraphici ordinis Theologo. « Sur
le frontispice du livre, Fauteur a fait graver une rose. Cette
rose, c'est Platon. Sur la rose, à droite, se trouve une
abeille; à gauche, une araignée. Au-dessus de l'abeille on
lit ces mots : hinc mel, et au-dessus de Taraignée, hinc
venenum. Or Thomassin est une abeille.
14 THËODIGÉE Dff DIX-«EPnÈM« SlgCLE
qu'ils n'en ont. Il sait très bien que tout le
fifionde a plus d'esprit que qui que ce soit : c'est
pour cela qu'il rapproche, tant qu'il peut, tout
je monde.
La pénétration mutuelle de la libre pensée et
de la traditio», de la Théologie et de la Philo-
sophie, n'a jamais été poussée plus loin. Nul
s'a jamais trayaillé davantage au rapproche*-'
ment de toutes les vérités, à l'illumination
•réciproque de chaque ordre de choses par tous
les autrw« Reprendre l'rasemble de l'esprit
humain, en parcourir, en comparer la sphère
totale; retrouver, ei> se plaçant au centne de
cette spbère, son unité perdue et ses harmonies
oubliées; faire descendre du point central la
lumière universelle du Verbe, ou la vérité
catholique, dans tous les cercles et sur tous les
points de Ja sphère ; créer l'encyclopédie véri-
table, et l'appliquer à l'éducation des esprits :
c'était son but.
Outre son grand ouvrage théologique, qui
n'est qu'une admirable comparaison de la Théo-
logie et de la Philosophie, il a laissé comme
monuments de ses efforts ces quatre beaux
ouvrages encore moins connus que les Dogmes
Théologiques : les Mkhodes d'ékidier et à'emei--
PBTiU ET THOMASSIN 15
gner fAréliennemetU la Philosophie, — la gram^
maire, — les historiens, *- les poètes.
Eafin Thomassia développe aussi sa pensée
sur « la maniée de rapporter à Dieu la phy-
« sigue même et l'histoire de la nature, qui est
a une des plus belles parties de la Philosophie,
« si importante, si utile, si édifiante. » Assuré--
ment il est grand temps de suivre ees indications
du génie, que nous donne tout le dix- septième
siècle, si fon veut régénérer en Europe la
science, les lettres, la Philosophie, rétablir
réducatîon et renseignement, relever la raison
publique, et la religion par la raison.
Mais rentrons dans notre sujet, qui est la
Théodicée de Thomassin .
IH
Cet ouvrage, qui forme la première partie des
Dogmes Hiéologiques, se divise en dix livres,
dont chacun peut avoir environ l'étendue du
Traité de Texistence de Dieu de Fénelon, et
dont voici les titres.
I. De Texistenoe de Dieu. II. De Tunîté de
Dieu et de sa bonté. III. De Dieu considéré
16 THÉODIGÉE DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
comme Être absolu, comme Vérité, Beauté,
Amour et Vie (oîi il est traité des Idées). IV,
De la simplicité de Dieu. V. De l'immensité,
de l'immutabilité, de l'éternité de Dieu. VI.
De la vision de Dieu (comment les âtnes
voient Dieu). VII. De la science et de la vo-
lonté de Dieu. — Les trois derniers livres sont
purement théologiques et traitent de la prédes-
tination.
Cette Théodicée, qui est l'œuvre des Pères
de l'Église résumée par un homme de génie,
est probablement ce qui a été écrit de plus com-
plet, de plus savant, de plus philosophique
sur Dieu dans aucun siècle ^
Nous avons à analyser ici surtout le premier
livre, qui traite de l'existence de Dieu. Ce livre
renferme toutes les profondeurs et tous les
côtés de la question, qui s'y trouve amplement
discutée entre les Philosophes et les Pères.
Tous, selon Thomassin qui les cite, recon-
naissent d'abord dans l'âme l'idée innée, ou du
moins l'idée naturelle de Dieu, sorte de science
anticipée ou plutôt de conscience de Dieu, que
* Déjà une première justice vient d'être rendue à ce
génie presque ignoré, par le beau travail de M. Lescœur,
sur la Théodicée de Thomassin.
PETAU ET THOMASSIN 17
Dieu grave dans les âmes naissantes, ou, si
l'on veut, que Dieu toujours présent ne cesse de
leur offrir en se montrant *.
Tons voient ce germe inné de connaissance
de Dieu, dans le désir inné du souverain
bien^
Ils voient encore cette connaissance implicite
de Dieu dans cette lumière qui discerne le
juste et l'injuste, loi naturelle inscrite dans
tous les cœurs ^.
Us le voient dans la raison même, qui ne
peut exister sans un rapport actuel de l'âme à
Dieu; qui d'abord représente Dieu par ses
formes nécessaires, les premiers principes, les
axiomes, les idées d'infini, de perfection ; et
qui en outre voit Dieu lui-même implicite-
ment, en voyant ce qu'elle voit, et toutes les
fois qu'elle juge. Il y a la nature même de l'âme
raisonnable qui porte, dans son essence, l'idée
* Notitia Dei innata, vel agnata,,. Anticipatam quamdam
Dei scientian, vel conscientiam inesse omnium hominum
mentibus, vel Dei ipsius et natune manu nascentibus
inscriptam... vel jugi objecti pra»sentia semper occur-
santem, plerisque saecularis Philosophifc proceribus per-
suasum fuit. Dogm, theol., de Deo, lib. I, cap. i, § l.
* Ex innato appetitu summi Boni. Cap. v.
^ Cap. VI ot VII.
18 THÈODIGÉE M DIX-SEPTIÈME BlUU
de Dieu (divinam licem animm inesêentiatcm ^),
et il y a le rapport actuel et vivant de Tâme à
Dieu qui lui montre immédiatement Dieu
(imtnedialii cum Deo menlii congrembui ').
Puis, dans la connaissance que notre àme a
d'elle-même, connaissance qui en implique
d'autres que ne donne pas le monde visible, et
qui d'ailleurs est plus claire pour nous', Tho-
massin montre an point d'appui plus ferme et
plus certain pour s'élever à Dieu, que ne peut
l'être la vue du monde entier ^.
Cependant cette connaissance rationnelle de
Di«u, que nous trouvons naturellement en nous,
nous apprend plutôt qu€ Dieu est, qu'elle ne
nous montre ce qu'il est* : C'est-à-dire qu'elle
^ plus indirecte que directe.
Du reste l'existence de Dieu se prouve
aussi par toute la création. On la démontre
par cette marche ascendante de l'esprit, qui
* Gap. vm, § 1.
2 Ibid., cap. "VIII,
8 Multa clarius a nobîs de Deo et anima nostra scirî quam
de rébus corporeis. (Titre du ch. xvi.)
* Anima ex seipsa quam ex orbe toto, Deum clarius et
certius intell igit. (Titre du ch. xvii.)
■ Ita per se nobis notum est Deum esse, sed magis quod
sit, quam quid sit. (Titre du ch. xvni.)
VlTkU ET THOMiSSIN 19
passe des choses visibles aux invisibles ^.
Les idées nécessaires, géométriques, prises
en elles-mêmes, la démontre aussi '• .
Et les Pères et les Philosophes s'accordent
à reconnaître ces trois voies pour démontrer
Texistence de Dieu : T la gradation des êtres
(preuve eosiiQologique); 2'' Tintelligence et le
désir inné du beau et du bon (preuve psyebolo*
giqu^;) 3"" }es idées nécessaires prises en elles*
mêmes {preuve métaphysique)^.
Nous rda*ouvons donc encore ici, dans Tho-
massija et ious ceux qu'il consulte, les deux
peeiiLves àpoiteriori par la vue de notre âme et
celle 4e la nature, et la preuve à priori par les
idées ^^es en Hy^^mèmes,
Thomassin coosidèi^ comme bonne la preuve
métaphysique à priori; mais il ne la sépare uul^
lement de la preuve à poUeriori^ et voici le fond
de sa pensée :
C'est qu'en réalité le point de départ de
toute iconiutissance de Dieu, de toute preuve
efficace et réelle de son existence, est ce fait
que l'on désigne vulgairement sous le nom
^ Existentia Dei demonstratur ex mentis progressa per
sensibîlia supra sensibilia. (Titre du ch. xxn.)
• Cap. xxiii H XIV. — ' Cap. xxv.
20 THÉODIGÉE DT DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
d'idée innée de Dieu, mais qu'il est nécessaire
d'approfondir et de décrire plus philosophi-
quement.
IV
Or, voici la théorie profondément originale,
et selon nous fondamentale, de ce qu'on a
nommé Fidée innée de Dieu. Elle est donnée
par Thomassin dans le titre du dix-neuvième
chapitre, et développée dans le chapitre entier :
« Plus haut, plus centralement que l'intellî-
« gence, il y a un sens mystérieux qui touche
Dieu, plutôt qu'il ne le voit et ne le conçoit. »
(Supra vim intelligendi est semus quidem arcanus
quo Deus tangitur^ magin quam cernitur aut
intelligitur).
Thomassin pose et décrit dans ce chapitre le
plus profond des faits psychologiques, qui
éclaire toute la psychologie, qui donne à la Théo-
dicée sa vraie base, et fait connaître le vrai
ressort de l'intelligence et de la volonté. C'est
ce qu'Aristote, sans le décrire, nommait l'attrait
du désirable et de l'intelligible.
Nous ne craignons pas de dire que ce point,
qui est l'introduction, en Philosophie, du
PËTâU et TUOMASSIN 21
mysticisme vrai et nécessaire, est le point prin-
cipal que poursuit la Philosophie depuis l'ori-
gine sans lequel elle ne peut pas êlre achevée,
sans lequel elle manque de racine, par lequel
elle sera complétée, transformée et organisée.
Cette vérité est peut-être celle qu'aperçoit le
chef actuel de la Philosophie allemande, M. de
Schelling^ lorsqu'il dit que Dieu ne sera plus
seulement pour la Philosophie un être rationel,
mais encore un être expârimenlal^ et il voit dans
cette donnée nouvelle une transformation de la
Philosophie. « C'est en ce sens, dit-il, que la
« Philosophie est à la veille de subir encore une
«grande révolution, mais qui pour le fond des
i( choses sera la dernière ^. »
Nous croyons ces paroles fondées, et nous
disons que Thomassin touche et décrit, mieux
que personne, le fait auquel elles correspondent.
Du reste les Chrétiens seuls accompliront cette
prophétie.
Thomassin donc pose et affirme l'existence
d'un seus divin dans l'âme, sens du contact
^ Lorsque j écrivais cette page, M. de Schelliug vivait
encore.
2 Système de ndéalwne tramcendantal, appeudice sur la
philosophie de M. Cousin, p. 3î)3.
22 THÉOÛIGÉE DÛ mX-S£PTl£H£ SIECLE
diviD, distinct des idées nécessaires q&i sont
aussi dans Tàme, et gui sont une sorte de vi*^
sion de Dieu. Selon Thomassin Tâme sent les
corps, elle se sent elle-^même, elle sent Dieti.
Voilà la sensibilité totale, qui se distin^e aiûsi
en sens externe, sans interne, sent ditin.
Mais le sens divin ^ qu'on le remarque, ne
peut donner jpar ce contact de Dieu y qu'une
connaissance et un amour implicites de Dieu,
double élément qu'ont à développer, à diriger
en nous, la raison et la liberté.
Dès lors on connaît Dieu comms on connaît
te monde. La sensation donne à la connaissance
du monde une base expérimentale mais obs-
cure et confuse 5 la raison y ajoute ses clartés :
de même le sens divin donne une base expé-
rimentale à la connaissance de Dieu , • mais
obscure et confuse, et la raison y ajoute ses
clartés. Pendant que nous avons, en effet, ce
sens obscur de la substance de Dieu, nous
avons, d'un autre côté, Tîdée claire des vérités
évidentes, nécessaires, absolues, immuables,
qui viennent aussi de Dieu, qui sont une sorte
de vue de Dieu. Ajoutons ces clartés au sens
obscur; que l'élément moral et affectif impliqué
dans ce sens soit le ressort et donne Télan ;
^ITAD ET TflOMASàl» 23
que la raison procède selon sa loi, selon ce
simple et natarel procédé qui ne cherche à
travers toutes choses que l'universel, l'absolu
et rafBrmation infinie, c'est-à-dire Diett t
alors la véritable démonstration de Tei^istence
de Dieu, rationnelle et expérimentale, idéale
et réelle, à priori et à posteriori^ certaine comme
l'expérience, rigoureuse comme la géométrie,
belle comme la poésie, simple comme Tintui-
tibn, vivante comme la prière, est opérée dans
l'âme.
V
Mais poursuivons, d'après Thomassln, cette
analyse de l'idée innée de Dieu, ou plutôt
l'analyse de ce fait qu'on a nommé l'idée
innée de Dieu, et que Thomassin nomme tantôt
le pressentiment naturel dé Dieu (naturalis de
Deo anticipation tantôt la connaissance anti-
cipée de Dieu {anticipata Dei nblitid)^ ou con-
naissance innée de Dieu (inn'ata Dei noiitia\
ou connaissance iiàturelle de Dieu gravée dans
les esprits {n^titia Dei naturaliter mentibus
24 TBÉODIGÉE DL DlXSfiPTlÈME SIÉCL
•
informala^). Thomassin analyse cette donnée
divine naturelle, plus profondément, plus com-
plètement qu'aucun philosophe ne l'a jamais
tait. Malebranche et beaucoup d'autres y voient
simplement une vue de Dieu, et se trompent
dans la description et l'appréciation de cette
sorte de vision; les mystiques n'y voient qu'un
sens secret par lequel Dieu nous inspire et
nous touche; Descartes y « voit comme la
c< marque de l'ouvrier empreinte sur son ou-
« vrage. » Thomassin réunit ces trois points
de vue. Selon lui, la donnée divine naturelle,
c'est à la fois notre âme même, image de Dieu
image de tout; c'est notre âme même voyant
Dieu dans les idées nécessaires, éternelles:
c'est notre âme même touchant Dieu par ce
sens mystérieux qui est comme sa racine. II
faut citer cette analyse.
La donnée divine intérieure consiste « dans
« ces idées que notre essence implique; dans
« la nature même de notre âme, qui, en un
« sens et dans sa mesure, est toutes choses,
« et qui , dès lors, en se développant elle-
(( même, et déployant pour ainsi dire les fibres
' Cap. XX ft XXI.
PETAU ET THOMASSIN 25
a qui la constituent, aperçoit tous les intel-
« ligibles ^. « — Elle consiste « dans le com-
« merce et la parenté de Tâme avec 'rintelli-
ugible, dont la splendeur toujours présente
« brille sur elle. L'àme n*eût-elle point d'idée
« accidentellement imprimée en elle, ou subs-
ce tantiellement impliquée, inesienliée en elle,
« néanmoins parce qu'elle est un œil intellec-
« tuel, il lui suffît de l'ouvrir et de regarder,
a pour voir les intelligibles toujours présents ,
« toujours resplendisants ^. » — Elle consiste
enfin « dans ce contact secret, incorporel, oii
(( l'âme, par son centre et son unité, touche
« Dieu, et le sent plutôt qu'elle ne le voit ®. »
^ Ex ideis coessentiatis, id est ex ipsa animaB Bubstantià,
quie essentialiter suo quodam modo omnia est, atque ita
seipsam explicando, iibrasque, quibus complexa est, excu*
tiendo, intelligibilia omnia intelligit. L. I, cap. xx, § 1 .
^ Ex cognatioac sua et connexione cum iatelligibilibus,
et ex intelligibilium ei semper observantium prîusentia et
adsplendescentia. Etsi cnim nullas ideas vel accidentaliter
impressas, vel substantiaiiter impiexas et inesseatiatas
meus adepta sit, quia tamcn oculus est intellectualis,
apcrirc tantum se et attcndere ad intelligibilia semper
prœsentia et affulgentia opus liabet, ut illa iutueatur. Lib. I,
cap. XX, § 1.
3 Ex contactu arcano quo unum et apex mentis Deum
iucorporeo quodam tactu contrcctat, senti tque magis quara
iatelligit. Ibid.
II 2
26 THÉODIGÉE DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
Au même liea Thomassin admet atissi le mot
de Descartes, a la marque de Touvrier em-
« preinte sur son ouvrage, » et il ajoute que
tous ces éléments de la donnée divine naturelle,
il les accepte provisoirement sous cette forme,
jusqu'au moment oh il précisera davantage, en
temps et lieu, toute cette question, 11 la pré-
cise au troisième livre de la Théodicée où il
traite de Dieu considéré comme vérité, comme
substance des idées éternelles^ et comme amour^
C'est là qu'il développe en effet ce qui n'est
qu'indiqué au premier livre, lorsqu'il traite du
sens divin, et qu*il s'exprime ainsi : « A Dieu,
« considéré comme vérité et comme Amour,
« répondent dans l'homme Tintelligence et la
(* volonté. Mais à Tunité môme de Dieu, ce
a principe qui se conçoit en quelque sorte comme
« antérieur à la Vérité et à l'Amour, doit ré-
« pondre dans l'homme l'unité même de Tâme,
« son centre le plus profond K » C'est-à-dire^
en somme, qu*à Dieu considéré cortime Force,
^ Veritatî et charîtati Deo respondeiït iûtellectus 6t vo-
luntas hominis. At unitati quse a nobis inteliigitur quo-
dammodo priôr quam verîtas charitasque, respondebit in
homine tinitas mentis, et ejus quasi sumfnus vertex. Lib. I,
ôap. XIX; § V.
P£TÀU ET TH0MA8SIN 27
comme Vérité, comme Âmotir, répond dans
r4me une triple donnée qu'il nomme le tact
divin, la vue de Tlntelligible, Tamour du beau.
Tout le troisième livre de la Théodicée est con-
sacré à développer ces deux derniers éléments
de la donnée divine* C'est là que, considérant
Dieu comude l'Être mâme, comme la Vérité
même et TAmour mâme, il le moiiiire d'abord,
en lant que source des idées, manifeste dans
rintelligenee • Là. Thamassia parle de Dieu
vîsiUe et présent daoa la raison, d'une ma-
nière tout aussi explicite que ttalebrancbe
iui^méme^ « U y a, dit*-il, naturellement dans
M tms 1^ hofQtxfôs qudque vue de h vérité.
« Nous soyons les premiens prindpes et toutes
^ les règles immual^les de la raison dans la
H lumièm de réternelie vérité. "-^ La irérité est
« la mattrea» unique de ious les esprits qui
« la voient : ceux que nous appelons nos
«maîtres ne sont que des moniteurs ^ Dans
« la saison de chaque bommei elle préside;
« tous la consultent pour savoir ce qui est,
« pour dissiper les doutes, pour corriger la
«volonté, et pour régler la vie. » On croit
* Lib. m, cap. y.
28 THÉODIGÉE DU DIXSEPT1ÈM£ SIÈCLE
entendre Fénelon écrivant presque les mêmes
paroles vingt ans plus tard. Thomassin pour-
suit : « Les idées brillent dans la vérité sou-
ci veraîne, qui est le Verbe de Dieu... C'est
(t dans l'entendement divin, en Dieu même,
« que sont les idées. C'est là qu'il faut les
« placer, et c'est là que les ont placées Platon
« et les Platoniciens : les saints Pères s'accor-
« dent à l'avouer... Les idées sont en Dieu,
« elles sont le Verbe même, disent les saints
« Pères : toute sagesse, toute Théologie et
« toute Philosophie dépendent de leur con-
« templation... Nous voyons les idées par la
« présence immédiate et permanente de la vérité
« dans l'esprit'. » On entend manifestement
dans ces paroles Malebranche et Fénelon. Tho-
massin développe ces choses dans la plus grande
partie de ce livre avec une puissance d'analyse,
une plénitude et une richesse que Malebranche
^ De Ideis in summa veritate Yerbo divino radiantibus...
Ideas in mente divina coUocandas, nec alibi vel a Platone
vel a Platonicis collocatas esse, consentiunt sancti Patres...
Ideas in Deo esse, in Verbo esse, ipsum Verbum esse, ex
sanctis Patribus : sacram omnem aeque ut humanam
sapientiam, Philosophiain, Theologiam, ex Idearum con-
templatione pendere... Id fieri immediata et jugi praesentia
veritatis et mentis. Lib. III. (Titres de plusieurs chapitres!
P£TAU ET THOMASSIX 29
a*avait qu*à traduire. Mais Malebranche n'a pas
traduit : il a écrit de sou propre fond les
mêmes choses; ce sont, pour la même vérité,
deux témoins.
Après avoir considéré Dieu comme vérité,
Thomassin le considère comme Amour, et
montre en nous la donnée divine sous la forme
d'amour : « L'origine de tout amour en nous,
« c'est notre connaissance innée, notre désir
« inné de la beauté souveraine ^ Dieu est
a amour, et nous possédons Dieu précisément
c( aussi intime, aussi présent, aussi connu, que
<i nous avons d'amour pour lui et pour nos
« frères. L'amour en nous, toute vraie vertu en
« nous, est la forme divine qui s'imprime en
« notre âme, et s'y imprime perpétuellement.
a Dieu est la loi éternelle de l'amour, par
a laquelle il vit lui-même, et par laquelle il
« fait vivre toutes les natures intelligentes *. »
Telle est l'analyse vraie, complète, vraiment
* Amoris, etiam ejus qui in creatas res effunditur, origo
est, in si ta animabus summi pulchri cognitio, appetitio,
cognatio. Lib. III, cap. xxii. (Titre du § 5.)
2 Deus dilectio est, et tam intimum, praîsentem notumque
illum habemus, quam amorem quo in eum, imo et quo in
proximum fervemus. Charités quippe et virtus quielibet
TI 2.
30 THÉODIGÈE DU D1X-SEPT!ÈM1! SIÈCLE
philosophique du fait psychologique complexe
qu'on a vaguement appelé l'idée innée de Dieu,
Dieu est, Tâme est : fâme sent tout ce qui est;
elle sent TEtre de Dieu par le fond mystérieux
de son être ; douée d'intelligence , c'est-à-dire
de vision intellectuelle, elle connaît plusieurs
choses comme absolument vraies, comme éter*
nellement vraies, ce qui est une certaine vue de
Dieu ; douée de volonté, elle veut aimer, elle
cherche la beauté, elle cherche quelque chose
de la loi morale de l'amour : ce qui est un
certain désir de Dieu, qui est la souveraine
beauté.
VI
Et remarquons ici que cette donnée divine
implicite, dans laquelle nous avons distingué
trois éléments, le tact, la vue, et le désîp de
Dieu, considéré comme être, comme vérité,
comme amour, est essentiellement une, comme
rame, comme Dieu lui-mê£i>e« Dieu peut être
nostra vera, illa summa, exemplaris, et divina forma est
nobis insculpta et impressa, ut annulus ceraî; nec semel
impressa, sed jugiter et semper imprimenda. Lib. III,
cap. xxxiu. (Titre du § 2.)
PfiTAU ET TflOMASSlN 31
connu et par la surface claire de la pensée, où
sont les principes évidents et les axiomes, et
par la profondeur cachée du sentiment, quand
toutefois ces deux extrêmes Tiennent à s'unir
par un mouvement de la vie qui eu montre
l'identité et les ramène à l'unité *: mouvement
qui est à la fois, et instinctif, et rationnel, et
volontaire. Là est le fondement de ce que Ton
commence à comprendre^ que la démonstration
de l'existence de Dieu, partant des idées uéces-
Baîres prises en elles-mêmes, si elle est isolée,
périclite ; mais qu'elle doit s'appuyer sur celle
qui monte à Dieu par ses effets dans l'âme ;
qu'enfin l'affirmation décisive implique un élé-
ment volontaire et un acte de liberté. 11 en
serait de la connaissance naturelle de Dieu,
comme de la connaissance surnaturelle, dont
lésus-Christ parle dans l'Evangile, lorsqu'il
dît : « nul ne peut venir à moi , si mon Père
« ne l'attire. » Ce qui signifie que îe Fils,
Verbe éternel, monde des idées, visible dans la
chaire, appelle Thomme du dehors, et que le
Père, principe de TEtre profondément caché
dans le secret de l'âme, l'attire intérieurement :
sous cet attrait et cette lumière, la volonté qui
veut Tamour, mais qui est libre entre l'amour
32 THËODlGÉfi DU 0IX-S£PT1ÈM£ S1£0L£
universel et l'autre amour, Tamour de soi, se
décide, et choisit Dieu ou une idole.
Ajoutons deux autres remarques de Tho*
massin lui-même : « Je ne puis pas, dit-il, ne
« pas signaler ici deux points d'une très grande
« importance.
« D'abord ce n'est pas surtout le germe de la
« connaissance innée, c'est celui de l'amour
(< inné du beau, que poursuivent les vrais phi-
« losophes comme moyen de monter plus haut.
« La raison en est peut-être que si nos amours
a reposent toujours sur quelque vague connais-
« sance de l'objet, cependant tous les hommes
(( sont plus certains de leur amour que de leur
« connaissance, et sentent bien qu'ils aiment la
a beauté, le bonheur, sans savoir ce que sont
M ces choses en elles-mêmes. Les connais-
c( sauces naturelles à Tâme y sont oisives en
« quelque sorte, et n'y sont pas senties, et ne se
« trouvent que par la réflexion. Mais nos
« amours se déploient d'eux-mêmes, souvent
« avec tumulte, et il n'est pas d'esprit si gros-
« sier, si inculte, qui ne les aperçoive.
« En outre, ces philosophes ont sans doute
c( trouvé plus utile de commencer par employer
« nos sentiments et nos amours, et d'élever peu
PETAU ET THOMASSIN 33
« à peu notre cœur à réternel et au divin, que
« de tenter le même passage à partir des idées
« nécessaires naturellement données à tous. Et
« cela parce que Tamour, en effet, guide mieux
« et persuade mieux les hommes que des argu-
ai ments épineux. En outre, il vaut bien mieux
« parvenir au but par l'amour que par la spécu-
f( lation, puisque le tact du cœur et ses ardents
« embrassements nous font sentir et goûter
« Dieu beaucoup mieux que Tintelligence. D*au-
(i tant plus que cet amour même purifie l'œil
« de Tâme, et lui donne la puissance de la
« divine contemplation ^ »
* Non possum noa hic obiter monere duo quiudam, qunp
magni mihi quidcm videntur omnino ponderis. Primum
est non tam semina cognitionum innatarum de pulchris,
quam initia qusedam affectuum omnibus ingenita, captari
ab his Philosophis, ut hinc ad superiora progrediendi
occasio arripiatur. In causam esse potuit, quod etsi affectus
isti non possint non superstrui notitiœ cuidam rudi :
quandoquidem ignoti nuiia cupido; certiores pêne sunt
tamen omnes homines, amari a se natura instinctu pul-
chritudinem, beatitatem, et alia id genus, quam eorum
inesse sibi notitiam a natura inscriptam. Eccur autem ita
affecti et comparati sint bomines, ea forsan ratio promi
poterit : quod notitise in mente naturaliter inscripto}, sponte
sua otiosse quodammodo sint, nec sentiatur, nisi in seipsam
reflectatur mens. At afïectus exerciti et tumultuosi fere
Bunt, ideoque neminem quantumvis rudem latere possunt.
Alteriim est, ilUid etiam fortasse his Philosophis condn-
34 THÊODIGÉE DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
VII
Nous Tenons de voir, selon Thomassin, ce
gui constitue la vraie substance et le fond de la
démonstration de l'existence de Dieu. Voyons
maintenant le procédé qui met en lumière cette
substance et toutes ces données implicites.
Je traduis : « QuoiquMl nous soit donné de
« concevoir Dieu par nos idées naturelles et
« innées de justice, de vérité, de sagesse, de
« bonté, de béatitude souveraine, éternelle,
« immuable, ces idées cependant ne sont que
« des symboles, des attributs transportés de
« notre âme à Dieu. Notre âme voit en elle
« toutes ces choses, mais finies, imparfaites,
« c*est pourquoi lorsqu*elle les transporte en
cibilius Tisum esse ab aiéctibus et axaofibus iasistis
inkium ducere, et ad divina sursum SBteraaque gradatim
protradere amorem^ quam per ingenita tantum yen aernina
idem teatare. Idque multîs de causis. Affectibus enim
magis ducuntur et persuadentur homines, quam spinosis
argumentationibus. Deinde iuterest amore magis quam
speculatioae iter ad dlTina teatari» quod amatorio magis
contactu complexaque sentiatur et degustetur Deus, quam
intellectu. Âdde quod affréta et amore diTinorum magis
magisque purgetur mentis acies, et ad divina contem-
planda convalescat. L. T, c. xxv, Ji 6 et 7.
PETÂIJ ET THOMASSiN 35
« Dieu 9 elle leur ôte leurs défauto, et les revêt
« d'immutabiHté, d'infinité. Nou» nous servons
« de ces symboles pour déerire Dieu ; et nous
(i y sommes poussés par cette eonscienee pro^
(( fonde, dans laquelle la nature nous fait sentir
« qu'il y a un^Dieu, c'est-à-dire un être souve-
«rain, incompréhensible, ineffable, au-delà
(( duquel on ne conçoit rien, que n'égale rien
c( de ce que l'on conçoit; à qui par conséquent
<c il faut attribuer toutes les perfections conce--
« vables, perfections qu'à cause de son ineffable
(( es:cellence, il faut aussitôt retirer comme in*
« dignes et insuffisantes ^ »
Ici Thomassin avait à se défendre de Plotin
^ Tametsî Déiim intelligamus per informatas naturaliter
idea» justitiae, veritatU, âapientiae, bonitatis, beatitatis
summae^ seternœ, immutabilis ; hsc tamen non nisi sym-
bola qusedani dant, a natura iatellectuali ad Deunl trans-
lata. Anima enim hsec omnia in se yidet, sed finita et mimiê
perfecta; ideo cum illa ad Deum transfert, bis macuUs exuit;
et immutabiiitate, infinitaU vesiit. Symbola igitur ista sunt
quîbus describitur Deus, propter raconditiorem aliquam
conécientiam quft naturaliter sentimus esse Deum, id est
summum quid incogitabile, inenarrabile, quo nihil majuë
cogitari possit, et quo nihil digniim cogitari possit; oui
proptered omûes quidem quœ in mentem venire possit per-
fectiones assîgnatidaî sint, sed cui eœdem omnes ut impares
et indecores, propter inenarrabilem ejus exsuperantiam
statim abdicandœ sint. Lib. I, cap. xviir, § H;
36 TUÉ0D1GÈ£ DU DIXSKPTIÈMK SIÈCLE
et du faux mysticisme alexandrin, et même de
quelques anciens Pères dont plusieurs expres-
sions renferment des traces d'alexandrinisme.
Thomassin, selon son usage, pousse à Texcès la
tolérance; il laisse dire ces auteurs ;. puis il
retourne leurs expressions et leur donne un
sens raisonnable. Il ne craint pas de citer ces
mystiques qui, appliquant à contre-sens ce pro-
cédé de la raison qui s'élève à l'infini en niant
les limites du fini, subtilisent et nient tout, et
pour former l'idée de Dieu, n'eflacent pas seu-
lement les limites, l'imperfection, la contin-
gence, mais se tournent à nier de Dieu même
les qualités positives, même la Beauté, même
la Bonté, même l'Être, même l'Unité. Tho-
massin laisse parler Pachymère, qui s'écrie * :
« Eh bien, s'il faut oser, Dieu n'est ni Beau, ni
« Bon. » Puis vient Victorinus Afer, qui déclare
que Dieu n'est pas même l'unité, et qu'il peut
< être dit sans existence, sans substance, sans
intelligence, sans vie^. Toutefois Victorinus,
comme chrétien, c'est-à-dire préservé de l'ab-
surde par la foi, ne peut s'arrêter là, et ajoute
* Qnin et, si audendum sit, neque pulchrum neque bonuni
est. Lib. II, cap. vi, § 4.
2 'Avu;:apxTOç, ivou-jioç, vou;, àÇoiv. Ibid.
P£TÂU ET TUOUASSLS 37
immédiatement : « On lui donne ces noms
«privatifs, non comme termes de privation,
« mais comme termes de transcendance. Car
« tout ce que nomme un mot humain est au-
« dessous de lui ^. »
Thomassin reprend et ajoute : « C'est ainsi
« que Victorinus 9> efforce de pwrifier la théologie
« platonicienne (néo«plalonicienne), et de Tac-
«Gommoder au Christianisme. 11 nie tons les
« noms concrets qu'on peut donner à Dieu
ft comme impliquant tous quelque limite ou
« quelque imperfection, même les mots d*exis-
H (ence, de substance, de vie et d'unité, parce
<< que Dieu est plus haut encore que les notions
« données par ces mots; mais, pour lui, toutes
« ces négations ne signifient qu'une chose, la
« transcendance, Vexcellence ineffable de IKea
« et de ses qualités ^. Ces n^;ations ne sont donc
« en quelque sorte que les affirmations mêmes,
«« élevées au superlatif.
« Du reste ces mots eux-mêmes, dont on
' Luc. cil.
* Sic ille Platoaicam iheologiain cau^tifore euïiiiur, f«t
christianse Teritati accommodare... Ita saoe, at hsfi 00^'
tiones$ traducanlor tandem ad meHàbilem quanidani e%r*'U
UMitiam et superlationem. Lili. H, eap. vi. | 5,
38 THËODIGÈE DU DIX-SEFTIÈME SIÈCLE
« repousse rimperfection, le signifient, le
u louent, Tadmirent dans ses vestiges et ses
^< effets, comme cause et créateur de Têtre, de
't l'esprit, de l'unité, et de toutes choses *. »
Néanmoins, il faut l'avouer, Thomassin pèche
quelquefois par excès de tolérance pour les
Alexandrins et les auteurs chrétiens qui en ont
emprunté quelque chose : ou du moins, il est,
en ce qui touche la comparaison ou le rapport
du fini à l'infini, bien moins précis et explicite
que ne le furent Bossuet et Fénelon, qui devin-
rent exacts, Tun et l'autre, par la grande
controverse, dont Thomassin, mort avant eux,
n'a pu connaître le résultat *.
Pour que la Philosophie arrivât à la préci-
sion sur ce point principal de la métaphysique,
il fallait plusieurs conditions. Il ne fallait pas
seulement la merveilleuse controverse de Bos-
suet et de Fénelon, qui est la plus admirable
dispute dont l'histoire fasse mention; il ne
^ His taînen nominibus et vocibus utcumque illum signi-
ficari, et laudari, et admiratioai esse, a suis vestigiis et
effectis, quod entis et mentis, et unius, et omnium deniqu«i
causa opifexque sit, Loc. sit. '
* Thomassin est mort en 1695, et la condamnation du
livre des Maximes des Saints n'a lieu qu'en 1699. t)'ailleurt,
les Doges mthéologiques ont paru en 1680-84-89. i
PETAU ET THOMÀSSIN 39
fallait pas seulement la décision de rËgpIise
catholique juge du débat ; il fallait encore que
Leibniz eût appliqué ces idées à la géométrie;
il fallait que la vérité sur ce point devint
géométrique ; il fallait en outre que l'on Gam-<-
prit le rapport de toutes ces choses, et que la
même vérité, touchant le rapport du fini à
l'infini, se retrouvât à la fois en métaphysique,
en théologie et en géométrie. C'est oe que l'on
ne comprend pas bien encore, et c'est ce que
nous cherchons à faire comprendre. Si nous y
parvenons, ce sera un progrès philosophique
décisif.
Nous en traiterons plus au long en parlant de
fiossuet et de Leibniz*
Vlll
Mais allant cela, il nous faut enoote oonsl*-
dérer Thomassin sous un autre point de vue*
A^t-il connu^ comme Platon, saint Augustin et
saint Thomas d'Aquin, les deux régions du
monde intelligible? Qu'en a-t-^il dit?
40 THEODIGÈE DU DiX-SUPTlÊME SIÈCLE
Thomassia a parfaitement connu cette dis-
tinction fondamentale et s'en est beaucoup
occupé. C'est peut-être de tous les philosophes,
après saint Thomas d'Âquin, celui qui en a le
mieux parlé. Il ne faut pas oublier que cette
distinction des deux régions du monde intelli-
gible correspond à ce que les théologiens et les
philosophes chrétiens nomment la lumière na-
turelle et la lumière surnaturelle, ou lumière de
ration, lumière de grâce.
Or, on le sait, au dix-septième siècle et
même depuis le seizième, le plus fort du débat
philosophique roulait sur la nature et sur la
grâce, la raison et la foi, la liberté et la motion
divine. C'était la question débattue entre les
catholiques et les protestants; les protestants
niant, par la bouche de Luther et de Calvin, la
raison et la liberté, c'est-à-dire Tun des deux
ordres de choses; les catholiques maintenant
l'un et l'autre. C'était encore la question posée
entre les jansénistes et les jésuites, entre
Fénelon et Bossuet, les jansénistes anéantissant
presque la raison et la liberté, et Fénelon,
-avec les quiétistes s'exprimant inexactement etj
dans le sens de la négation de Tacte humain,
côté naturel de la vie. Or Thomassin était au
PETAU ET THOUASSIN 11
centre de la dispute; membre de TOratoirc,
mais pur de passsions jansénistes, esprit d'ail*
leurs des plas larges et des plus conciliants,
il avait profondément creusé la grande ques-
tion des rapports de Dieu à l'âme, du naturel
an surnaturel, du fini à l'infini, et il avait dû
saisir celte distinction des deux régions in-
telligibles, qui est un cas particulier de la
qneslion générale. Psychologue profond, qui
semble avoir sondé tontes les sphères de Tàme,
même cet endroit si retiré dont les sens ne
se doutent pas, ainsi que s'exprime Bossuel,
il avait dû voir dans l'àmè cette région des
vérités nécessaires et immuables, dont la vue
n'est pourtant pas la vue même de Dieu. 11
décrit en effet ce degré de l'intelligible qu'il
distingue de l'autre en maint endroit de sa
Théodicée, et il tire de cctt& distinction les
conséquences et les applications les plus fé-
condes et les plus importantes à la plus haute
théologie, comme nous allons le montrer sans
trop de longueur.
« Où voyons-nous, dît-il, les règles immua-
c( blés de la logique, de la géométrie, des
« nombres, de la morale? Dans la sagesse éter-
« nelle assurément (in œlernœ ven laits «mw),
4Z THÉODiCÉE DU BIX-SEPTIÈME SIECLE
« et pourtant ce n'est pas hors de l'âme (extra
« animam non esse). Toud les docteurs oonvieB-
c( nent de ces deux choses qui semblent oppo-
a sées. Mais elles se concilient ainsi : c'est
« qa'en effet l'âme i^atsonnable est éclsûrée de
ii la simple vérité de Dieu, mais elle reçoit
« cette lumière tempérée selon sa propre forme
« et son propre degré (ita et circa intelligentiam
« et veritatem Dei simplieimmam versa tur anima
« raticmaUf; sed ejus lumina pro suô gradu et
A modo temperata redpit^). »
La question est encore mieux posée ailleurs ^ :
(( Comment ces vérités, ces lois, ces premiers
« principes de la dialectique, de l'arithmétique,
« de la musique, de l'éthique, et autres sciences
« peuvent-ils être éternels, immuables, s'ils
« ne sont de substance divine, puisque hors
« t)îeu il est bien clair qu'il n'y a rien d'im-
« mufltble ni d'éternel? Mais d'un autre côté
<< comment serait-ce Dieu môme, puisque nousr
« les voyons multiples et non simples?... 11 est
« bien vraisemblable que ces règples de vérité
« sont des rayons descendus en nous (con-
a descenstones quasdam)^ et tempérés pour nous
< Lib. I, cap. XXVI, § 7- — ^ T. II, p. 263.
PETAU ET THOMASSIN 43
a de réteroelle et immuable lumière du Verbe
« qui s'abaisse aux natures raisonnables, qui
« s'accommode à leur capacité, et laisse le rayon
«simple se réfranger en elles*. » Thomassin
comprend parfaitement que cette lumière, ainsi
tempérée et abaissée, « constitue notre rai-
son*. »
Plus loin il exprime d'une manière aussi
profonde que simple la distinction des deux
régions : « Cetie incorruptible sagesse, cette
« justice, cette sainteté, qui brille au-dessus de
« l'âme, c'est un certain rayon de Dieu, qui se
« montre et s'imprime en eux, non tel quil
^ Quomodo hae veritates et leges primorum priacipiorum,
dialecticae. arithmeticae, musicee, ethicœ, et cîPterarum dis-
ciplinarum possint esse immutabil^s , aeternse, nM et
divinaB substautias sint, cum extra Deum nihil aeteraum^
imrautabile esse posse et Scriptura doceat et perspicua
ratio demonstret ? Divinie autem substantiœ esse quomodo
id potest, qaod a divina simplicitate usque adeo alienum
est?... Certe a verisimili non abludet qui bas veritatis
régulas condescensiones quasdam dixerit esse, et veluti
temperamenta seternse et immutabilis veritatis, quse sursum
ia Verbo radiât, et ad omnes naturas inteilectuales et
rationales delabitur, eisque singulis pro earum modulo se
accommodât. Ita enim forsaa fiet ut ad bumanas mentes
cum delabitur, eisque se adaptât, de simplicitatis suae luce
aliquid remittat. Tract, de Trinitate, c. xxii, § 7.
2 Hoc sic inest rationî, ut hoc seipsum ipsa ratio sit.
Ul). IV, cap. xr, S ii.
H TlltODlCKfc Dl' DIX-SEPTIÈME SIÊCLK
est lui-même^ mais tel qu'elles sont, telles
<t qu'elles peuvent porter le divin ; il leur montre
« qu'il est, non ce qu'il est *.»
Rien de plus profond que ces paroles. La
lumière de la région inférieure du monde intel-
ligible, c'est Dieu, Dieu se montrant aux âmes
non tel qu'il est lui-même^ mais tel quelles sont.
L'autre lumière sera donc Dieu se montrant aux
âmes non telles qu'elles sont, mais tel qu'il est
lui-même. C'est bien toujours cette simple dis-
tinction des deux degrés de la lumière : la
lumière de Dieu vue en nous, la lumière de
Dieu vue en Dieu.
Thomassin voit parfaitement que le premier
degré du monde intelligible est cette contem-
plation naturelle dont saint Grégoire de . Nysse
dit : « Ce que tu peux voir et comprendre, c'est
« le degré où tu peux contempler Dieu en loi*!
Ci Ce sont des vérités inessentiées, consubslanciées,
* Illa ergo incorruptîbilis sapientia, et justîtia, et castitas,
quo^ mentibùs obversatur, radius est quidam Deitatii$,
ostendentis se, vel etiam imprimentis illis, non qnalis ip^$a
est, sed quales ipsœ sunt, et qualiter diviaa pati possunt,
ot demonstraas quia Deus est, non vero quid est. Lib. IV,
cîip. II, § 12.
• Quod a te capi et comprehendi potest, Dei contomj)la-
tionis in to modus ost. Lih. V, cap. ii. § 18.
. I»ETAU ET THOMASS!^ 45
«incarnées à ton âme' . » Ce sont des simu-
lacres, des ressemblances, des images de ce qui
est en Dieu (simulacra^ simililudineSy et quasi
imitamenta)^ dit saint Grégoire de Nysse; et
Thomassin insiste et appelle cette région de
l'intelligible, le simulacre de Dieu et sa brillante
imitation (Dei simulacrum et divinitatis fulgidis-
simum mitamentum). Nous retrouvons donc
encore bien ici a ces fantômes divins et oes
« ombres immuables de Celui qui est éternel-
lement. » Thomassin cite et répète les mots
mêmes de saint Augustin (spectamina illa œter-
narum rationum)^ et il résume ainsi sa descrip-
tion du degré inférieur de l'intelligible : « Il
« faut, dit-il, maintenir avec ténacité (mordicus)
« ces deux choses, savoir : que ces spectacles
« itnmuables de principes éternels qui ne ces-
« sent d'éclairer l'àme raisonnable, et lui sont
a comme naturellement liés, que toutes ces
« fornies incorruptibles de sagesse, de justice,
« de beauté sont en Dieu, vivent en Dieu
« rayonnent de cette source des idées et des
(< types, et se. gravent dans l'âme raisonnable,
* Natura? quasi inessentiaverit, sive consubstantiaverit ot
incorporaverit. Ibid.
ir 3.
46 THÉODIGÈE DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
sftûs toutefois y habiter (non immigrando sed
inscribendo) de sorte que quand on demande
si l'on voit les principes immuables ou en
Dieu ou dans Tâme, il faut admettre l'un et
l'autre en môme temps, en ce sens qu*on
sache bien qu'ils ne peuvent apparaître dans
Tftme que si les idées étemelles qui sont en
Dieu se gravent dans l'âme, et qu'on ne pré-
sume pas les voir en Dieu, si ce n'est à un si
incroyable intervalle que toute la vue en
devienne énigmatique et symbolique ^ »
En un mot, ce degré, et c'est ce que nous
répétons toujours , avec tous ceux qui con-
naissent quelque chose de l'intérieur de l'âme,
ce degré de l'intelligible, c'est un miroir dans
lequel on voit Dieu par ses rayons (nimirum
hcbc spécula sunt^ in qucb radioi mo$ Deut ejacu-
latur^ in quibus videtur *),
Mais qu'est alors l'autre degré du monde
intellectuel, celui oti Ton ne voit plus seulement
que Dieu est, mais ce qu'il est, oîi on le voit
lui-même : connaissance que l'impie ne saurait
avoir, tandis qu'il est capable de l'autre? Cette
connaissance, dit Thomassin, est surnaturelle,
* Lib. IV, cap. xii, § 9. — ^Lib. IV, cap. ii, § 18.
PETAU ET THOMASSIN 47
l'autre naturelle seulement. Il cite et approuve
Tauteur cité par saint Bernard, qui enseigne :
« que la connaissance de Dieu par les lois
« immuables de la sagesse et de la vérité est
« naturelle ; mais que savoir ce qu'est Dieu
« même est un don particulier de grâce divine :
« que ces deux degrés sont distincts, et que
« dans le moins élevé on ne sait ce qu'est Dieu
« en lui-même \ Mais savoir ce qu'est en lui-
« même Celui qui est, cela n'est pas possible à
« moins qu'on y parvienne par le sens de
« l'amour lumineux '? »
Ce sont donc bien toujours ces deux régions
distinguées par Platon, saint Augustin et saint
Thomas d'Aquin, dans Tune desquelles on. voit
le simulacre ou l'ombre de Celui qui est, pen-
dant que dans l'autre l'âme contemple Celui
qui est.
Mais nous disions que Thomassin fait de
cette distinction une heureuse et féconde appli-
cation à la plus haute théologie. Nous ne
connaissons pas sous ce rapport de plus admi-
< Lib. IV, cap. XI, § 11.
2 Ipsum vero quod est idipsum id quod est, cogitari om-
nino non potest, nisi quantum ad hoc sensu illurainati
amoris attingi potest. Ibid.
48 TIIÈODIGÉE DU DlXSEi'TIÈME SIÈCLE
rable théologien. A ses yeux, Tune des régioûs
est celle du Verbe universel tel qu'il éclaire
naturellement les hommes venant en ce monde;
l'autre est celle du Verbe incarné se donnant
sumaturellement pour le salut du monde. L'une
c'est la raison, l'autre c'est le Christ. Comme
JVfalebranche, il connaît le rapport de ces deux
noms. 11 fait voir l'identité des deux dans leur
principes, c'est-à-dire en Dieu même; puis il
nous montre leur rapport, leur nécessaire rap-
prochement, et surtout le moyen et la condition
du passage l'un à l'autre.
C'est ce dont il sera parlé en son lieu.
BOSSU ET
1
Dans ce grand mouvement de Tesprit humain
qui constitue le dix-septième siècle, Bossuet a
manifestement joué un moindre rôle comme
philosophe que comme théologien. Bossuet,
comme tous les grands esprits, ne faisait qu'un
cas médiocre de ce qu'il appelait le philosophique
pur. 11 n'y a pas un esprit du premier ordre,
BOSSUËT 49
ni Platon, ni Aristote, ni saint Augustin, ni
saint Thomas d'Agùin, ni Descartes, ni Leibniz,
qui ait jamais prétendu à la Philosophie pure.
La Philosophie pure est une invention des pro-
fesseurs et des sophistes. Lés esprits vraiment
grands et pratiques aiment et cherchent simple-
ment la vérité, en tous sens, et sans âbstraôtion.
Tel fut tout particulièrement Bossuet. Bossuet
cherchait la vérité partout, en théologie, en
philosophie, en histoire, en physiologie. Il avait
à un haut degré Tinstinct'de la science compa-
rée et dé lunité de l'esprit humain. Il applique
et com{)are la Théologie à tout, et toutes choses
entre elles. Ses idées sont comme son style
qui, dit Jouberti emploie tous nos idiomes,
comme Homère tous les dialectes. Tous les
temps et toutes les doctrines lui étaient sans
cesse présents, comme toutes les choses et
tous les mots.
L'esprit humain, dit Pascal, est comme
Tesprit « d'un homme universel en qui les
« effets du raisonnement augmentent sans cesse,
« parce que toute la suite des hommes, durant
« le cours de tant de siècles, doit être consi-
« dérée comme un même homme qui subsiste
« toujours et qui apprend continuellement. )>
50 THEODIGEË DU DIX-SEPTIEME SIECLE
Or les esprits tels que Bossuet, Fénelon, Leibniz^
et quelques autres, sont les liens réels de cette
unité idéale; ils portent en eux, plus que les
intelligences ordinaires, la vie et Tunité du
grand esprit humain ; ils Texpriment et la déve«
loppent, souvent sans le savoir.
Cet esprit de l'homme universel poursuit,
maintient Tunité de ses travaux, lors même que
les individus l'ignorent, et se déploie, plus
qu'on ne pense, avec ensemble et harmonie.
L'admirable lumière du dix-septième siècle en
offre l'exemple le plus insigne • C'est ainsi que
Bofisuet et Leibniz ont déployé, précisé l'idée
générale du grand siècle, chacun par une appli-
cation inattendue, et dont ils ne voyaient peut-
être pas eux-mêmes le rapport à l'ensemble.
Bossuet a appliqué l'idée générale à la Théo-
logie, et Leibniz aux mathématiques.
II
L'œuvre de Bossuet, œuvre véritablement im-
mense par ses résultats et par sa profondeur,
est une œuvre d'application de la Philosophie
à la Théologie, et réciproquement. « La Théo-
BOSSDET 51
«loçie, dît saint Thomas d^Aquin, peut recevoir
«quelque chose de la Philosophie ^ non quant
«au fond, mais pour le développement et la
«plus grande manifestation de ses propres
ft données. /> La Théologie tout entière, du
reste, qu'est-elle âulre chose qu'une application
de la Philosophie à la religion? N*a-t-on pas
dit et n'a-t-on pas pu dire de saint Thomas
« d'Aquin, qu'il ne fit que traduire en Philoso-
phie la simplicité de TÉvangile*! » La Théologie
1/6 développe, comme le dit saint Vincent de
Lérins, d'âge en âge et de siècle en siècle, et
la sagesse, l'intelligence, la science du genre
humain et de l'Église elle-même devient de
plus en plus précise et lumineuse : la donnée
sainte et sacrée reste la même; mais Vidée que
les hommes en prennent devient plus étendue ,
plus analysée, plus savante. Or Bossuet, par
ses travaux, sa lutte et sa victoire sur Fénelon,
a rendu clair un point capital de Théologie
mystique qui n'avait jamais été précisé, et où
l'Église se prononça par la condamnation du
livre de Fénelon. Et ce point, quel est-il? C'est
* I'. q. I, art. 5 ad 2>".
' Araelotte. Vie du P. de Condren. Préface.
o'I THÉODICKK DU Df X-SEPTIÈME SIÈCLE
la grande et universelle question du rapport du
fini à l'infini, prise du côté le plus pratique, le
plus touchant, le plus utile au genre humain.
Au lieu de Vinfinij mettez Dieu ; au lieu de fini,
mettez Tàme; au lieu de rapport^ mettez amour .
Gomment Tàme s'unit-elle à Dieu par l'amour?
C'est la question que Bossuet précisa, et dont
il fit poser la solution par un jugement de
l'Église.
Mais n'aperçoit-on pas le rapport de cette
question à celle des preuves de l'existence de
Dieu? Gomment l'esprit peut- il atteindre Dieu
par la raison? Comment la volonté va-t-elleà
Dieu par la liberté? Comment Kâme s'uBit^ellc
à Dieu par le divin amour? Ces trois questioBs,
sans être identiques, sont analogues. U est
possible qu'une même idée universelle s'ap-
plique à toutes, et qu'une même formule méta-
physique générale les renferme comme cas
particuliers. C'est ce que nous croyons.
En eflfet, quoi est le procédé de la raison
pour prouver et connaître Dieu? Nous l'avons
dit, ce procédé consiste à affirmer à rinfmi, par
la négation des limites, tout l'être, toute la
beauté, toutes les qualités positives dont nous
voyous dans le monde quelque trace, et dont
BOSSIET b:i
nous trouvons en nous quelque idée/ Et c'est là
réellement le procédé qu'emploie la Philo-
sophie, aussi bien que la poésie, aussi bien
que le bon sens vulgaire, pour prouver Dieu et
le connaître.
Or, aujourd'hui encore, malgré la Philo-
sophie de tous les siècles, et, qui plus est,
malgré le sens commun du genre humain et la
poésie de toutes les âmes, la Sophistique, tou-
jours vivante, conteste à là raison la légitimité
du procédé. Vous voyez, dit le sophiste, l'être
borné, c'est-à-dire l'être et sa limite : pourquoi
affîrmez-^vous l'Être infini , ce qui anéantit la
limite, et pourquoi, au contraire, n'affirmez-
voaspas la limite à l'infini, ce qui anéantirait
l'Être? Qui vous dit que la vérité absolue n'est
pas là? Vous choisissez librement entre l'Être et
le néant, mais sans raison. Pourquoi ce choix?
Cette question est la question dernière entré
la Sophistique et la Philosophie.
Or, au dix-septième siècle, les faux mystiques
posèrent en Théologie la même question. Ils la
posèrent si subtilement que Fénelon lui-même
manqua d'exactitude et ne vit pas toute la diffi-
culté, ni toute la grandeur de l'abîme que
creusait le faux mysticisme. La question était
54 THÊODIGÉË DU DIX-SEPTIÈME .SIÈCLE
celle-ci : L'âme, pour trouver Dieu par Tamour
doit-elle anéantir son être propre? doit-elle
effacer ses idées, détruire ses forces et sup-
primer ses facultés? ou bien sera-ce l'inverse?
Développera-t^elle ses forces, ses facultés, ses
idées, et déploiera- 1- elle tout son être, en recu-
lant et anéantissant, autant qu'il se peut, les
limites de son être?
On voit le rapport ou plutôt l'identité méta-
physique des deux questions.
Bossuet, avec une inébranlable fermeté, avec
l'ardeur que donne la vue de la vérité, et la
conscience d'un grand danger à repousser,
commence contre le faux mysticisme, contre ce
qu'il nomme V anéantisiement pervers, cette
guerre qui, malgré la passion que Thomme y
put mêler, est son plus beau titre de gloire, e^t
le plus grand service qui ait été rendu, en ce
siècle, à l'esprit humain et à la vie intérieure
des âmes.
Que faut-il anéantir? Il faut anéantir la limite,
la borr^, ïohilacle, non pas ÏÊlre : telle est la
règle générale de la connaissance rationnelle
de Dieu, aussi bien que de la croissance mo-
rale de l'âme en Dieu, aussi bien que de
l'union surnaturelle de l'âme à Dieu dans l'Es-
fiOSSUET 55
prit saint, aussi bien que du passage du fini
à riofini géométrique. De sorte que la Théo-
logie mystique, par le travail de Bossuet et la
décision de TEglise, vient retentir jusque dans
la Philosophie spéculative, et en confirmer kt
méthode.
Toute la guerre faite au quiétisme, tout le
beau livre des État$ d'oraison^ le livre intitulé
Myitici in tuto, et l'autre Schold in tuto^ ont
pour but de combattre, comme Bossuet même
8'exprime, « les pernicieusn npiificatiom que
« quelques -uns donnent au mot de niant et
a d'anéantissement^ ; » afin de confondre ces
fanx mystiques, qui anéantisisent l'homme pour
Tonir à Dieu, comme le Panthéisme anéantit
rbomme devant Dieu.
Le repos dont parlent les vrais mystiques, dit
Bossuet, « c'est un acte ; c'est le plus parfait des
«actes, qui loin d'être l'inaction, nous met
<« pour ainsi dire tout en action pour Dieu. »
Cette mort dont parlent les vrais mystiques,
ce n'est pas l'anéantissement de notre âme
ou de ses facultés, c'est l'anéantissement de
1 egoïsme qui la resserre dans d'étroites limites.
* T. VIII, p. 3.
50 TlltODICKK Di; DIX SEPTIÈME SIÈCLK
Cette contempl^ition passive dont on parle,
loin d'exclure, comme le dit Molinos, « non-
« seulement toute image dans la mémoire, mais
« encore toute idée dans l'esprit, » est au con-
traire un acte puissant de l'esprit, une pensée
simple où se ramassent en un, autant qu'il est
permis à la faiblesse humaine, toutes les per-
fections infinies de Dieu.
La généreuse indifférence des saints, ce n'est
pas l'anéantissement de la volonté et de la
liberté, « c'est au contraire, dit Bossuet,
« l'étendue et la dilatation d'iin cœur qui n'a
« plus d'autre volonté que celle de Dieu. Notre
« volonté, tant qu'elle se resserre en elle-
a même, se donne des bornes; » qu'elle s'a-
grandisse, qu'elle se dégage, qu'elle devienne
libre en voulant comme Dieu !
Bossuet avait en face de lui la théorie de
l'anéantissement de Molinos, cette théorie qui
détruit l'homme, afin que Dieu soit tout, théorie
dont les panthéistes allemands contemporains
sont les continuateurs. Molinos disait* : L'a-
« néantissement, pour être parfait, s'étend sur
^ Instruction sur les états d'oraison, liv. III (au comniPD-
cernent).
BOSSUET 57
ti le jugement, actions, inclinations, désirs,
« pensées, sur toute la substance de la vie. »
Ailleurs : « C'est à ne considérer rien, à ne
« désirer rien, à ne vouloir rien, à ne faire
« aucun effort, que consiste la vie, le repos et
« la joie de Tâme. » Ailleurs : « L*âme doit
« être morte à ses souhaits, efforts, percep-
(*. tions, voulant comme si elle ne voulait pas,
«comprenant comme si elle ne comprenait
« pas, sans avoir même de l'inclination pour
a le néant. » Ailleurs : « Une âme intérieure se
a perd lorsqu'elle se tourne vers la raison. 11
fi n'y a point d'autre raison que de n'avoir
« aucune considération pour elle ^ » Ailleurs
il parle du néant avec plus de goût encore l
« Revêtez-vous de ce néant, faites-en votre
« aliment et votre demeure. » Abîmez-vous
dans le rien : ce Dieu sera votre tout. »
Mais, ce qui était beaucoup plus dangereux,
fiossuet avait à combattre une multitude d'ex-
pressions inexactes, employées par beaucoup
de mystiques orthodoxes, citées, commentées,
rassemblées par Fénelon, au point que sur la
doctrine précise du rapport de l'âme à Dieu,
* Moliaos. Guide, liv. III, cli. viir.
58 THÉODICÉE DU DlX-SEPTIÈMÈ SIÈCLE
dans la prière, les esprits les plus éclairés pou-
vaient certainement hésiter. Bossuet soulevm la
question tout entière, et obtint un jugement qui
fixa ce 'point capital, et fut donné avec cette
sorte d'exactitude mathématique qui caractérise
toutes les décisions de TEglise.
Mais ce n'est pas ici le lieu de développer ce
point. Il suffisait de l'indiquer, et de montrer
son rapport à la Théodicée et à la preuve*" de
l'existence de Dieu. Venons à la Théodicée pro-
prement dite.
111
Bossuet commence «.insi son livre de Philoso-
phie : (( La sagesse consiste à connaître Dieu et
(( à se connaître soi-même. La connaissance de
« nous-mêmes nous doit élever à la connaîs-
« sance de Dieu* »
Bossuet indique dans ces premières paroles
la marche de sa démonstration de l'existence de
Ûieu^
Il commence, comme tous les hommes^ par
le spectacle de la création i
« Tout ce qui montre de l'ordre^ des propor-
« tions bien prises, et des moyens propres à
BOSSUËT 59
« faire de certains effets, montre aussi une fin
« expresse : par conséquent un dessein formé,
« une intelligence réglée, et un art parfait \
« S'il faut de Tart pour remarquer ce concert
« et cette justesse, à plus forte raison pour
« rétablir.
c( Ainsi, sous le nom de nature, nous enten-
a dons une sagesse profonde, qui développe
« avec ordre et selon de justes règles tous les
« mouvements que nous voyons.
« Mais de tous les ouvrages de la nature,
« celui où le dessein est le plus suivi, c'est sans
« doute l'homme. »>
Bossuet expose ce point avec détail, et, à la
lumière d'une physiologie profonde, il conclut,
touchant la vie du corps, ce que Descaries,
Malebranche, Ténelon et les autres disent de la
vie intellectuelle, que cette vie implique Dieu,
que Dieu y est présent.
Q II parait donc, dit- il en terminant, que ce
« corps est un instrument fabriqué et soumis à
« notre volonté, par une puissance qui est hors
« de nous; et toutes les fois que nous nous en
« servons, soit pour parler ou pour respirer, ou
< T. X, p. 77.
ou TUÉODICÉË DU D1X-S£PT1ÈM£ SIÈCLE
« pour nous mouvoir en quelque façon que ce
« soit, nom devriom toujours sentir Dieu pré-
a sent ^ »
Ainsi non-seulement le corps et sa vie prou-
vent l'existence de Dieu, mais encore impli-
quent sa présence.
« Mais, continue Bossuet, rien ne sert tant à
<( l'àme pour l'élever à son auteur, que la con-
« naissance qu'elle a d'elle-même et de ses
sublimes opérations'.
« Nous avons déjà remarqué que Tentende-
« ment a pour objet des vérités éternelles.
« Ces vérités éternelles que tout entendement
« aperçoit toujours les mêmes, par lesquelles
« tout entendement est réglé, sont quelque
« chose de Dieu, ou plutôt sont Dieu même.
tt Nous n'avons donc qu'à réfléchir sut nos
i^ propres opérations^ pour entendre que nous
« venons d'un plus haut principe*.
« Car de là que notre âme se sent capable
(( d'entendre, d'affirmer et de nier, etque d'ail-
« leurs elle sent qu'elle ignore beaucoup de
« choses, qu'elle se trompe souvent... elle voit,
« à la vérité, qu'elle a en elle un bon principe,
« T. X, p. 81. —a xbid., p. 81. — î Ibid., p. 83.
w
iiUSSUËT (jl
«nivelle voit aussi qu'il est i ai parfait, et
« qril y a une sagesse plus haute à qui elle doit
« son être ^ .
« En effet, le parfait est plutôt que Timpar-
«fait, et l'imparfait le suppose; coQim« le
« moins suppose le plus dont il est la dimiou-
«tion.w Ainsi il est naturel que l'imparfait
« suppose le parfait, dont il est, pour ainsi dire,
(( déchu ; et si une sagesse imparfaite , telle
« que^ la nôtre, qui peut douter, ignorer, se
« tromper, ne laisse pas d'être ; à plus forte
« raison devons-nous croire que la sagesse par-
« faite est. et subsiste, et que la nôtre n'en est
" qu'une étincelle.
(« Nous connaissons donc par nous-mêmes et
« par notre propre imperfection qu'il y a une
<< sagesse infinie^ qui ne se trompe jamais ; qui
« ne doute de rien, qui n'ignore rien, parce
« qu'elle a une pleine compréhension de la
« vérité, ou plutôt qu'elle est la vérité même *. »
Voilà bien ce que nous avons appelé Vacle el
le procédé fondamental de la vie raisonnable^ c'est-
à-dire l'affirmation à l'infini, par l'anéantisse-
ment des limites, de toute qualité positive ou
' T. X, p. 88. — -^ ihid., p. 83.
n 4.
62 THEODIGEE DU DIX-SEPTIEME SIECLE
perfectioii bornée que nous présente la nature
ou notre âme. •
Et non-seulement, selon Bossuet, la vue de
notre imperfection, jointe à la possession des
idées éternelles, prouve l'existence de l'éter-
nelle vérité, plus haute que nous, plus subsis-
tante que nous, c*€ôt-à*dire l'existence de Dieu;
mais en outre la vue même des idées éternelles
implique la vue de Dieu, et manifeste sa présence.
La présence de Dieu seule est le ressort divin
qui élève notre esprit à Dieu : Bossuet le sait
et l'affirme amplement.
€ar, dit-il, « nous voyons ces vérités dans
une « lumière supérieure à nous-mêmes., , C'est
« en lui, d'une certaine manière qui m'est
« incompréhensible, c'est en lui, dis-je, que
(1 je vois ces vérités éternelles ; et les voir, c'est
« me tourner à celui qui est immuablement
« toute vérité, et recevoir sa lumière *.
(f Et quand je reçois actuellement cette im-
« pression, quand j*eritends actuellement la
« vérité que j'étais capable d'entendre, que
« m'arrive-t-ilj sinon d'être actuellement éclairé
« de Dieu^ .et rendu conforme à lui*?
< T; X, p. 82. — aibid., p. 85.
BOSSUBT 63
c( Il faut donc entendre que TAme, faite à
d'itnage de Dieu, capable d'entendre la vérité,
a qui est Dien même, se tourne aotaellement
« vers son original, c'est-à-dire vers Dieu, oti
n h vérité Ini parait autant que Dieu la lui veut
« faire paraître.
« G'edt une chode étonnante que l'homme
((entende tant de vérités, sans entendre en
« même temps que tonte vérité vient de Dieu,
« qu'elle est en Dieu et qu'elle est Dieu même.
« Mais c'est qu'il est enchanté par ses sens et
<« par ses passions trompeuses; et il resdemble
(( à celui qui, renfermé daiiîs son cabinet, oh il
« s'occupe de ses affaires, se ôert de là lumière,
(( sans se mettre en peine d'où elle lui vient *. »
Ici donc Bossuet signale Vobêtaclê à la lumière
de Dieu^ et la nécessité de la condition morale
pour la connaissance de Dieu et la démonstra-
tion de son existence. Puis il ajoute :
« Nous avons vu que l'âme, qui cherche et
« qui trouve en Dieu la vérité, se tourne vers
« lui pour la concevoir. Qu'est-ce donc que se
((tourner vers Dieu ?.,. Dieu est toujours et
« partout invîsîblement présent. L'âme l'a tou-
^ T. X, p. 85.
^^ TIIÉODICKE DIT DIX-SEPTIÈMK SIÈCLE
«jours en elle-môrne, car c'est par lui qu'elle
« subsiste. Mais pour voir» ce n'est pas assez
« d'avoir la lumière présente : il faut se tourner
« vers elle, il lui faut ouvrir lés yeux. L'âme
« a aussi sa manière de se tourner vers Dieu,
« qui est sa lumière, parce qu'il est la vérité;
« et se tourner à cette lumière, c'est-à-dire à la
« vérité,' c'est, en un mol, vouloir l'entendre....
« L'âme est droite par cette volonté. »
Bossuet comprend que l'âme commence à
s'élever à la lumière par cette volonté ^^i il si-
gnale ce sens divin qui est l'attrait simultané du
désirable et de l'intelligible. Il voit que le pre-
mier amour et la première connaissance de la
vérité s'impliquent mutuellement ; et que cette
double donnée naturelle s'accroît par notre con-
cours et notre pureté.
« L'amour de la vérité, dit-il, en suppose
« quelque connaissance. Dieu donc, qui nous
« a faits à son image, c'est-à-dire qui nous a
« feits pour entendre et pour aimer la vérité,
u à son exemple, commence d'abord à nous en
« donner Vidée générale^par laquelle il nous sol-
u lieite à en chercher la pleine possession^ oh nous
« avançons à mesure que l'amour de la vérité
« s'épure et s'enflamme en nous, »
BOSSUET C>
IV
Voilà donc Dieu démontré, et par le spectacle
de la nature, et par ses effets en nous. Mais
Bossuet donne aussi l'autre démonstration, Dieu
démontré par son idée prise en elle-même, qui
est la preuve de saint Anselme. Seulement il
n'isole pas cette preuve à priori de l'autre qui
est à posteriori; il n'isole pas la preuve pure-
ment rationnelle de celle qui est aussi expéri-
mentale; il les mêle l'une à l'autre; il les
enveloppe l'une dans l'autre, comme il le faut.
Et il nous semble que l'argument est formulé
par Bossuet, avec une singulière énergie.
« Et, en effet, parmi ces vérités éternelles
« que je connais, une des plus certaines est
ft celle-ci, qu'il y a quelque chose au monde
« qui existe d'elle-même, par conséquent qui
« est éternelle et immuable.
« Qu'il y ait un seul moment où rien ne
« soit, éternellement rien ne sera. Ainsi le
« néant sera à jamais toute vérité, et rien ne
« sera vrai que le néant : chose absurde et
« contradictoire.
II 4
67 THÈODICÉE DU DIX-SEPTIÈME SIECLE
« 11 y a donc nécessairement quelque cTiose
« qui est avant tous les temps, et de toute
« éternité; et c'est dans cet éternel que ces
« vérités éternelles subsistent. »
Il est visible que Bossuet ne s'apphie pas ici
seulement sur Tidée pure de TÊtre nécessaire,
et qu'il mêle à cet argument une donnée expé-
rimentale, savoir quSl existe quelque chose; et
c'est ce que fait aussi Leibniz, comme nous le
verrons, quand il reproduit cet argument.
Néanmoins il faut remarquer que Bossuet pose
comme contradictoire et absurde l'hypothèse du
néant. Donc son argument est bien encore à
priori.
Cet argument est d'autant plus fort à nos yeux
que nous admettons ce principe, si bien posé
par Descartes et par Fénelon, et qui résulte
nécessairement de l'idée de l'infini, savoir, qu'il
n'y a qu'un seul infini ; que ce qui est infini en
un sens l'est en tout sens; et que cet infini est
Dieu, en dehors duquel il ne peut rien y avoir
d'infini.
Or, il est certain qu'il existe quelque chose
de toute éternité, sans quoi rien ne serait; mais
ce qui existe de toute éternité est infini en
durée, donc il l'est en tout sens, donc il est Dieu.
BOSSUET 67
Si on objecte que ce qui existe ainsi éternel-
lement c'est le monde , on répond que le
monde, étant manifestement fini en plusieurs
sens, ne peut être infini en un sens^ savoir en
durée; car dès lors il serait infini en tout sens.
Du reste, dans les Élévations sur les mys-
tères, Bossuet développe sa pensée sur la néces-
sité de rÊtre, c'est-à-dire de TÉtre éternel,
infini ; et il semble prévoir les folies contempo-
raines, et ce jeu grossier des sophistes sur les
deux mots Être et néanté
« D'où vient, dit-il que quelque chose est,
« et qu'il ne se peut pas faire que le rien soit,
« si ce n'est parce que l'Être vaut mieux que le
'( rien, et que le rien ne peut pas prévaloir sur
«l'Être ni empêcher l'Être d'être?. «. Dieu !
« on se perd dans un si grand aveuglement,
« l'impie se perd dans le néant de Dieu^ qu'il
« veut préférer à VÊtte de Dieu! »
Nous trouvons donc bien ici la preuve à priori
et la preuve à posteriori à la fois distinguées et
réunies.
•iS THÉODICÉK nu DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
Mais voici une page de Bossuét, Tune des
plus belles qu'il ait écrites, oii il expose le
procédé pratique par lequel Tâme s'élève à la
connaissance de Dieu. Nous y retrouverons toutes
nos idées sur ce procédé principal de la raison.
Examinant nôtre raison et sa puissance, dé-
montrées par la création des sciences et des
arts, il s'écrie « que tout cela serait impossible,
(( que l'homme ne pourrait dominer le monde
« s'il ne tenait à Dieu, créateur du monde; s'il
« n'avait en lui-même, dans quelque partie de
« son être quelqtie art dérivé de ce premier art
« quelques fécondes idées tirées de ces idées origi-
«nales; en un mot, quelque ressemblance,
(' quelque écoulement, quelque portion de cet
« esprit ouvrier qui a fait le mondée
«Oui, dit-il, il y a au dedans de nous une
« divine clarté : un rayon de votre face, ô Sei-
a gneur! s'est imprimé en nos âmes. C'est là...
« la première Raison qui se montre à nous par
« son image. »
^ Sermon sur In mort, p. 210.
DOSSUKT m
On ne saurait mieux dire. C'est d'ailleurs la
doctrine textuelle de saint Thomas d'Aquin.
Le lecteur comprend parfaitement d'après ce
qui précède, comment notre raison c'est la
première Raison qui se montre à nous par 9on
image ; comment c'est Dieu qui nous éclaire pour
nous rendre visibles à nous-mêmes, nous qui
sommes son image.
Mais il ne suffit pas à l'âme de se voir, ainsi
que le monde, dans cette lumière; elle veut
connaître cette lumière elle-même.
« Aussi, dit Bossuet, tout cela n'est rien; et
voici le trait le plus admirable de cette divine
ressemblance. Dieu se connaît et se con-
temple; sa vie c'est de se connaître; et parce
que l'homme est son image, il veut aussi qu'il
le connaisse. »
C'est-à-dire qu'il ne suffit pas que l'àme con-
naisse quelque chose, par exemple elle et Iç
inonde; et qu^elle soit, en se connaissant, une
certaine image de Dieu qui connaît tout. Con-
naître l'Ame et le monde, cela n'est rien. Il faut
encore, puisque Dieu connaît Dieu, que notre
urne aussi connaisse Dieu. 11 faut nous servir
de cette lumière qui nous rend raisonnables en
«'imprimant en nous, et qui nous montre, dans
70 THÉODIGÈE JiU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
•
sa clarté, tout ce que voit l'esprit; il faut nous
en servir pour monter bien plus haut, pour
nous enquérir de la lumière même, et savoir ce
qu'elle est.
Et comment la connaître, elle que i^ous
n'apercevons pas directement? comment la ôob-
naître, elle qui est éfernelle, infinie, qiiaind
nous ne sentons rien que de borné, ne voyons
rien que de muable ? Éossuet poursuit ainei :
<i Être éternel, immense, infini, exempt de
« toute matière, Jibre de toutes limites, dégfl.gé
tt de toute imperfection! Quel est ce miracle?
« Nous qui ne sentons rien que de borné, qui
« ne voyons rien que de muable, où avons-nous
« pu comprendre cette éternité? où avons-nous
« songé cette infinité? éternité? ô infinité! dît
« saint Augustin, que nos sens ne soupcon-
« nent seulement pas, par où donc es-tu entrée
« dans nos &mes? »
Voilà la difficulté bien posée. Comment l'es-
prit peut-il passer de ce qui est muable et
borné à l'infini, à l'éternel?
« De même, ajoute Bossuet, si nous sommes
« tout corps et toute matière, comment pouvons-
« nous concevoir un esprit pur? Et comment
« avons-nous pu seulement inventer ce nom ? »
BOSSU£T 71
Bossiiety sans distinguer explicitement ces
deux questions analogues, répond que nous
concevons l'esprit pur, parce que nous sommes
nous-mêmes un esprit, et ne sommes pas tout
coi^ et toute matière; puis nous concevons
l'esprit pur, éternel, infini, parce qu'étant rat-
tachée à un principe plus haut que l'homme,
Tâme sent en elle une secrète vertu qui lui
enseigne ce qu'est l'esprit éternel, par voie de
négation, en lui disant de toute conception
imparfaite : Ce n'est pas cela.
Selon Bossuet, il ne faut pas croire que, par
cette voie indirecte, nous ne savons rien de
l'esprit pur, de Téternel, de l'infini, de Dieu.
Nous en savons tout ce qu'il n*est pas.
« Je sais, dit-il, ce que l'on peut dire en ce
« lieu, et avec raison, que lorsque nous parlons
« de ces esprits, nous n'entendons pas trop ce
« que nous disons : notre faible imagination,
« ne pouvant soutenir une idée si pure, lui
« présente toujours quelque petit corps pour la
« revêtir. Mais après qu'elle a fait son dernier
« efibrt pour les rendre bien subtils et bien
« déliés, ne senieÉ-vous pas en même temps
« qu'il sort du fond de notfe âme une lumière
tt céleste qui dissipe tous ces fantômes, si
72 TIIÉODIGÈË DU D1X-SËPT1ÈM1-: 81ËCLE
« minces et si délicats que nous ayons pu les
<( figurer? Si vous la pressiez davantage et que
« vous lui demandiez ce que c*cst, une voix
« $ élèvera du centre de lame : Je ne sais ce que
« c'est, mais néanmoins ce n'est pas cela. »
N'est-ce pas là cette théologie négative des
Pères Alexandrins, si bien décrite par Petau et
par Thomassin? Bossuet la retrouve ici dans la
vie réelle de l'âme. 11 en parle d'ailleurs
comme Thomassin : comme lui, il en voit la
source au fond de lame, au centre de Mme,
expressions pleines de sens, que la psycho-
logie, superficielle ne comprend pas.
Mais ce qui suit est admirable.
« Quelle force, quelle énergie, quelle secrète
« vertu sent en elle cette âme, pour se cor-
a riger, se démentir elle-même, et pour oser
« rejeter tout ce qu'elle pense? »
C'est justement ce que dit Thomassin : il y
a une secrète vertu, un sem secret (arcanm sensm)
par lequel l'âme sent Dieu lorsqu'elle ne le
voit pas encore, et qui lui montre que tout ce
qu'elle voit n'est pas lui.
« Qui ne voit, continue Bossuet, qu'il y a en
<i elle UN RESSORT CACUÉ qui n'agit pas encore
« de foute sa force, et lequel, quoiqu'il soit
BO-SSUET 73
«coDlraint, quoiqu'il n'est pas encore son
«mouvement libre, fait bien voir, par une
«certaine vigueur, qu'il ne tient pas tout
«entier à la matière, et qu'il est comme attaché
« par $a pointe à quelque principe plus haut... »
Ce ressort caché dont parle Bossuet, est une
intuition du génie. Qui ne connaît pas ce res-
sort caché ne comprend rien à l'âme humaine.
L'âme de l'homme tient à la matière, qui est
au-dessous d'elle, et la touche, c'est évident :
mais elle n'y tient pas tout entière, et elle
toache autre chose que la matière ; elle touche
Dieu, qui est plus haut qu'elle ; elle y est atta-
chée par sa pointe, ou, comme le dit Platon,
elle y est suspendue par sa racine et cette atta-
che nécessaire à Dieu donne à l'âme une vertu
secrète, et un ressort caché, par lequel elle
peut s'élancer plus haut qu'elle, vers l'éternel
et l'infini, pour lé concevoir. Platon aussi parle
de ces élans et de ces ailes de l'âme.
Mais remarquez ceci. Ce ressort caché n'agit
pas encore de toute sa force, il est contraint,
il n'a pas encore son mouvement libre. Et de
plus, dans notre état présent et naturel, ce
ressort se relâche bientôt, et l'âme retourne
bienlôt à ses fantômes. «Je le confesse, poursuit
II - 5
74 THÉODICÉE DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
« Bossuet, nous ne soutenons pas longtemps
« cette noble ardeur ; ces belles idées s'épais-
« sissent bientôt, et l'âme se replonge bientôt
c( dans la matière. Elle a ses faiblesses, elle a
« ses langueurs, et, permettez-moi de le dire,
« car je ne sais plus comment m'exprimer, elle
« a des grossièretés incompréhensibles, qui,
« SI ELLE n'est pas ÉCLAIRÉE I)*AILLE(JRS^ la
« forcent presque elle-même de douter de ce
« qu'elle est, »
Ces mots complètent la vérité sur ce sujet.
C'est-à-dire que Bossuet signale ici cette dis-
tinction des deux régions du monde intelligible
qu'ont aperçue tous les esprits- du premier ordre*
Dans la moins élevée, qui est déjà sublime^
l'esprit ne voit l'éternel, Tinfini, que par con-
traste et négation : « Je ne sais ce que c'est,
dit la raison^ mais ce n'est pas cela. » Â la
vue de tous les fantômes, ombres de Celui qui
est, l'esprit dit : « Ce n'est pas lui » : ce qu'il ne
pourrait faire, comme le comprennent Bossuet,
Thomassin et les autres, s'il ne portait déjà en
lui la clarté céleste du fond de l'âme^ la voix du
centre, la secrète vertu, le ressort caché, le sens
de rinfini, le sens divin, qui seul peut lui faire
dire : « Ce n'est pas lui. »
ËOSSUEÏ 1f5
Mais ce degré est imparfait : on n'y voit rien
que par contraste, négativement et indirecte-
ment. On le sent, ce ressort caché est contraint
et n'a pas tout son mouvement; il retombe
plus facilement qu'il ne s'élance ; et l'âme se
replonge bientôt dans sa matière, si elle
n'est ÉCLAIRÉB d'aILLBURS*
11 faut à l'âme l'autre lumière, la lumière de
lautfe région du monde intelligible, la lumière
directe, vue non plus par son pmbre^ mais par
elle-même. Ceux qui connaissent notre âme
savent bien qu'elle ne repose que dans cette
vue directe.
Qu'on ne dise point que toutes ces expres-
sions, telles que vertu secrète, centre de Tâme,
ressort caché, attaché par sa pointe à quelque
principe plus haut, ne sont que des images
sans précision philosophique. Le sens de tous
ces termes est assez clair, assez précis et asséi
lumineux. Tout cela signifie qu'il y a Dieu et
l'âme; que l'âme, qui se sent elle-même ei
les corps au-dessous d'elle, sent aussi Dieil
qui est au-dessus d'elle, et que le sens divin
la condiiit à connaître Dieu, comme les sens
extérieurs nous conduisent à connaître les corps.
D'abord ce sens divin, qui dans notre état
76 THÈODIGÈE DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
présent et naturel est loin d'avoir toute sa force,
tous ses mouvements, toutes ses perceptions,
suffit pourtant à nous apprendre ce que Dieu
n'est pas, et à nous faire connaître par con-
traste, en face des choses bornées et passagères,
que Lui est éternel et infini. Mais cette con-
clusion, absolument certaine, est abstraite; elle
pose que Dieu est éternel et infini, mais elle ne
nous montre pas cette essence éternelle, infinie.
Le sens divin alors regrette de ne le pas voir, et
veut voir Celui que notre raison sait éternel
et infini. C'est à quoi sert ce degré de lumière,
et cette région du monde intelligible oîi, dit,
Platon, l'esprit voit les fantômes divins, ombres
de Dieu, mais non pas Dieu. Cette première
région sert à nous faire désirer l'autre, celle
qui montre Dieu même, celle oïl notre âme est
éclairée d'ailleurs, comme dit Bossuet, et oii,
dans cette puissante et vivifiante lumière, l'ar-
deur se soutient, les langueurs sont guéries, les
incompréhensibles grossièretés sont vaincues,
et l'âme apprend à ne se plus replonger dans
sa matière.
LEIBNIZ 77
LEIBNIZ
I
L'âme est le \niroip de l'univers , disait
Leibniz, et aucun homme peut-être n'a vérifié
ce mot profond autant que son auteur lui-
même. Ce génie est vraiment une sorte de
miroir universel oh tout se peint avec la plus
riche profusion.
Seulement, il faut dire que l'inutile se pei-
gnait quelquefois dans ce beau miroir, et que
sa surface n'était pas sans défaut. Plusieurs
irrégularités y altèrent parfois la vérité des
images. Mais il suffit que l'œil ne se place point
en face de ces deux ou trois points singuliers
qu'on nomme la langue mathématique univer-
selle, et Vharmonie préétablie^ pour qu'on ait le
spectacle du plus beau, du plus grand, du plus
étincelant réflecteur de lumière qui fut jamais.
Leibniz donc ne pouvait pas ne pas porter en
lui la grande idée que méditait, en ce siècle,
l'esprit humain, inspiré par l'esprit de Dieu,
savoir : l'idée de l'infini, le rapport de l'être
infini aux êtres finis, et le procédé du passage
78 THÉODIGEE DU DIX-SEPTIÈME SI^CI^E
d'un ordre à l'autre. Seulement, pendant que
Bossuet, aidé de Fénelon, voyait ces choses dans
le rapport vivant de Tâme à Dieu, Leibniz les
voyait en géométrie, et posait les lois de la
comparaison et du passage du fini géométrique
à rinfini géométrique. '
Ce n*est pas à dire que Leibniz ait été le
législateur de Tidée de Tinfini en métaphy^
sique; loin de là : cette idée lui donne le
vertige à ce point que tantôt, — chose à peine
croyable, — il affirme l'existence actuelle de
l'infini dans la nature et dans la matière; et
tantôt, efirayé par les clameurs des géomètres
d'alors, il abandonne, comme le lui reproche
Fontenelle, l'infini géométrique lui-même, ren-
versant ainsi toute la vérité, disant oui où il
faut dire non, et réciproquement.
Et pourtant le grand titre de gloire de
Leibniz, titre immortel et des plus grands que
l'esprit d'aucun homme ait jamais conquis,
c'est un chapitre détaché d'un ouvrage qu'il
méditait, et qu'il avait intitulé de Scientia infi-
niti. Ce chapitre, c'est la découverte du calcul
infinitésimal, le plus puissant levier qui ait
jamais été donné à la pensée humaine pour
soulever le monde : découverte d'oti sortent les
LEIBNIZ 79
merveilles de nos sciences physiques, et à' oh
sortiront encore d'autres merveilles. Newton a
bien aussi découvert ce levier, mais il ne le
présente qu'enveloppé, et sous une forme à
la fois moins scientifique et moins pratique,
Leibniz le présente sous sa vraie forme, dans sa
nature intime, qui est la comparaison, le rap«
port, le passage rationnel du fini à l'infini.
Disons-le tout de suite, ce procédé n'est
autre chose qu'un cas particulier et une applica-
tion spéciale à l'infini et au fini géométrique,
du procédé universel de la raison dans son
passage du contingent au nécessaire, du parti-
oulier à l'universel, du monde à Dieu, et du fini
à l'infini. Ceci sera amplement développé par
toute la suite de cet ouvrage.
II
Leibniz a-t-il compris toute la portée meta-
physique de sa découverte? En a-t-il vu le rap-
port à la preuve de l'existence de Dieu? En a-t-il
vu le rapport à la question théologique de
l'amoar de Dieu, du vrai et du faux mysticisme,
débattue entre Bossuet et Fénelon? Nous le
croyons.
80 TUÈODIGÊE DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
« Ce n'est pas ici le lieu, dit-il dans ses Nou-
« veaux Essais S de proposer les trais moyens
« d'étendre fart de démontrer au-delà de ses an-
a ciennes limites qui ont été presque les mêmes
«jusqu'ici que celles du pays mathématique.
« J'espère, si Dieu me donne le temps qu'il faut
« pour cela, d'en faire voir quelque essai un jour ^
« en mettant ces mogens en usage effectivement^
« sans me borner aut préceptes. » Ailleurs, dans
une lettre à Wagner, sur la logique : a J'en-
« tends, dit-il, par logique Tart d'employer sa
« raison, et non pas seulement de juger ce qui
« est posé, mais encore de trouver ce qui est
« caché... Mais je dois avouer que toutes les
« logiques connues jusqu'à ce jour sont à peinp
« l'ombre de celle que je désire, et que je vois
« de loin... Qu'il soit possible de porter incom-
« parablement plus haut cet art d'employer la
« raison, je le tiens pour certain, je crois le
« voir, j'en ai comme l'avant-goût; mais, sans
« les mathématiques y il m'eût été bien difficile d'y
V arriver. J'ai trouvé quelques principes sur ce
« sujet, étant encore novice en mathématiques,
c( et vers ma vingtième année j'en ai fait im-
< Nouv. Ess., liv. IV, ch. m, § 19.
LEIBNIZ 81
«primer quelque chose; mais maintenant je
« vois combien le chemin est obstrué, et coni-
« bien il eût été difficile de s'y frayer un pas-
« sage, sans le secours de la partie intime des
(i mathématiques ^ . « Tout ceci s'applique très-
bien au calcul infinitésimal, qui étend Tart
de démontrer bien au-delà de ses anciennes
limites; qui ne se borne point au précepte; qui
le met en usage effectivement en mathéma-
tiques d'abord; puis en métaphysique, oîi il
s'applique aussi, ce que l'on n'a jamais assez
remarqué. Et il semble bien que c'est à l'ana-
lyse infinitésimale que Leibniz fait ici allusion,
puisque, trois pages plus bas ', il lui semble
qu'on poussera la connaissance scientifique plus
loin que par le passé; '< qu'on y fera quelques
« progrès considérables avec le temps ; qu'il ne
« manque que l'art d'employer les matériaux,
«dont je ne désespère point qu'on poussera les
« petits commencements, depuis que Vanalyse
<' infinitésimale nous a donne le moyen d'allier
« la géométrie avec la physique. » Et s'il ne
« semble parler ici que des sciences physiques.
^ opéra philosophicay édit. de Erdmann, p. 419.
^Nouv. Ess., liv. IV, ch. m, § 24.
II 5.
82 THÉODIGÊE DU DIX-SEPTIËME SIÈCLE
« il faut noter qu'un peu avant il remarque
« que la logique est aussi susceptible de dé-
« monstrations que la géométrie, et que la
« logique des géomètres est une extension ou
« promotion particulière de la logique génô-
a rale^. )) Si donc Leibniz comprend, comme
on le voit, que la logique des géomètres n'est
qu'une extension particulière de la logique
générale, s'il sait que l'art de démontrer en
général a eu d'ordinaire les mômes bornes que
celles du pays mathématique, s'il ne peut pas
ne pas voir que l'analyse infinitésimale a im-
mensément étendu les bornes de ce pays,
comment ne conclurait-il pas que cette nouvelle
extension de la logique des géomètres étend,
dans la môme proportion, la puissance de la
logique générale? Et comment ne seraient-ce
pas là ces vrais moyens d'étendre l'art de dé-
montrer, qu'il prétend posséder, et dont il veut
donner un jour des preuves effectives?
Mais n'anticipons point. Il s'agit ici particu-
lièrement de la preuve de l'existence de Dieu et
de la Théodicée de Leibniz.
^ Nom, Ess., ch. ir, § 9.
LEIBNIZ 83
III
En Théodicée, Leibniz, avec cette Burabon*
dante variété intellectuelle gui est le caractère
de son génie, accepte toutes les démonstrations
de Texistencë de Dieu. Cependant il les retouche
tontes, n'en trouvant aucune assez complète*
tement développée. « Je tiens, dit-il, la possi*
«bilité et l'existence de Dieu démontrées de
« plus d'une façon... Je crois que presque tous
« les moyens qu'on a employés pour prouver
«l'existence de Dieu sont bons et pourraient
« servir, si on les perfectionnait. »
Leibniz admet donc, avec Âristote, la preuve
de l'existeuce de Dieu, tirée du fait du mouve-
ment; et il la retravaille : il là croit élevée alors
à la rigueur mathématique. Dans le titre de sa
curieuse dissertation sur l'art combinatoire, on
lit ces mots : Démonstration de r existence de
JHeUj amenée à la rigueur mathématique ^ Cette
^ Disgertatio De Arte combinatoria in qua ex arithmeticœ
fundamentiS; complicationum ac transpositionum doctrina
novis prœceptis exstruitur, et usus ambarum per universum
scientiarum orbem ostenditur; nova etiam artis meditandiy
seu Logicœ inventionis semina sparguntur. Praefixa est
synopsis totius Tractatus, et additamenti loco demonstratio
8i THÉODIGÊE DU DIX-SEPTIÈITE SIÈCLE
démonstration part du fait du mouvement
(aliquod corpm movetur], et prétend déduire de
ce lait, en toute rigueur, Texistence d' une
substance incorporelle d'une ver lu infime.
Ailleurs * Leibniz voit une démonstration de
l'existence de Dieu dans cette laffirmation d'Aris-
tote, « qu'il y a en nous un agent supérieur à
« notre raison, et gui est Dieu. » Il craint
seulement qu'Aristote n'entende par là cet in-
tellect actif universel qui serait seul et le même
en tous les hommes, et survivrait seul à la
mort. Mais il voit du reste, dans cette assertion,
un témoignage rendu à la lumière universelle
qui éclaire tous les hommes, qui nous parle
quand nous avons la certitude de quelque vérité
immuable, et qui est Dieu.
De môme il accepte comme bonne la démons-
tration de saiat Anselme, reproduite par Des-
cartes, déduite à priori de l'idée de l'être
nécessaire. Il la trouve « très belle et très
« ingénieuse, » mais il y voit encore « un vide
« à remplir. » « Je tiens le milieu, dit-il *, entre
existentiœ Dei, ad mathematicam certitudinem exacta.
Œuvres de Leibniz, éd. Dutens, t. II, p. 239.
< T. II, p. 264.
2 (Envres de Leibniz, t. II, p. 254.
LEIBNIZ 85
« ceux qui prennent ce raisonoement pour un
« sophisme, et Topinion du P. Lamy, qui le
« prend pour une démonstration achevée. Saint
« Anselme, dit-il ailleurs \ se félicite, non sans
« raison, d'avoir trouvé un moyen de prouver
« l'existence de Dieu à priori^ par sa propre no-
« tion, sans recourir à ses effets. Et voici à peu
A près la forme de son argument : Dieu est le
plus grand, ou, comme parle Descartes, le
(' plus parfait des êtres : ou bien c'est un être
« d'une grandeur et d'une perfection suprêmes
« qui en enveloppe tous les degrés. C'est là la
« notion de Dieu. Voici maintenant comment
« l'existence suit de cette notion. C'est quelque
« chose de plus d'exister que de ne pas exister,
« ou bien l'existence ajoute un degré à la gran-
« deur ou à la perfection, et, comme l'énonce
«M. Descartes, l'existence est elle-même une
« perfection. Donc ce degré de grandeur et de
« perfection ou bien cette perfection qui con-
« siste dans l'existence , est dans cet Être
« suprême tout grand, tout parfait; car autre-
« ment quelque degré lui manquerait, contre
« sa définition ; et par conséquent cet Être
< Nouv. Ess., liv. IV, ch. ix, § 7.
86 THÈODIGËE DD DIX-SEPTIÈME SltClE
«Suprême existe. — Les soolastiques , sans
« excepter môme leur docteur angéligue, ont
a méprisé cet argument, et l'ont fait passer
«pour un paralogisme; en quoi ils ont eu
« grand tort, et M. Descartes a eu grande
« raison de le rétablir. Ce n*est pas un paralo*
« gisme, mais c'est une démonstration impar*
« faite, qui suppose quelque chose qu'il fallait
« encore prouver pour le rendre d une évidence
« mathématique : c'est qu'on suppose tacite-
« ment que cette idée de l'Être tout grand ou
« tout parfait est possible, et n'implique point
« de contradiction. Et c'est déjà quelque chose
« que par cette remarque on prouve que,
« supposé que Dieu soit possible^ il existe^ ce qui
« est le privilège de la seule divinité. Mais il
« serait pourtant à souhaiter que d'habiles gens
(( achevassent la démonstration dans la rigueur
« d'une évidence mathématique, et je crois
« d'avoir dit quelque chose ailleurs qui y pourra
« servir. »
Ces perfectionnements de la preuve de saint
Anselme, Leibniz les indique dans une réponse
au Journal des Savants ^ D'abord, dit-il, il ne
^ Œuvres, t. Il, p. 254,
LEIBNIZ 87
« faudrait pas défiûir Dieu l'Être suprême, ou
rÊtre parfait, mais Vêtre de m {ens a se). Dëa
lors, si un tel être est possible, il existe. Ceux
qui nieraient celte proposition nieraient la pos*
Bibilité de Vétre de soi. « Mais ce qui est bien à
remarquer, ce biais même sert à faire con«
a nattre qu'ils ont tort, et remplit enfin le vide
« de la démonstration. Car, si Vétre de soi est
« impossible, tous les êtres par autrui le sont
« aussi : puisqu'ils ne sont enfin que par Vêtre
tt de soi : ainsi rieu ne saurait exister. -^ Ce
« raisonnement nous conduit à une autre pro-
«positon modale, égale à la précédente (si
ft l'être nécessaire est possible^ il existe)^ et qui,
«jointe avec elle, achève la démonstration. On
« la pourrait énoncer ainsi : Si têtre nécessaire
«n'est point il n'y a point d'être possible. 11
« semble que cette démonstration n'avait pas
«été portée si loin jusqu'ici : cependant j'ai
« travaillé aussi ailleurs à prouver que l'être
« parfait est possible. »
Nous verrons plus bas cet autre travail de
Leibniz. Mais remarquons d'abord que Leibniz
retombe ici précisément sur ce qui est le vrai
point d'appui de la démonstration de l'existence
de Dieu ; il fonde encore et inévitablement ce
ê8 TIIÉODICÉE DU DIX-SEniÈME SIÈCLE
qu'on nomme la preuve rationelle à priori^ sur
le fondement de Texpénence, Car si, pour
achever la démonstration et remplir le vide, il
faut dire que si Vélre nécessaire n est point, aucun
être n'est possible, cela signifie que Têtre néces-
saire est parce qu'il y a des êtres possibles,
lesquels existent actuellement sous nos yeux.
Cela revient toujours à fonder ce que nous
avons appelé la seconde preuve de Descartes, la
preuve de Dieu par son idée prise en elle-
même sur la première, la preuve de Dieu par
ses effets. L'idée elle-même d'ailleurs, comme
le remarquent tous les philosophes, n'est-elle
pas le premier et principal effet de Dieu en
nous? Et c'est ici le lieu de remarquer que ce
qu'on nomme d'ordinaire l'argument de saint
Anselme, n'est, comme nous l'avons vu, que
l'argument de saint Anselme coupé en deux. On
oublie que si, dans le Proslogivm, saint Anselme
déduit de la notion de Dieu son existence, il
induit, dans le Monologium, la notion de Dieu
de la vue des êtres créés.
On se trompe ^'ailleurs quand on suppose
< M. Cousin, dans sa sixième leçon sur Kant, p. 238, et
M. Saisset, dans son Manuel de philosophte, p. 442, sont
tombés dans cette erreur.
LEIBNIZ 89
que Leibniz prétend mettre Targument de saint
Anselme et toute la preuve de Texistence de
Dieu en un seul syllogisme forme). Par ce
syllogisme, Leibniz évidemment n'entend dé-
montrer que Tune des deux propositions mo-
dales qu'il faut, dit-il, ajouter à l'argument de
saint Anselme pour en remplir le vide.
Voici en effet ce syllogisme :
« L'être dont l'essence implique l'existence,
existe s'il est possible, c'est-à-dire s'il a une
essence (c'est un axiome identique qui n'a pas
besoin de démonstration). »
« Or Dieu est l'être dont l'essence implique
Texistence (c'est la définition). »
Donc Dieu, s'il est possible, existe (con-
clusion nécessaire ^). »
Manifestement ce n'est pas là une démons-
tration de l'existence de Dieu, puisque la con-
clusion elle-même n'est pas celle-ci : Dieu existe;
mais cette autre : Dieu^ s il est possible^ existe.
^ ËQs ex cujus essentia sequitur existentîa, si est possi-
bilis, id est, si habet essentiam, existit (est axioma iden-
ticum démons tratione non indigens).
Atqui Deus est ens ex cujus essentia sequitur existentia
(est defînitio).
Ergo Deiis, si est possibilis, existit (per ipsius conceptus
necessitatem). Dutens, t. V, p. 361.
90 TQËODIGÊE DU DIX-SEPTIËME SIÈCLE
A cette proposition Dieu exitte^ $Hl estposrible^
que démontre en efiet rigoureusement ce syllo-
gisme, il faut joindrôf comme le dit Leibniz
ci-dessus, l'autre proposition : 5î rêlre nécei-
gaire neit pas^ aucun être nest possible. Ces
deux ensemble, comme l'affirme Leibniz,
comblent le vide de l'argument ontologique
isolé, et achèvent la démonstration.
Ainsi Leibniz, loin de compromettre par ce
remaniement ce qu'il croyait être la preuve de
saint Anselme, comme on le croit vulgairement,
loin d'exagérer son caractère abstrait, l'a au
contraire posée sur sa vraie base, en y intro-
duisant un élément concret, et l'appuyant sur
le solide fondement de la réalité \
IV
Voici maintenant le travail entrepris par
Leibniz pour prouver que l'être parfait est
possible. Nous le trouvons dans le résumé de
^ Leibniz entend si peu donner ici une démonstration de
restistence de Dieu, qu'au contraire il affirme, en ce même
même endroit, qu'il reste une autre partie de la question à
démontrer. Bavoir la possibilité de l'existence de Dieu. Voir
la Lettre à Bierling, t. V, p. 361.
LEIBNIZ 91
sa doctrine écrite pour le prince Eugène ^ dû
§ 36 au § 45.
36. « La raison suffisante se doit aussi trouver
dans les vérités contingentes ou de fait, c'est*
à'dire dans la suite des choses répandues par
l'univers des créatures, oh la résolution en
raisons particulières pourrait aller à un détail
sans bornes^ à cause de la variété immense des
choses de la nature et de la division des corps
à l'infini. Il y a une infinité de figures et de
mouvements présents et passés qui entrent
dans la cause efficiente de mon écriture pré-
sente, et il y a une infinité de petites inclinations
et dispositions de mon âme présentes et passées
qui entrent dans la cause finale. »
37. « Et comme tout ce détail n'enveloppe
que d'autres contingents antérieurs ou plus
détaillés, dont chacun a encore besoin d'une
analyse semblable pour en rendre raison, on
n'est pas plus avancé, et il faut que la raison
suffisante ou dernière soit hors de la série de
ce détail des contingences, quelque infini qu'il
pourrait être. »
38. « Et c'est ainsi que la dernière raison
* Œuvres, t. Il, p. 26, du § 36 au 45** inclusivement.
9-2 THÉODICÉE DU DIX-SEriIÈilK SIÈCLE
des choses doit être dans une substance né-
cessaire , dans laquelle le détail des change-
ments ne soit gu'énainemment, comme dans sa
source, et c'est ce que nous appelons Dieu.
39. « Or, cette substance étant une raison
suffisante de tout ce détail, lequel est lié par-
tout, il n'y a qu'un Dieu, et ce Dieu suffit.
40. « On peut juger aussi que cette substance
suprême, qui est unique, universelle et néces-
saire, n'ayant rien hors d'elle qui en soit
indépendant, et étant une suite simple de l'être
possible, doit être incapable de limites et con-
tenir tout autant de réalités qu'il est possible. »
41. « D'oîi il s'ensuit que Dieu est absolu-
ment parfait; la perfection n'étant autre chose
que la grandeur de la realité positive prise
précisément, en mettant à part les limites ou
bornes dans les. choses qui en ont. Et là où il
n'y a point de bornes, c'est-à-dire en Dieu, la
perfection est absolument infinie. >>
42. « Il s'ensuit aussi que les créatures ont
leurs perfections de l'influence de Dieu, mais
qu'elles ont leurs imperfections de leur nature
propre, incapable d'être sans bornes, car c'est
en cela qu'elles sont distinguées de Dieu. »
43. «11 est vrai aussi qu'en Dieu est non-
LEIBNIZ 93
seulement la source des existences, mais encore
celle des essences, en tant que réelles ou de
ce qu'il y a de réel dans la possibilité : c'est
parce que Tenlendement de Dieu est la région
des vérités éternelles ou des idées dont elles
dépendent, et que sans lui il n'y aurait rien
de réel dans les possibilités, et non-seulement
rien d'existant, mais encore rien de possible. »
44. (c Cependant il faut bien que s'il y a une
réalité dans les essences ou possibilités, ou
bien dans les vérités éternelles, celte réalité soit
fondée en quelque chose d'existant et d'actuel,
et par conséquent dans l'existence de l'être
nécessaire, dans lequel l'essence renferme l'exis-
tence, ou dans lequel il suffît d'être possible
pour être actuel. »
45. « Ainsi Dieu seul (ou TÉtpe nécessaire),
a ce privilège qu'il faut qu'il existe, s'il est
possible. Et comme rien ne peut empêcher la
possibilité de ce qui n'enferme aucune borne
aucune négation, et par conséquent aucune
contradiction, cela seul suffît pour connaître
l'existence de Dieu à priori. Nous l'avons
prouvé aussi par la réalité des vérités éternelles.
Mais nous venons de la prouver aussi à posteriori ,
puisque des êtres contingents existent, lesquels
94 THÈODIGKE DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
ne sauraient avoir leur raison dernière ou
suffisante que dans Têtre nécessaire gui a la
raison de son existence en lui-même. »
Dans ces énoncés, Leibniz prétend donc,
comme il le dit, renfermer trois preuves de
Texîstence de Dieu : 1* la preuve à po$teriori
par Texistence des êtres contingents (§ 36 à 41);
2* la preuve par la réalité des vérités éternelles
(§ 43 et 44): 3* la preuve à priori fondée sur ce
que Dieu est possible et qu'il existe s'il est
possible (§ 45). La première, c'est la première
preuve de Descartes, Dieu connu par ses effets,
et les deux autres rentrent dans la seconde
preuve de Descartes, Dieu connu par son idée.
Et cette seconde^ on le voit clairement îci^
s'appuie incessamment sur la première.
Lfeîbniat affirme d 'abord ^ dans ce remar-
quable résumé, qu'on a beau analyser les
contingents, « on n'en eët pas plus avancé: et
« il faut que la raison suffisante ou dernière
« soit hors de la suite de ce détail des contin-
gences. » Ceci est la substance de toute dé-
monstration de l'existence de Dieu, qui, au
fond, se réduit à Ce simple argument : 11 y a
des êtres finis, donc il y a l'Être infini; en
d'autres termes : Il y a quelque chose, donc
LEIBNIZ ' 95
Dieu existe; raisonDement qui n*est en aucune
sorte un syllogisme, mais qui est l'œuvre de
l'autre procédé de la raison, celui qui, loin
d'aller, comme le premier, d'identité en iden-
tité, va du fini à l'infini, et cela sans intermé-
diaire, puisqu'il n'y en a pas.
Et il me semble que Lebniz avait ici l'in-
tuition de l'identité du procédé métaphysique
qui trouve l'être nécessaire et immuable au fond
des contingences, et de son analyse infinité'
nfMle^ qui trouve au fond des accroissements
variables d'une donnée géométrique, l'élément
fixe, absolu, infinitésimale, qui y répond, et
qui en est la source quoiqu'il en soit infiniment
distinct. N'ajoute-t-il pas immédiatement que
« la dernière raison des choses doit être dans
« une substance nécessaire, dam laquelle le
(( détail dei changements ne soit qu^ éminemment
« comme dam sa soutce? » Je le demande à tous
les géomètres : est-il possible de mieui définir
Télément géométrique infinitésimal, comparé
aux accroissements variables de grandeur finie
qtti lui correspondentj qu'en l'appelant l'élé-
ment nécessaire dam lequel le détail des changé*
ments ne soit qu* éminemment comme dam sa
source ?
96 . TllÈODlCÉE DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
Quoi qu'il en soit, nous retrouvons ici et
avec beaucoup de précision ^ tout le détail du
procédé qui, du môme coup,' démontre Dieu
et fait connaître ses attributs : elTacer les limites,
ôter les bornes, affirmer loute perfection positive^
en metlanl à part les limites ou bornes^ pour
obtenir la perfection absolument infinie^ et la
réalité de tout possible, comme le dit saint
Thomas d'Aquin (Deus et actualilas totius possi-
bilitatis).
Le célèbre éditeur de Leibniz remarque ici
fort à propos, comme nous, qu'il y a là un
procédé précis, qui a son nom et ses règles;
il l'appelle via eminenliœ vel perfectionis, et
le décrit ainsi* d'une manière précise et com-
plète : « Ce procédé qui s'élève aux attributs de
« Dieu s'appelle procédé d'éminence et de
« perfection. H consiste à ôter les limites des
* Via haec investigandi attributa divina dicitur eminentiae
et perfectionis, qua perfectioues in entibus fiaitis obvias,
liberamus limitibus, et Deo tribuimus, adeoque a perfec-
tionibus finitis argumentamur ad perfectiones Dei infinitas.
Sedulo autem hic investigandum est quid in attributis
nostris vere et proprie sit reale, ne Deo imperfectioues
adscribamus. — Altéra via est causalitaiis qua ad affectus
attributorum Dei attendimus, atque ex iis causœ rationem
inferimiis. Vide illustris Billingeri Dilucid. Philosoph.,
sect. V, cap. iir, § 418. Dutens, Œuvres de Lesibniz, t. I, p. 38.
LEIBNIZ 97
« pepfectioDs visibles dans les êtres finis, et à
« les attribuer alors à Dieu, allant ainsi, par
« la pensée, des perfections finies des créatures
«aux perfections infinies de Dieu. Seulement
n il faut prendre garde à saisir dans nos attributs
« ce qui s'y trouve de véritablement et propre-
«ment réel; sans quoi l'on pourrait attribuer
« à Dieu des imperfections. Ce procédé se dis-
« tingue de l'autre, dit de causalitéj qui consi-
« dère les effets des attributs de Dieu, et s'élève
« des effets à leur cause. » Au fond ces deux
procédés, logiquement distincts, reviennent au
même, puisque toute perfection finie des créa-
tures est en même temps l'image finie, et l'effet
fini, des perfections infinies de Dieu.
Leibniz développe encore sa pensée au même
lieu, par ces belles paroles : « Pour aimer Dieu,
« il suffit d'en envisager les perfections; ce qui
« est aisé parce que nous trouvons en nous leurs
« idées. Les perfections de Dieu sont celles de nos
«(imes, mais il les possède sans bornes; il est un
« océan dont nous n'avons reçu que des gouttes;
« t7 y a en nous quelque puissance^ quelque con-
« Mnsance^ quelque bonté; mais elles sont tout
« entières en Dieu. L'ordre, les proportions,
« l'harmonie nous enchantent; la peinture et la
Il 6
98 THÉODIGÉE DU DIX-SEPTIEME SIÈCLE
« musique en sont des échantillons; Dieu est
« tout ordre, il garde toujours la justesse des
<i proportions, il fait l'harmonie universelle :
« toute la beauté est un épanohement de ses
« rayons, d
Ailleurs* : « Nous nous apercevons îmmé-
« diatement de la substance et de Tesprit, en
« nous apercevant de nous-mêmes, et que l'idée
(( de Dieu est dans la nôtre par la suppres-
« sion des limites de nos perfections, comme
« rétendue, prise absolument, est comprise dans
« ridée d'un globe. »
Ailleurs • : « En pensant à nous^ nous pensons
a à l'être, à la substance, au simple et au com-
« posé, à Timmatériel et à Dieu même, en
« concevant que ce qui est borné en nous est
(i en lui sahs bornes. »
On le voit, parmi les philosophes du dix-sep-
tième siècle, Leibniz a précisé mathématique-
ment le procédé par lequel notre esprit s'élève
du fini à l'infini, des êtres bornés à Dieu : il en
a fait l'application à la géométrie. Ce n'est pas
Leibniz qui a obtenu la plus claire et la plus
* Théodicée, § 4* .
* Monadolp^ie, § 30, p» 395*
JL iT -1: '
LEIBNIZ 99
oomplëte idée de Tinfini, c'est Fénelon. Mais
c'est Leibniz qui a donné au procédé gui coui-
nait l'infini sa dernière précision.
YI
Quant atix preuves formelles de l'existence
de Dieu, Leibniz, à la vérité, semble parfois les
présenter trop exclasîvement comme un tra-
vail de la raison pure, isolée de toute expé-
rience, et il les expose ainsi à la critique de
Kant. Cependant, si nous entrons au fond de
sa pensée, et si nous rapprochons les points de
vue disséminés sur ce sujet dans ses écrits nous
voyons bien qu'il connaît le côté expérimental
de la preuve, sa condition morale, et l'existence
de ce sens divin, sans lequel elle ne peut jamais
s'opérer dans l'esprit.
Qu'est-ce que sa grande et belle théorie
des idées innées, et ses continuelles allusions à
la connaissance confuse et à la pensée sourde?
« Qu'est-ce que ces idées qui sont en nous,
« non pas toujours en sorte qu'on s'en aperçoive,
« mais toujours en sorte qu'on les puisse tirer
« de son propre fonds et rendre aperceva-
%%ù%^
100 TIIÈODICÉE DU DIX-SEPTIËME SIÈCLE
« bles*?» Avoir une telle idée innée de Dieu,
n'est-ce pas précisément avoir ce qu'on peut et
doit appeler le sens divin?
f< 11 y a, dit-il ailleurs', dès vérités innées
« que nous trouvons en nous de deux façons,
<i par lumière et par instinct... Il y a en nous
(( des vérités d'instinct qui sont des principes
« innés, quon sent et qu'on approuve quand
a môme. On n'en a pas la preuve, qu'on
« obtient pourtant lorsqu'on rend raison de cet
a instinct. » On ne saurait mieux dire : ces
principes qu'on approuve sans en avoir la
preuve rappellent le mot de Pascal : « Le cœur
« a ses raisons que la raison ne connaît pas. »
Seulement Leibniz y ajoute que la raison en-
suite peut les connaître. Leibniz voit parfaite-
ment que Tinslinct qui nous pousse au bonheur,
qui n'est que Tattrait du souverain Bien, ou le
sens divin, est un principe inné, que l'on ne
connaît point d'une manière lumineuse : que
pourtant, ce principe posé, on peut tirer des
conséquences scientifiques^, fondées alors sur
l expérience interne^ ou sur des connaissances
confuse*.
* Nouv. Ess., liv. rV, ch. x, § 7.
2 Ibill., liv. I, ch. II, S 3. — 3 Ibid., § 1 et 2. — ♦ Ibid.
>^|
LEIBNIZ 101
<( Leibniz, comme tous les philosoplies, dis-
« lingue la droite et véritable raison d'une
« prétendue raison corrompue et abusée par
« de fausses apparences. »
Il connaît et signale cette violation ou plutôt
ce renversement du vrai procédé de la raison,
qui dénie à la raison le pouvoir de donner
aucune idée ni définition des attributs de Dieu ^
Il connaît cet abus du grand procédé de la
raison, qui au lieu d'anéantir les limites dans
la vue des êtres finis, anéantit les êtres mêmes
et leurs attributs bornés, et s'élève ainsi non
pas à l'être, muîs au néant. Il voit l'affinité de
cette étrange dialectique avec le panthéisme de
Spinosa et avec les erreurs des quiétistes et
et des faux mystiques '. Il voit « la déification
« des mystiques » mener à la doctrine de Spi-
nosa, et partir de la fausse dialectique qui
anéantit non pas le négatif, mais le positif:
« L'anéantissement de ce qui nous appartient
«en propre, dit-il', porté fort loin par les
« quiétistes, pourrait bien être aussi une îm-
« piété déguisée. » Il compare ce quiétisme au
* Œuvres, t. I, p. 66. Disc, de la Confonn. de la raison et de
la foi, no 4.
a Ibid., p. 71, n- 9. — 3 ibfd., n» 10.
II 6.
102 THÈODIGtE DU DIX*SEPTIËME SIÈCLE
quîétiôme de Foô, « lequel, se sentant proche
« de la mort, déclara à ses disciples qu'il leur
c( avait caché la vérité sous le voile des meta*
<c phores, et que tout 9e réduiiait au néant, qu^il
c( disait être le premier principe de toutes choseê. »
Il paraît donc bien que Leibniz voyait plus
ou moins distinctement l'affinité qu'il y a entre
ces questions : la preuve de l'existence de
Dieu, les débats sur le quiétisme, l'idée du fini
et de l'infini géométriques, et la marche de la
saine raison qu'il n'isolait d'ailleurs nullement
du cœur de l'instinct, du sentiment, de la
morale.
11 parait même que son origine philoso-
phique, comme celle de tous les vrais philoso^
phes est morale, et qu'historiquement son esprit
passa de la recherche de la justice à la re-
cherche de la vérité, « J'avais, dit-il, plus de
« penchant vers la morale... que de commerce
« avec les philosophes spéculatifs; mais j'ai
« appris de plus en plus combien la morale
« reçoit d'affermissement des principes solides
« de la véritable philosophie : c'est pourquoi
« je les ai étudiés de puis avec plus d'applica-
« tion, et je suis entré dans des méditations
«assez nouvelles... »
LEIBNIZ 103
Nons ne saurions mieux conclure ce travail
qu'en citant la suite de cette introduction con-
fidentielle au livre des Nouveaux Essais : « De-
« puis, dit-il, je crois voir une nouvelle face
« de rintérieur des choses. Ce système paraît
« allier Platon avec Démocrite , Arîstote avec
(< Descartes, la scolastique avec les modernes,
« la Théologie et la morale avec la raison. Il
« semble qu'il prend le meilleur de tous côtés,
« et que, puis après, il va plus loin qu'on
« est allé encore.. • J'y trouve une simplicité et
« une uniformité surprenantes, en sorte qu'on
« peut dire que c'est partout et toujours la
tt même chose aux degrés de perfection près.
« Je vois maintenant ce que Platon entendait
« quand il prenait la matière pour un être im-
<i pariait et transitoire ; ce qu' Aristote voulait
« dire par son entéléchie; ce que c'est que la
» promesse que Démocrite même faisait d'une
« autre vie chez Pline; jusqu'où les sceptiques
« avaient raison en déclamant contre les sens ;
« comment les animaux sont des automates sui-
« vaut Descartes, et comment pourtant ils ont
« des âmes et du sentiment, selon l'opinion du
«genre humain; comment il faut expliquer
« raisonnablement ceux qui ont donné de la vie
lOi TflÉODlCÊE DU D1X-S£PTIÉME SIÈCLE
« et du sentiment à toute chose. ••• comment les
« lois de la nature (dont une bonne partie
« était ignorée avant ce système) tirent leur
« origine des principes supérieurs à la matière
« quoique pourtant tout se fasse mécanique-
« ment dans la matière. •• >»
Ce système, c'est le système de l'harmonie
universelle dont Tabus fut Tétrange pensée de
Vharmonie préétablie ^ mais dont la vérité est
exprimée par ces paroles profondes : « 11 faut
« savoir qu'il y a de l'harmonie, de la méta-
« physique, de la morale, de la géométrie par-
ce tout. » Nous venons de voir qu'il y a aussi de
la Théologie partout, selon Leibniz. Ainsi dans
la matière, dans l'esprit, êtres finis, en Dieu,
Être infini, c'est la môme chose aux degrés de
perfection près, perfection infinie en Dieu, et
finie dans les créatures; mais en vertu de l'har-
monie universelle on peut lire dans l'ordre
inférieur les vérités de Tordre supérieur, on
peut lire Dieu dans la nature, comme l'avait
dit saint Paul, et comme Ta pratiqué le genre
humaiiî.
CHAPITRE VIII
DES ATTRIBUTS DE DIBU
Nous termlooDS ici l'étade de la Théodicée
des philosophes da premier ordre. NoDs avons
vu que tous ont démontré de la même manière
l'existence de Dieu. Tons ont parlé de l'obstacle
moral qui cache à l'esprit la lamiêre, et qu'il
faut d'abord enlever; tous ont nommé ce sens
intérieur et divin, cet attrait da désirable et de
l'intelligible, qui, lorsque l'obstacle eht ôlé,
devient le ressort de la raison; Joas ont trouvé
le point d'appni de cet élan de la niî^on dan<4
le spectacle des choses créées, moade-oii âme;
tous ont compris qne ce point de départ o'e*t
ea aucane sorte un principe d'où la raison
puisse dédoire Dieu, mais siiDp'emi-nl un poiM
106 DES ATTRIBUTS DE DIEU
de départ d*où la raison s'élève au principe de
toutes choses que ne contient aucun point de
départ; tous ont compris ou entrevu que ce
procédé est absolument différent du syllogisme,
et qu'il est un des deux procédés essentiels de
la raison, celui qui trouve les majeures, et
non celui qui tire les conséquences; tous ont
décrit ce procédé comme une opération de la
raison, qui, regardant l'être fini, monde ou
âme, voit, par contraste et par regret, plus
encore que par ressemblance, dans ce fini
l'existence nécessaire de l'infini, et connaît
l'infini par négation, en niant les limites de
tout être fini et de toute perfection bornée*
Il est clair que, comme le dit Descartes, ce
procédé donne, du môme coup, la démons-
tration de l'existence de Dieu et la connaissance
de ses attributs. Car Dieu ne peut être démontré
qu'autant qu'il est démontré comme doué de
ses attributs essentiels, sans quoi on aurait
démontré l'existence de quelque autre chose,
non celle de Dieu.
Nous n'avons donc pas à entreprendre, dans
cette Théodicée, un traité spécial des attributs
de Dieu. La démonstration de l'existence de
Dieu nous donne tout en même temps.
DES ATTRIBUTS DE DIEU 107
Cependant, avant de conclure cette étude,
et d'achever la preuve de l'existence de Dieu,
preuve sur laquelle il nous reste à exposer
deux considérations capitales, il faut d'abord
montrer ici que la raison peut éclairer et déve-
lopper de deux manières l'idée de Dieu, et
connaître ses attributs. Elle peut ou les obtenir
tous à partir du spectacle des choses créées par
ce principe ï a Les perfections de Dieu sont
a celles des créatures, moins la limite; » ou
bien, étant donné un seul des attributs de Dieu,
elle peut en déduire tous les autres par voie
d'identité « Nous n'avons cessé jusqu'ici de
parler du premier de ces deux moyens; il
faut nous occuper un instant du second.
Quand Platon décrit le procédé dialectique
qui, de la vue des choses, s'élève à saisir le
principe qui est au-dessus de tbutes choses^ il
ajoute qu'une fois en possession du principe^
la raison tient tout ce qui touche ce principe^
et peut aller de conséquence en conséquence,
et d'idée en idéoj sans s'appuyer de nouveau
sur la vue des objets sensibles. C'est ce que
nous voulons dire ici. En possession d'un seul
des attributs de Dieu, la raison tient les au»
très, et les peut déduire tous du premier,
108 D£S ATTRIBUTS DE DIEU
par syllogisme, comme on déduit d'une figure
algébrique, par voie d'identité, en allant d'équa-
tions en équations, tout ce qu'implique la for-
mule donnée. C'est à cela sans doute qu'Arislote
a fait allusion quand il affirme que le procédé
rigoureux des géomètres s'applique aux choses
intelligibles.
Quoi qu'il en soit, cet attribut de Dieu qui
implique les autres, est-ce que la scolastique a
nommé Vessence métaphysique de Dieu, Seu-
lement il était inutile, ce semble, de se di-
viser sur la question de savoir quel était celui
des attributs de Dieu qu'on devait appeler son
essence métaphysique; puisque évidemment
tout attribut qui caractérise Dieu, c'est-à-dire,
simplement, tout attribut de Dieu est une for-
mule dont on peut déduire tous les autres. Ce
qu'enseigne la Théologie sur ce sujet est évi-
dent, savoir : « Qu'on ne peut admettre aucune
<i distinction réelle entre les attributs de Dieu,
« ni entre Dieu et ses attributs. » Donc tout
attribut de Dieu étant, en essence, identique
à tout autre et à Dieu, la raison peut tirer de
chacun tous les autres, et prendre l'un d'entre
eux comme essence métaphysique de Dieu.
C'est ce principe de l'identité absolue de tout
DES ATTRIBUTS DE DIEU 109
ce gai est en Dieu, dont abusent les sophistes
dans leur système de l'identité; au lieu de
réserver ce principe pour Dieu qui seul est
simple et absolument identique en soi, ils
l'appliquent à tout, Dieu et monde* pris en-
semble.
Ainsi, toute donnée qui implique Tinfini est
l'essence métaphysique de Dieu, et peut servir
à la raison de principe pour obtenir les attributs
de Dieu. Etant donné un attribut de Dieu, le
prendre pour principe et en déduire, par voie
de conséquence syllogistique, et d'identité algé-
brique, les autres attributs, c'est un travail
qu'a essayé plusieurs fois saint Thomas d'Aquin,
par exemple au commencement de sa Somme
philosophique, et au commencement de son
Opuscule Neuvième, qui est un abrégé de Théo-
logie. Dans l'un et l'autre endroit il prouve
d'abord l'existence de Dieu par le fait du mou-
vement. En appliquant à ce fait le pcdi^dé
dialectique ou inductif qui donne les majeures^
il conclut l'existence de l'être immuable. Puis
de l'immutabilité, prise comme essence méta-
physique de Dieu, il déduit tous les attributs
divins.
On peut opérer de plusieurs manières cette
n 7
110 DES AT.TRIBUTS DE DIEU
déduction. On peut poser d'abord un premiei
attribut quel qu'il soit, de ce premier en déduire
un second, du second un troisième, ainsi de
suite, comme Ta fait saint Thomas d'Aqaîn.
On peut encore poser un premier attribut el
en faire dériver tous les autres comme des
rayons autour d'un centre. On peut mèlet
ces deux manières et déduire successivement
chaque attribut soit de celui qui a été pris poui
principe, soit de ceux qui ont été déjà déduits.
On devrait, en logique, proposer plusieurs
fois cet exercice à tout élève de philosophie*
C'est le plus simple et le plus excellent eiLer-
cice de raisonnement pur qu'il soit possible
de proposer. Il y a une identité véritable, al-
gébriquC) dans la déduction, pour qui sait
prendre les mots à la rigueur et dans leur
absolue simplicité. La thèse des attributs de
Dieu est unique sous ce rapport, par cela même
qu'ici tout point mène à tout autre, et que
nous savons d'avance qu'il y a identité partout*
Seulement il n'est pas toujours facile de saisir,
de voir et d'exprimer clairement l'identité.
Voici un exemple de déduction, à partir de
l'attribut de Dieu renfermé dans ce mot de la
sainte Ecriture : a Je suis celui qui suis. » De
DES ATTRIBUTS DE DIEU 111
ridée de l'Être, ou, si Ton veut, de cette pro-
position : « rÊtre est, » nous allons déduire
d*abord ce que Ton nomme les attributs méta-
physiques de Dieu,
Pour cela nous prenons tout à la rigueur
mathématique. Nous supposons qu'il est vrai,
purement simplement et absolument vrai que
rÉtre est : proposition qui du reste est la plus
claire des propositions identiques, et comme le
critérium de l'évidence rationnelle.
Il est assez clair d'ailleurs que quand on dit
\'Êlre^ simplement et absolument, on parle
de l'être absolu et non des êtres relatifs* Gela
résulte de la nature même du langage* Les
Panthéistes abusent des mots et fondent leur
système sur cet abus, quand ils désignent à la
fois rÊtre absolu et les êtres relatifs par le
mot Être*
i. Cela posé, si l'Être est, simplement et
absolument, il n'est pas un être fini, car Têtre
fini est jusqu'à un certain point, non au-delà;
Il est seulement dans les limites et sous des
conditions particulières; il n'est pas simple-
inent, absolument. Donc, l'Être qui est n'est
pas fini, donc il est infini.
2* Suivons rigoureusement la déduction*
112 DES ATTRIBUTS DE DIEU
Mettons de côté l'habitude de ne rien voir que
partiellement et relativement. Si TÊtre est in-
fini, c'est une identité rigoureuse que d'ajouter
qu'il est infini en tous sens. Cela même n'est
utile à ajouter que parce que nous avons la
faiblesse de toujours retomber sur des imagi-
nations limitées, partielles, relatives. Repous-
sons ces distractions de l'habitude ; nous sommes
en algèbre ; nous prenons les choses dans leur
rigueur et leur simplicité. Il est manifeste,
dis-je, que si l'Être est infini, cela veut dire
identiquement qu'il est infini en tous sens,
puisque s'il cessait d'être infini en un sens, il
serait fini en ce sens, il ne serait pas l'infini.
Là oii il y aurait une borne en un sens quel-
conque, en ce point-là et en ce sens il cesserait
d'Être ; il ne serait donc pas l'être, comme nous
l'avons posé.
Donc, si l'Être est, il est infini en tous sens.
3. Si l'Être est, il est tout ce qui est possible;
sans quoi il ne serait pas absolument. Il est tout
ce qui est possible; il l'est infiniment; puisque
s'il n'était pas infiniment tel possible, il aurait,
en cette manière d'être et en ce sens, une
borne au delà de laquelle il ne serait pas. S'il
est, il est infiniment tout possible.
DES ATTRIBUTS DE DIEU t13
4. Si rÊtre est, il est immense et éternel;
c'est le même raisonnement que pour rinFmité.
S'il n'était pas éternel, cela voudrait dire qu'il
y aurait un temps où il ne serait pas; s'il
n'était pas immense, cela voudrait dire qu'il
y aurait un lieu où il ne serait pas. Il ne serait
donc pas, purement, simplement et absolu-
ment. Du reste on voit clairement que l'éter-
nité, l'immensité, sont deux attributs identiques
à l'infinité.
5. Si l'Être est, il s'ensuit qu'il est nécessaire.
La question : Pourquoi y a-t-il quelque chosef
est irraisonnable. De ce que l'Être est, il suit
qu'il ne peut pas ne pas être. La question res-
semble à ce vers, absurde dans le fond :
Si Dieu n'existait pas, il faudrait Tinveuter.
L'Être est nécessaire parce qu'il est.
11 n'y a jamais eu de choix possible entre
l'Être et le néant, par cela même que l'Être
est éternel. Donc jamais il n'y a eu, et jamais
il n'a pu y avoir aucune chance pour que l'Être
absolu ne fut pas. Il ne se pouvait pas que
rÊtre ne fut pas; comme il ne se pouvait pas
que le néant fut : ces deux propositions sont
contradictoires dans les termes. Tandis que ces
114 DES ATTRIBUTS DE DIEU
deux antres : l'Être est, et le néant n*est pas
sont deux propositions identiques exprimant
une seule et même vérité nécessaire : l'Etre est,
il est nécessairement. Si vous pouvez concevoir
un doute sur la possibilité de la non-existence
de l'Être, c'est que vous n'avez pas l'idée de
l'Être, et ne savez pas la valeur du mot.
D'où il suit aussi que tout ce qui n*est pas
l'Être absolu, a pu ne pas être : tout ce qui
n'est pas de toute éternité pouvait ne pas être,
et n'est que contingent.
6. Si l'Être est, il est par luî-méme. Car
s'il n'était pas par lui-même, il ne serait pas
absolument, il serait ^Être relatif, et l'Être par
lequel il serait, serait l'Être par soi, c'est-à-
dire Dieu. D'ailleurs, si l'Être est nécessaire,
il s'ensuit qu'il est par lui-même; c'est la
même idée sous deux formes.
7. Une déduction très-importante et absolu-
ment rigoureuse, quoique vraiment inconce-
vable, comme le sont, par exemple, plusieurs
déductions algébriques, dans leur application
à la géométrie, c'est que l'Être, puisqu'il est
éternel et immense, est réellement présent
à tous les points du temps et de l'espace. Nous
concevons jusqu'à un certain point son immen-
DES ATTRIBUTS DD DIEU 115
sitéy sa toute-présenoe à tous les* points de
Tespace ; mais on ne saurait concevoir sa toute-»
présence à tous les points du temps, Elt pourtant
s'il est absolument, il est également en tout
lieu, en tout temps; il n'y a pour Dieu ni passé
ni futur ; il voit et contient tout dans un éternel
présent. Le passé, le présent, le futur coexistent
dans l'infini, comme coexistent en un seul point
inétendu et simple les deux points extrêmes
et le centre d'un élément infinitésimal,
8, Si Dieu est absolument, il est simple. Car
s'il n'était pas simple il serait composé; s'il
était composé il aurait des parties, parties
physiques ou spirituelles, n'importe. S'il avait
des parties physiques, une partie serait en un
point, une autre ailleurs; il ne serait pas tout
entier en tout point; il ne serait donc pas
absolument en l'un des points; ni absolument
en l'autre point; il ne serait donc pas absolu-
ment. Si c'étaient des parties spirituelles,
inimatérielles, ce seraient des attributs dis*
tincts, dont l'un ne serait pas l'autre, et ne
seraient pas lui tout entier; qui, dès lors seraient
limités l'un par l'autre, et limités relativement
^lui; ce seraient donc des attributs bornés,
non infinis. Dès lors il ne serait, dans le sens
116 DES ATTRIBUTS DE DIEU
de ces attributs bornés, que jusqu'à un certain
point, non au delà; il ne serait pas absolument.
Donc Dieu ne pouvant être composé d'aucune
manière est absolument simple; donc en lui
les attributs sont nécessairement identiques
entre eux et à l'essence. Donc entre tous les
attributs de Dieu même, et son être et son
essence, on peut toujours poser une équation
rigoureusement exacte, et on peut dire avec
saint Thomas d'Aquin : « Dieu même est son
« essence ^ En Dieu l'être et l'essence sont
a identiques ^. L'intelligence de Dieu est son
« essence °. Sa volonté est son essence *; Dieu
« est sa vie ^ ; Dieu est sa béatitude *. »
9. Dieu donc est absolument simple ou
absolument un. Il est l'unité même. Lui seul
est l'unité. Aucun être n'a son unité qu'en
lui. L'infini seul est absolument un : car l'infini
seul est total; aucun être créé n'est total, aucun
n'est absolument plein. 11 n'y a aucune unité
concrète, autre que Dieu, qui soit absolue.
* Deus est sua essentia. Contra Gent., lib. I, cap. xxi.
3 In Deo idem est esse et essentia. Ibid., cap. xxir.
3 Intelligere Dei est sua essentia. Ibid., xlv.
* Voluntas Dei est sua essentia. — • Deus est sua vit.
® Deus est sua béatitude. Summa contra Gentes,
DES ATTRIBUTS DE DIEU 117
Laquelle? un volume de matière? Puisque l'es-
pace est divisible à Tinfini, cette quantité de
matière devrait être infinie pour remplir le
volume, c'est-à-dire renfermer un nombre
actuellement infini de points, ce qui est impos-
sible, puisque l'être créé est fini. Toute unité
créée est approximative, elle est l'image de
l'unité, mais non pas l'unité. Un atome n'est
un qu'en son centre et par son centre qui n'est
pas lui. Ainsi des âmes et des idées. Où y
a-l-il une idée absolument une, totale et pleine?
une telle idée ne peut être qu'en Dieu; elle
est infinie, elle est Dieu.
Donc l'être absolu est simple et un.
10. Il est simple et un en lui-même; mais
il est un aussi en ce sens qu'il n'y a qu'un être
absolu. Poser la distinction de deux êtres
absolus ce serait poser la distinction de deux
identiques ou de deux indiscernables^ dit Leibniz.
Ce serait poser deux infinis. Ce serait poser
cette formule : tinfini plus Nnfiniy formule
qui, en algèbre, n'a aucun sens et ne peut pas
être posée, ou qui signifierait exactement Tin-
fini seul.
1 1 . Celui qui est, est immuable : car qu'est-
ce que changer? C'est devenir ce qu'on n'était
7.
118 DES ATTBrIBUTS DE DIEU
pas, OU cesser d'être ce qu'on était. Mais s'il
devient, s'il gagne quelque chose en un sens,
il n'était donc pas en ce sens, et à partir de cq
qu'il gagne; s'il perd quelque chose, il cesse
d'être en ce sens; il n'était pas et n'est plus
absolument. Donc s'il est, il est immuabje.
Donc il est actuellement tout ce qu'il eat. II
n'est pas en croissance comme nous; il n'est
pas comme nous, partie en acte et partie en
puissance. Il est tout acte. Il est acte fpur,
comme le disent si bien Âristote et saint
Thomas d'Aquin : formule qui est l'une des plus
simples, des plus parfaites, des plus fécondes
pour faire connaître Dieu. S'il est tout acte, il
est tout son possible déployé, il est tout le
possible actuellement présent, vivant.
12. Enfin, à moins qu'on ne nie qu'il y ait
hors de l'Être absolu des êtres finis et relatifs,
il est vrai que ces êtres finis n'ayant pu devenir
seuls, ni commencer si rien n'était, n'ont pu
commencer que par l'Être qui était déjà. Donc
cet Être a eu la puissance de produire tout ce
qui est produit : mais puisque ces êtres qui
sont n'étaient pas, il s'ensuit qu'il les a pro-
duits de rien, ou créés : mais produire ce qui
n'était pas, n'est possible qu'à une force infinie.
DES ATTRIBUTS DE DIEU 419
Nulle force finie ne saurait rien produire de
rien« La force infinie seule est capable de pro-
duire de rien. C'est ce que symbolisent ces
formules algébriques : Zéro muUipUé par une
quantilé quelconque égale zéroy zéro multiplié par
rinfini égale une quantité quelconque.
DoQC rÉtre absolu est aussi tout-puissant.
II
Jusqu'ici nous avons déduit de l'idée d'Être
tout ce qu'on nomme les attributs métapby-^
siques de Dieu : l'infinitéi Timmensité, Téter-
nité, la nécessité d'ôtre, l'aséité, la simplicité,
l'unité, l'immutabilité, l'actualité pure, la toute
puissance.
Mais tous les philosophes ou théologiens
voient en Dieu au moins deux ordres d'attributs
distincts entre eux : les attributs métaphysiques
et les attributs moraux.
Ceux qui distinguent trois ordres d'attri-
buts : attributs métaphysiques, intellectuels et
moraux, ceux-là ont mieux vu encore ce qui
était à distinguer.
Lorsque Clarke, après avoir développé les
n(T DES ATTRIBUTS hï DIEU
attributs métaphysiques, arrive aux attributs
intellectuels, il commence par ces mots : « C'est
« sur cette proposition que roule le fort de la
« dispute entre les athées et nous. Et en effet
« qui n'admet un Être éternel, force infinie et
« principe de tout, soit que ce monde soit son
« œuvre ou soi lui? » L'esprit de l'athéisme
tolère un pareil Dieu, Dieu physique, géomé-
trique et mécanique, qui est à l'infini tout ce
que Ton rencontre dans la nature et dans ses
lois. Entre un tel Dieu et l'intelligence infinie il
y a un abîme : l'intelligence est une tout autre
face, et comme une autre dimension de Tétre.
Mais ce n'est pas le seul abîme que la raison
rencontre ici. Donnez à l'Être absolu, éternel,
immense, immuable, l'intelligence; ajoutez à
la puissance infinie Tintelligence infinie, il
manquera encore la liberté, la volonté, la bonté.
Cet être d'une puissance et d'une intelligence
infinie est-il libre, veut-il et aime-t-il? C'est
encore un autre ordre de choses, une autre face
et une nouvelle dimension de l'Être.
Et en effet il y a des esprits qui s'arrêtent à la
première dimension de l'Être, et qui mécon-
naissent les deux autres, et il en est qui ad-
mettent la première et la seconde, comme
DES ATTRIBUTS DE DIEU 12t
Spinoza, tout en rejetant la troisième, sans
laquelle on n'a pas plus l'idée de Dieu qu'on
n'a ridée d'un corps, sans l'idée des trois
dimensions.
En mathématiques, l'unité, prise simple-
ment, représente géométriquement l'unité li-
néaire, chose abstraite; l'unité multipliée par
Tunité, ce qui est toujours l'unité, représente
Tunité de surface, chose abstraite; mais l'unité
prise trois fois comme facteur, dont le produit
est encore l'unité, représente l'unité de volume,
chose concrète. L'unité prise un plus grand
nombre de fois comme facteur, ne représente
rien de plus.
Ainsi, l'unité prise trois fois comme facteur,
ni plus ni moins, a seul un sens géométrique
concret.
Je dis de même que l'ordre des attributs
métaphysiques, pris tout seul, est une abstrac-
tion de l'esprit, un choix fait dans l'être plein^
subsistant et vivant. .
De même pour les deux premiers ordres pris
ensemble. Il faut les trois. L'Être a ses trois
dimensions nécessaires; et la formule de l'être
infmi ne serait pas seulement ïinfini^ mais
/'m/!rw' multiplié par Finfini multiplié par tin fini;
m DBS ATTRIBUTS DE DIEU
ce qui ost toujours l'unité simple, de même
qu'algébriquement l'unité multipliée par elle-»
môme est toujours l'unité.
Cela dit, il s'agit de savoir si les attributs
intellectuels et moraux se déduisent de l'idée
de l'Être aussi bien que les attributs métaphy^
siques.
Il est certain que Clarke n'opère pas cette
déduction à priori. Il se retrempe dans la réa-
lité, reprend pied sur terre, redescend dans son
àme, y voit l'intelligence, la liberté, et de là,
non plus par déduction, mais par le procédé
inverse, il porte ces choses en Dieu, poussées
àTinfini.
De fait, c'est ainsi que l'esprit opère ordinai-
rement, et pour les attributs intellectuels et
pour les attributs moraux. On voit les trois
mondes dont parle Pascal, le monde des corps,
celui des esprits, et celui de l'amour. On voit
les trois rayons que renferme le rayon de la vie
physique : le rayon de force, le rayon de lu-
mière, le rayon de chaleur. On voit les trois
rayons que renferme la vie de l'âme, qui n'est
pas seulement, mais qui connaît et aime, et
cette triplicité nécessaire de toute totalité, on
la porte en Dieu.
DES ATTRIBUTS DE DIEU 123
Toutefois saint Thomas d'Aquin déduit tout
de ridée de Têtre immuable, même l'iulellî-
gence, la liberté, la volonté et la bonté. Il
procède par une voix que Clarke regarde comme
vraie, mais difficile, et dont il dit : a J9 ne me
« servirai pas, pour le prouver, de cette raison
« que ce qui existe par soi même doit être
« revêtu de toutes les perfections possibles ; la
» chose en elle-même est très certaine, mais
a elle est d'une nature à ne pouvoir être bien
« démontrée à priori ^ » •
Saint Thomas donc prend cette voie ; et après
avoir démontré que Dieu est infini, il en déduit
qu'en Dieu doivent se trouver nécessairement
toutes les perfections qui sont dans tous les
êtres, et surabondamment. S'il en est ainsi,
dit-il, il faut qu'il soit intelligent '.
Op, quoique aux yeux de Clarke, ce procédé
de saint Thomas diffère de celui qu'il emploie
lui-même, il est assez visible que les deux pro-
* Le rExisterce de Dieu. Clarke, chap. ïx, prop. vni«.
' Deus est înfinitus. Unde etiam apparet quod omnes
perfectiones in quibuscumque rébus inveatas, necesse est
originaliter et superabuudanter in Deo esse. Opusc, IX,
cap. XXI. — Ostensum est quod in ipso praeexistunt omnes
perfectiones quorumlibet entium superabundanter... Igitur
oportet Deum eese inteUigentem. Cap. xxvin.
m DES ATTRIBUTS DE DIEU
cédés n'en font qu'un, et que saint Thomai
d'Aquîn, aussi bien que Clarke, pour passer auj
attributs intellectuels et moraux, ne déduit paf
seulement par voie d'identité l'idée d'intelli-
gence et de bonté de l'idée d'être immuable
mais reprend pied dans l'expérience et la réa
lité, dans l'âme humaine, et voit encore ici,
comme le dit saint Paul, les perfections invi-
sibles de Dieu par le spectacle des créatures.
Les attributs métaphysiques, c'est-à-dire abs-
traits, des choses ' physiques, sont, comme
l'indique leur nom, révélés par la vue des corps
sous la lumière de la raison; les attributs
intellectuels sont révélés à l'esprit par l'esprit;
et les attributs moraux par le cœar, par la
conscience de la liberté.
Et toutefois, si nous ne savons pas déduire
rigoureusement de l'idée de l'être de Dieu, et
son intelligence et sa liberté (ce que du reste
nous ne croyons pas impossible), cela tient
aux bornes de nos facultés , ou de notre
science actuelle. Car il est certain, comme
l'ajoute aussitôt saint Thomas, que Dieu étant
absolument simple, Dieu est son intelligence
comme son être. En Dieu, l'être et l'intelligence
sont identiques; en lui la volonté est iden-
DIS ÂTTftlBUTS DE DilC 125
tique à rintelligence comme à Tètre. Donc,
avec une suffisante pénétration et une science
suffisante, on pourrait aller, par voie d'identité,
de l'être à Tintelligence et à la liberté, ou plutôt
Ion verrait que l'Être est absolument, néces-
sairement, simplement, tout cela ensemble.
m
Que ce soit par suite de l'idée d'être prise
en elle-même, ou par suite de la connaissance
de nous-mêmes, transfigurée par la raison,
nous disons : L'Être est intelligent.
Pais, nous voyons aussitôt que tous les
attributs métaphysiques de l'être sont appli-
cables à l'intelligence, laquelle est identique
à l'être, puisqu'il est démontré déjà que l'être
est absolument simple et que tous ses attributs
sont identiques. Donc l'intelligence de l'Être
est l'Être même, ou l'Être même est l'intelli*
g^ence. Donc aussi, puisque l'Être est simple,
îofini, éternel, immuable, tout actuel et tout-
puissant, son intelligence, qui est lui, a
justement tous ces caractères.
Elle est simple, non discursive, non composée
126 DES ATTRIBUTS DE DIEU
comme la nôtre. En elle, tout est un dans la
distinction. Elle est infinie et elle s'étend à
Tètre infini môme, et à tout être relatif, possible
ou actuel. Elle est éternelle, c'est-à-dire égale*
ment présente à tous les temps, connaissant
tout dans un étemel présent. Elle est immuable,
immobile, et ne peut ni oublier ni acquérir.
Elle est donc tout acte, n'allant jamais comme
notre esprit de la puissance à l'acte, des
ténèbres à la lumière. Elle n'est point une
faculté, une puissance, une qualité de Tâtre;
elle est l'Être lui-môme, elle est son essence
môme. Bien plus, son acte présent d'intelli-
gence est sa substance méme\ Et enfin, elle
est sa toute puissance ^. Dieu, dit saint Augustin,
répété par saint Thomas, ne connaît pas les
choses parce qu'elles sont, mais elles sont
parce qu'il les connaît®.
Que connaît-il? Il se connaît d'abord lui-
même tout entier* Dieu est l'identité de Tin-*
• Ipsum intelligerô Dei est ejus substantia. P. !••, q. xiv,
a. 4.
2 Ibid., a. 8.
3 Universas creaturas et corporales et spirituales non
quia sunt ideo novit Deus; sed ideo sunt quia novit. 15 de
Trinit,, cap xiii. P. 1", q. xiy, a. 8.
DES ATTRIBUTS DE DIEU 127
teUi'g^ble et de Tintelligent, comme le dit
Âristote, comme le développe saint Thomas ^
citant, comme applicable à Dieu seul, ce mot
profond : « L*Étre gui connaît son essence
a est identique à son essence '. »
Non*seulement il se connaît lui-même, mais
il connaît tout ce qu'il a créé, puisque, du reste,
son intelligence, jointe à sa volonté, est la
cause de la création* Et il y a en Dieu non-
seulement ridée une de lui-même, mais encore
les idées multiples des choses diverses.
Et que sont en Dieu ces idées? Nul ne Ta
dit aussi bien que saint Augustin, répété par
saint Thomas : a Les idées sont les principes
«ou les raisons formelles des choses, raisons
« stables, immuables, indépendantes de tout
«principe autre qu'elles-mêmes; éternelles,
« sul]|sîstantes dans Tintelligence de Dieu. Elles
« ne naissent pas et ne meurent pas ; et pourtant
ft elles sont le modelé de tout ce qui peut
tt naître et mourir, de tout ce qui naît et
•
* Gum Deus eit actus purus, oportet quod in eo intell ectus
et intellectum sint idem omnibus modis. Ibid., a. 2.
^Omnis sciens, qui Bcit suam essentiam, es rediens ad
snam essentiam est rediens ad suam essentiam reditione
compléta*
128 DES ATTRIBUTS DE DIEU
a meurt ^ » Elles sont en Dieu et elles sont
Dieu. Dieu les voit parce qu'il se voit; mais s'il
est simple, comment peut-il voir en soi diverses
idées? 11 le peut, dit saint Thomas d'Aguin;
voici comment : « II connaît son essence, il la
« connaît juste autant qu'elle est connaissable.
« Il peut donc la connaître non^-seulement
« selon ce qu'elle est en elle-même, mais
« encore selon la ressemblance partielle qu'âne
« créature peut en avoir. Mais ce qui constitue
« l'espèce d'une créature, c'est son degré de
« ressemblance à cette essence divine. Donc,
« lorsque Dieu connaît son essence en tant
a qu'imitable par cette créature, il la connaît
« comme raison ou idée de cette même créa-
(c ture. Ainsi, Dieu voit en lui des idées dis-
« tinctes des choses '. »
* Ideœ sunt principales quaedam formae, vel rationes
rerum stabiles atque immutabiles, qiia ipsas formatae non
sunt; ac per hoc aeternae, ac semper eodem modo se
habentes, quae divina inteUigentia continentur. Sed cam
>psœ neque oriantur neque intereant, secundum eas tamen
formari dicitur omne quod oriri et interire potest, et omne
quod oritur et interit. Lib. De divers, Quœst., q. xlvi. — P.
q. XV, art. 2.
" Unde plures ideœ sunt in mente divina ut intellecta?
ab ipsa ; quod hoc modo potest videri; ipse enim essentiam
suam perfecte cognoscit; unde cognoscit eam secundum
D£S ATTRIBUTS DE DIEU 129
IV
Y a-t-îl en Dieu volonté, liberté, bonté,
amoup? y a-t-il providence de Dieu au monde?
Je ne puis m'empècher d'affirmer de nouveau
que ridée d'être bien déployée, si Ton sait
mettre de côté l'habitude que nous avons de
tout restreindre, de tout abstraire, de placer,
même dans l'être, la négation qui n'est faite
que pour le néant, et de n'oser jamais pleine-
ment soutenir l'universelle affirmation, l'idée
d'être, je le répète, est identique à celle de
force, d'intelligence, de volooté, de liberté,
d'amour. Otez quelques-unes de ces choses,
vous tuez celui qui est. Ne le comprend-on
pas? Otez rinlelligence, ôtez l'amour, ôtez la
omnem modum quo cognôscibilis est. Potest autem cognosci
non solum secundum quo in se est, sed secundum quod
est participabilis secundum aliquem modum similitudinis
a creaturis. Unaquaeque autem creatura habet propriam
speciem secundum quo aliquo modo participât divinae
essentiae similitudinem. Sic igitur in quantum Deus co-
gnoscit suam essentiam ut sic imitabilem a tali creatura,
cognoscit eam ut propriam rationem et ideam hujus crea-
tursB; et similiter de aliis. Et sic patet quod Deus intelligit
plures cationes proprias plurium rerum, quœ sunt plures
ideae. ?. q. xv, art. 2.
130 DES ATTRIBUTS DE DIEU
liberté qui ôte Tamour, vous éteignez le regard,
vous arrachez le cœur de Celui qui était. Et
vous lui ôtez si bien l'être qu'alors vous dîtes :
Il n'y a pas de Dieu. Vous le dites et devez le
dire. Il n'y a plus d'être au-dessus de nous;
il n'y en a plus qu'au-dessous. Noua sommes
supérieurs k ce Dieu détruit, d'une supériorité
incomparable, puisque nous connaissons, vou**
Ions, aimons. Il n'y a plus d'être absolu.
Mais indépendamment de la déduction p08«
sible de l'être à la bonté, à l'amour, la raison
pose directement par son procédé principal,
que Dieu est infiniment bon, libre et aimant,
puisqu'il y a en nous des traces de liberté,
d'amour et de bonté.
Dieu est libre, il est bon et il aime ; et tout
cela, quand au rapport de Dieu au monde, se
résume en un mot qui implique aussi sa
sagesse et sa puissance, le mot de Providence,
ou de gouvernement paternel du monde.
Je sais bien qtie les sophistes de tous les
temps regardent ces mots comme vides de sens*
La Providence, le Roi du monde, le Père des
hommes, ce sont des mots, bons pour les
Catéchismes et pour les enfants de huit aD8>
dit Hegel.
DES ÀTTRIBDTS DE DIEU 131
Mais il se trouve précisément, selon nous,
que ce sont là les mots pleins ; tandis que les
mots abstraits, môme exacts, sont vides.
Si les sophistes, sur cette question, comme
sur les mots qui s'y rapportent, voient le con-
traire de ce que nous voyons, cela doit être et
s'explique par ce fait étrange trop peu connu,
savoir que^ comme l'ont dit Platon et Leibniz,
les sophistes sont des esprits tournés de telle
manière qu'ils voient tout renversé. En effet,
ce sont des esprits parvenus artificiellement
à ne plus voir les choses, mais seulement la
peDsée abstraite qu'ils en ont. Ces esprits sont
donc. comme des yeux qui seraient parvenus,
par artifice, en changeant la nature du regard,
à ne plus voir les objets mêmes^ mais les
images de ces objets sur la rétine. Ils verraient
donc les objets renversés, puisque l'image des
objets sur la rétine est toujours renversée. C'est
ainsi, dis-je, que les sophistes voient à rebours.
Dès lors, quand on retourne ce qu'ils affir-
ment, on a la vérités
Je demande comment il est possible de ne
pas voir que Dieu gouverne le monde par sa
Providence. Je demande quel degré d'effacement
et de renversement intellectuel il faut avoir
132 DES ATTRIBUTS DE DIEU
atteint pour dire avec Lucrèce ceci : « Ne
'( pensez pas que les yeux nous aient été
« donnés pour voirie monde qui nous entoure;
« que nos pieds sont flexibles afin de marcher;
c( que des bras vigoureux, que deux mains, op-
te posées et adroites, nous ont été donnés pour
« nous en servir ; tout ce qu*on interprète ainsi,
« on rinterprète à contre-sens : on renverse
« tout. Rien ne nous a été donné pour que
« nous en fassions usage ; mais ce qui se trouve
« être, c'est là ce qui décide l'usage que l'on
« en fait*; »
Est-ce croyable? En quoi Lucrèce differe-t-il
ici de celui qui dirait : Les hommes pensent
qu'ils ont les pieds en bas, la tète en haut,
mais c'est le contraire?
* Lumina ne facias oculorum clara creata
Prospicere ut possimus; et ut proferre viai
Proceros passus, ideo vestigia posse
Sararum ac feminum pedibus fundata plicari ;
Brachia tum porro yalidis aptata lacertis
Esse, manusque datas utraque ex parte miaistras
Ut facere ad vitam possimus, quse foret usus.
Caetera de génère hoc inter quœcumque pretantur,
Omnia perversa prxpostera sunt ratione;
Nil ideo natum est in nostro corpore ut uti
Possimus, sed quod natum est id procréât usum.
Lucrèce.
DES ATTRIBUTS DE DIEU 133
Disoûs-Ie nettement, il faut avoir perdu le
sens et avoir abdiqué sa raison pour ne pas
reconnaître que Toeil nous a été donné pour
voir, les membres pour agir et marcher; pour
ne pas comprendre qu'une science profonde et
une bonté profonde, soutenues d'une puissance
infinie, ont construit notre corps et ce monde,
et ont laissé leur marque et comme leur signa-
ture sur l'ensemble et sur .chaque détail. Lais-
sons les raisonnements abstraits : voici de
palpables réalités.
Hier, je tenais dans mes mains un lambeau
de chair, découpé par la science sur un cadavre.
C'était une partie de Vaorte prise au point
où ce tronc artériel sort du cœur. J'admirais
cette porte du cœur, par où la vie jaillit avec
le sang dans tout le corps : porte construite
de telle manière qu'elle est toujours à la fois
ouverte et fermée; parfaitement ouverte et
solidement fermée ; ouverte d'un côté, fermée
de l'autre : ouverte pour la vie qui s'élance, et
fermée pour la vie qui chercherait à reculer.
ie palpais ce tissu aussi mince qu'une feuille
de rose, mais d'une incomparable solidité;
dressé à disparaître, comme s'il n'existait pas,
devant le sang qui sort du cœur, et à reparaître
n 8
134 DES ATTRIBUTS DE DIEU
inflexible dès que le flot s'arrête et revîe^t un
moment vers le cœur. Le plus petit reflux
ramasse lui-même les trois parties de la barrière,
les adapte par son mouvement et les renferme
devant lui. Mais, de peur que le léger tissu,
trop bien collé sur la voûte du canal, ne puisse
une fois s'y oublier à contre-temps, chacun des
plis de la valvule est muni d'un bouton que le
reflux saisit nécessairement pour s^enfermer
lui-même; et ce jeu délicat s'exécute, dans ma
poitrine^ à chaque battement de cœur, s*accé^
lérant sous Témotion, s'adaptant dans sou
rythme à ma pensée, à mon besoin, à mon
essor, à Télan de mon âme ; se calmant pendant
mon sommeil, pour y reprendre la régularité
mathématique qui me repose et me répare. Et
ceci continue en moi pendant un demi-siècle,
peut-être pendant un siècle, pour me rendre
la vie à chaque battement du cœur^ et emportai"
la mort dans Tintertalle.
Or^ la vie entière de mon corps et tout le
mécanisme de ma vie, tel que la science le
bonnaît aujourd'hui, se compose d'un million
de détails pareils, portant tous de la même
manière la signature de l'ouvrier; de plus tous
concourent au même but; de plus tous ces
DES ATTRIBUTS DE DIEU 135
détails, adaptés entre eux dans Ttinité de ma
vie, s adaptent à leur tour à Tunîté de la vie
générale, et à d'autres millions de merveilles
au sein desquelles je vis.
Ce cœur dont Timpulsion toujours nouvelle
me rend la vie à chaque seconde, oîi la prend-il?
Elle lui vient du dehors : une source perpé-
taelle qui vient en nous, sans nous, et dont la
bienfaisance incessante vient habiter en ma
propre poitrine, lui en apporte Talimeot prin-*
cipal. Des milliers d'aliments secondaires sont
sous mes mains; il y a une autre vie que la
mienne qui les produit et les fait naître autour
de moi« Il se trouve que j'ai faim et qu'il y a
da pain, et que de plus ce pain me donne la
vie. Et cette faim et ce pain, et ce pouvoir
donné au pain de maintenir la vie et les innom-
brables moyens d'en venir à l'effet, tout cela se
compose encore de milliers de détails adaptés
Tan à l'autre) dont chacun pris à part est un
prodige, et dont l'ensemble, on peut le dire,
est la vue même des mains de Dieu et du
travail^de Dieu pour me nourrir.
Ayant que je fusse, et que le premier homme
fut, Dieu a construit ce globe dont la matière
a été un nuage. lien a fait un rocher, travaillé
13G DES ATTRIBUTS DE DIEU
dans le feu ; il â refroidi cette lave brûlante,
a revêtu le rocher d'eau, et Ta mis à portée du
soleil. Il a tracé, sur l'Océan qui couvrait tout,
le plan d'un palais et d'un jardin, et a fait
sortir le palais et le jardin du fond des eaux.
Puis, sur le sol aride du jardin, il a répandu
cette terre féconde qui vient des plantes, et il
lui a ordonné de produire les plantes. La
demeure était magnifiquement ornée et riche-
ment pourvue de fruits et d'aliments ; il y avait
d'ailleurs, partout déposés sous le sol, des
instruments, et, au besoin, des armes et des
trésors. Dieu y créa une autre merveille, des
serviteurs animés, des forces dociles : les ani-
maux.
Et le plan de toute cette demeure, aux yeux
de la science qui sait voir, est manifestement
un plan tracé par une intelligente bonté pour
l'éducation d'une race d'hommes.
Quand tout fut prêt, il y eut un jour sem-
blable au jour présent, et mesuré par le même
soleil, jour dont la date est certaine quoique
inconnue; il y eut un lieu où l'homme qui,
l'heure d'avant, n'était pas sur la terre, y fut
placé.
Au milieu de ce monde muet et inintelligent
DES ATTRIBUTS DE DIEU 137
paraît subitement un être qui se tient deboat,
qui parle, qui pense, et qui parlant à l'invisible
lui dit : Mon Père!
Tout cela est ainsi : et nous le voyons de nos
yeux.
Mais qui fut la nourrice et la mère de cet
homme naissant? Qui a fait marcher et parler
le premier homme? Il n'y a pas de choix : c'est
Dieu.
Dieu, comme ce roi poétique dont parle Vir-
gile, qui portait son enfant dans ses bras,
Ipse sinu prae se portans,
et qui, pour passer un torrent, l'attachait à sa
lance. Dieu, créateur et roi du monde, dans ce
moment de transition des choses, portait aussi
lui-même son enfant dans ses bras, et le tenait
attaché à son sceptre.
Malheur à qui penserait sans émotion et sans
adoration à ce moment unique et merveilleux
de l'histoire, à ce jour de naissance du genre
humain !
11 s'agît bien ici de Providence, mot trop
abstrait encore et trop froid pour exprimer ce
que j'ai sous les yeux! H y a ici mon père et ma
mère bien aimés! Il y a ici les bras et la sagesse
II 8.
138 DES ATTRIBUTS DE DIEU
d*un père, le cœur et le sein d*une mère, père et
mère éternels, qui lont Dieu.
Je croirais que ce Père, qui m'a créé de rien,
qui m'a déposé sur cette terre, qui entretient
ma vie, qui me donne la pensée et l'amour, ne
veille plus sur moi! Non, je croîs, et je vois ce
que, grâce à Dieu, Ton apprend aux enfants
parmi nous, et ce que les plus petits enfants
croient et comprennent : je crois et je com-
preûds, et ne puis pas ne pas comprendre que
son regard est constamment sur moi, qu'il voit
mes plus secrètes pensées, connaît tous les
mouvements de mon cœur, que dans chacnn
des battements de ce cœur, lui*méme mé pro-
voque à l'aimer, et que, toujours présent et
assidu, il travaille à mon éducation céleste,
jusque dans le détail des moindres mouvements
de ma vie.
Je crois, je comprends, et ne puis pas [ne pas
comprendre qu'il en est ainsi de chaque homme
et du genre humain tout entier. Quand je saurai
la philosophie de l'histoire, comme je crois
savoir aujourd'hui celle de ma propre vie, je
comprendrai la marche providentielle de Diea
dans l'histoire de l'humanité, comme je la vois
dans mon histoire; et si le progrès du monde
DES ATTRIBUTS DE DIEU 139
est si lent, cela tient à la cause qui rend lent
mon propre progrès. Or je ne sais que trop ce
qui a ralenti ma marche*
Je saurai que Dieu concourt aux événements
comme il concourt à nos pensées et à nos mou-
vements, et qu'il a un but en traçant le plan de
l'histoire, tout aussi bien qu'en traçant le cours
de l'année. Le but du plan visible de l'année est
une moisson : le but de l'histoire des siècles
n est-il pas aussi une moisson?
Pourquoi les siècles marchent-ils, si ce n'est
pour mûrir la moisson dont parle l'Evangile, et
pour préparer le travail des moissonneurs que le
Père de famille enverra?
Il me semble que si l'on veut sortir des
abstractions pour regarder, selon la nature du
regard humain, ce qui est sous nos yeux, on
voit, sans qu'il soit possible de contesteri la
présence de Dieu dans le monde*
J'avoue toutefois qu'il y a une ombre dans le
tableau, et comme une continuelle contra-
diction qui jette beaucoup d'hommes dans le
doute. Cette ombre, cette contradiction, c'est
la mort. La mort empoisonne tout et détruit
tout; la mort tient en échec tout le reste et
anéantit tous les dons de Dieu. Oi!i est alors la
140 , DES ATTRIBUTS D£ DIEU
Providence? OÙ est le Père? Car, par la mort,
son œuvre est nulle.
Oui, si la mort est le néant. Mais, si elle est
l'immortalité, comme l'affirme la vie que nous
portons en nous, et qu'il faut croire plutôt que
cette ombre inconnue qui nous effraye, alors
tout au contraire la mort n'est plus qu'un der-
nier trait ajouté à la perfection du tableau. Elle
est le trait qui explique tout et qui justifie tout;
elle devient la lumière qui transfigure l'en-
semble, et lui donne un sens éternel; car elle
est dans l'œuvre de Dieu, ce qu'est dans la vie
•
de mon intelligence et de mon cœur cet acte
principal de ma raison et de ma volonté,
qui, pour entrer dans l'infini de Dieu, comme
s'exprime Fénelon, brise et sacrifie, par le
secours de Dieu, les limites de mon întelligenoe
et de ma liberté.
Ceci doit être expliqué plus au long quand
nous parlerons de la mort et de l'immortalité de
l'homme, et aussi de la mort de ce monde et de
sa reconstruction, dont Leibniz dit ce mot :
« Ce globe sera détruit et réparé dans les
« moments que le demande le gouvernement
(( des esprits. »
DES ATTRIBUTS DE DIEU 141
Avant de terminer cette étude des attributs de
Dieu, nous ne pouvons pas ne pas indiquer à
quoi nous semble correspondre, en Théologie,
cette distinction philosophique, si vraie des
attributs de Dieu, en attributs métaphysiques,
intellectuels et moraux. Cette distinction répond
au dogme de la Trinité, s'il est vrai que, comme
le dit saint Thomas d'Aquin, la distinction des
personnes repose, dans la sainte Trinité, sur la
procession du Verbe à partir du principe qui le
parle, et de T Amour à partir des deux ^
Puisque les écrivains non catholiques abusent
de ce mystère divin, et que les Panthéistes
fondent sur ce dogme tout leur système; que,
par exemple, tout le livre de Lamennais en est
une fausse application, et tout le système de
Hegel une interprétation absurde, je ne vois pas
pourquoi il serait interdit aux chrétiens de con-
sidérer, en philosophie, à la suite de saint
* Beata Trinitas distinguitur secundum processionem
Vprbi a Dicente, et Amoris ab utroque.
m DES ATTRIBUTS DE DIEU
Thomas d'Âguin, de saint Augustin et des
autres, le côté philosophique de ce dogme et ses
applications possibles à la science de l'homme
et du monde.
Ici nous n'en dirons qu'un mot. Nous dirons
que, si la philosophie chrétienne se développe,
c'est-à-dîre si la seule philosophie possible et
utile aujourd'hui est appelée à porter ses fruits, •
les sages finiront par savoir que la force, Tin-
tellîgence, l'amour, ces trois radicales distinc*
tiens, sont à l'être absolu ce que les trois
dimensions sont au corps, et qu'elles en cons-
tituent l'unité comme le produit des trois
unités de dimension constitue l'unité du solide;
qu'elles n'en détruisent pas plus la simplicité
que la simplicité de l'élément infinitésimal du
solide n'est détruite parce qu^on y doit distin-
guer les éléments des trois dimensions; qu'enfin
s'il est vrai que dans les organismes vivants, la
plus haute perfection correspond au maximum
d'invidualilé ou d'unité jointe au maximum
de distinction des organes, dans la vie absolue
la perfection consiste dans l'unité absolue unie
à la distinction absolue. Or l'unité absolue,
c'est la simplicité et la distinction absolue, c'est
la distinction de personne à personne. Si donc
0£S ATTRIBUTS DE DIEU 143
la vraie philosophie se développe, on com-
)rendra ce qa*ont dit quelques théologiens, que
'a distinction des personnes est, en Dieu, la
condition de la simplicité, loin d'en être la
négation. On comprendra le mot de saint
Thomas d'Aquin : « L'unité et la pluralité
« transcendante sont identiques ; » et celui de
saint Hilaire de Poitiers : « Notre Dieu n'est
«pas solitaire quoiqu^il soit un. » On com-
prendra la vérité de ces comparaisons et de ces
conceptions, et surtout leur insuffisance, et Ton
saura Tincompréhensibilité du mystère.
Et, tout en sondant toujours par la contem*
plation et par l'étude l'insondable profondeur
du mystère, on $e tournera surtout à son adora-
tion et à son cuite d'imitation. On y verra la
source de toute science, de toute vertu ^ la vie
même et l'immortalité. Nous avons pesé tous
ces mots. On y verra le cœur du Christianisme!
le dernier vceu du Christ : « Qu'ils soient un,
« ô mon Pàrel comme nous sommes un. n Ou
y verra, et la perfection de chaque âme, et
l'organisation du monde à venii^ et de la
Bociété idéale du ciel, qui sera, selon la prière
du SauveUr, une pluralité de personnes en un»
CHAPITRE IX
PROCÉDÉ INFINITÉSIMAL
I
Nous avons achevé la démonstration de
l'existence de Dieu, de Dieu caractérisé par
ses attributs. Mais, comme nous l'avons an-
noncé déjà, il nous reste à développer deux
points fondamentanx gui ajouteront singuliè-
rement à la force de cette démonstration.
En premier lieu nous montrerons, ce que
nous avons afilrmé bien des fois dans les
pages précédentes, que la démonstration de
l'existence de Dieu, qui n*est que l'application
à son objet propre de Tun des deux procédés
essentiels de la raison, est rigoureuse comme
une démonstration mathématique proprement
dite, ce qu'affirment Descartes et Leibniz; et
PROCÉDÉ liNFlNlTÉSlMÂL 145
qu'elle a cette rigueur parce qu'elle n'est autre
chose que l'un des deux procédés de la géo-
métrie, qui correspondent aux deux procédés
généraux de la raison. Elle est le procédé
infinitésimal, appliqué non plus à Tinfîni géo-
métrique abstrait, mais à l'inSni substantiel,
qui est Dieu.
Eu second lieu nous montrerons que l'A-
théisme contemporain, qui est très conséquent
et très savant, est une démonstration de l'exis-
tence de Dieu par l'absurde, et qu'il n'est
autre chose que le procédé principal de la
raison retourne, et le procédé géométrique
infinitésimal appliqué à rebours.
Et d'abord, quant au premier point, Des-
cartes insiste beaucoup sur la rigueur mathé-
matique de la démonstration de l'existence de
Dieu. « Quand j'y pense avec attention, dit-il,
«je trouve manifestement que l'existence ne
« peut non plus être séparée de l'essence de
« Dieu, que de l'essence d'un triangle rec-
« tiligne, la grandeur de ses trois angles égaux
« à deux droits. » Ailleurs, il dit : « Il est
« certain que je ne trouve pas moins en moî
« ridée d'un être souverainement parfait, que
« celle de quelque figure ou de quelque nom-
II
Î46 THÉODICÈE
« bre que ce soit : et je ne connais pas moins
« clairement et distinctement qu'une éternelle
« et actuelle existence appartient à sa nature,
« que je connais que tout ce que je ne puis
« démontrer de quelque figure ou de quelque
« nombre appartient véritablement à la nature
« de cette figure ou de ce nombre : et par-
(«tant l'existence de Dieu devrait passer
« en mon esprit pour aussi certaine que j'ai
« estimé jusques ici toutes les vérités malhé-
« matiques*. »
Ainsi pensait Descartes. Leibniz, nous l'avons
vu, pensait de même. Les deux plus grands
mathématiciens qu'ait vus le monde ont affirmé
que la démonstration de l'existence de Dieii
a la rigueur de toute démonstration mathé-
matique.
Or, non-seulement la vérité de l'existence
de Dieu, prise sous un certain point de vue,
est du même ordre que les vérités mathéma-
tiques, quoiqu'elle soit en outre expérimen-
tale en même temps qu'elle est idéale ; elle est
dis-je^ de cet ordre en ce qu'elle est une idée
nécessaire qui ne peut pas ne pas être vraie,
^ Troisième méditation.
PEOGÉDÉ INFINITESIMAL 147
Dieu étant Têtre dont l'essence ou l'idée im-
plique Texistence, comme l'essence du triangle
implique Tégalité des trois angles à deux droits.
Non-seulement il en est ainsi, mais nous allons
montrer en outre, comme nous venons de
rannoncer, que la démonstration de l'existence
de Dieu, telle que tous les hommes la pratiquent
vulgairement, poétiquement, telle que les vrais
philosophes l'ont développée, n'est autre chose
çu'un procédé universel, dont le procédé ma-
thématique par excellence, le procédé infinité-
simal de Leibniz, est un cas particulier et
Bt une application spéciale.
«Il y a, dit Leibniz, de la métaphysique,
« de l'harmonie, de la géométrie, de la morale
«partout. » 11 y a donc, d'après Leibniz, de la
féométrie dans la métaphysique, ou plutôt il
f a une sorte de mathématique universelle^ que
cherchaient Descartes et Leibniz, et dont Leib-
iiz surtout a trouvé le fondement. C*est cette
dée, sans aucun doute, qu'il poursuivit dans
ion traité intitulé : de Scientiâ infiniti. Tout le
lix-septième siècle, du reste, est plein de cette
dée de l'infini. La Théologie, la métaphysique^
es mathématiques, môme les traités ascétiques
le cette époque en sont remplis. Tous les pen-
148 TUÈODICÈË
seurs de ce temps la poursuivent. Pascal,
Fenuat, Wallis, Descartes, l'approfondissent.
Mais Leibniz surtout l'applique aux mathéma-
tiques par la merveilleuse invention du calcul
infinitésimal, découverte qui transfigure cette
science, et lui donne le plus grand élan qu elle
ait reçu et qu'elle puisse recevoir.
Or, voici ce qu'est le procédé infinitésimal de
Leibniz. Sans aucune connaissance spéciale on
en peut comprendre l'idée.
Les mathématiques traitent des formes, des
mouvements, des vitesses, c'est-à-dire des effets
de la force agissant dans l'espace et le temps.
Or, la difficulté dans les recherches mathéma-
tiques, « c'est-à-dire dans les recherches sui
« les formes et les mouvements, vient de
« qu'il y a continuité dans les lignes
« vitesses * . »
Et en effet, comment atteindre la continuité
Comment saisir, dans les formes ou dans le
mouvements, le passage d'un point au suivant
Qu'est-ce que le point qui suit un autre point
Est-ce le même point ou sont-ce deux points
Si c'est le même point, que peut-on dire d|
' Traité du Calcul infinitésimal y de Lacroix, p. 88.
de d
et le!
PROCÉDÉ l5ri51TÊSI)llL !4î
passag^e ou rapport de ran à l'aotre? Si c'est Dn
autre poiot séparé par Tespace, si petit que soit
l'interyalle, ce n'est pas le point suivant ; car
entre deax points qaelconqnes, séparés par on
intervalle, il y a toujours on espace divisible à
TiofiDÎ, c'est-à-dire de quoi placer autant de
points géométriques que Ton voudra. Cette
question est un labyrinthe on l'on se perd. C'est
pour cela qu'on avait fait le livre, dont parle
Leibniz, intitulé : Ijobyrinikus de compontione
toniinui. Et pourtant, dans l'analyse des formes
et des mouvements, il faut connaître la loi dn
passage d'un point au point suivant, sans quoi
la continuité nous échappe. Hais deux points
consécutifs coïncident, sans quoi il y en aurait
aussitôt une infinité entre les deux. 11 fallait
donc analyser et trouver le rapport de deux
points contigus, distincts, quoique coïncidents,
et saisir la loi du passage de l'un à l'autre. Il
fallait analyser l'indivisible, selon l'expression
de Leibniz, qui nommait son calcul « Analyse
des indivisibles (Analysis indivisibiliwn). >i Mais
celte «analyse sortait évidemment de l'analyse
des quantités finies, et entrait dans Tinfinî,
dans Tinfiniment grand etTinfiniment petit, ces
deux choses que Leibniz nomme : « les deux
150 TUÉODIGËE
extrémités de la quantité prises en dehors de la
quantité {extremitates quantitatis non inclmœ $ed
$eclus3B). » On entrait dans l'indivisible ou Tinfi-
niment petit en trouvant le rapport de deux
points qui coïncident, et on entrait à la fois
dans rinfiniment grand et Tinfiniment petit, en
considérant les courbes comme des polygones
d'une infinité de côtés infiniment petits. C'est
i
pourquoi Leibniz nommait encore son analyse :
« Analyse des indivisibles ou des infinis (Analysis^
indivigibilium seu infinitorum). » Il fallait en un
mot poser à la base du calcul l'idée des deux,
infinis actuels, Tinfiniment grand etTinfiniment
petit, idée sans laquelle on n'est pas géomètre, i
dit Pascal ; et il fallait considérer ce double infini
géométrique comme actuellement existant, si
Ton voulait saisir l'essence des formes et des ^
mouvements, Pai* là Leibniz conçoit réellement
la continuité. Il conçoit deux points contigus,
distinct dans leur essence quoique coïncidant
dans l'espace.
Ce n'est pas tout. Comment saisir le rapport
de ces deux points? Le voici. C'est en partant
du rapport de deux points considérés comme
séparés par une distance finie. Par la géométrie
ordinaire des quantités finies, on trouve le
PROCÉDÉ INFINITÉSIMAL 151
rapport de deux points séparés; puis on affirme
qu'en annulant la distance des deux points,
c'est-à-dire en passant du fini à l'infini par
ranéantissement de l'intervalle, obstacle à la
continuité, l'essentiel du rapport subsiste, tout
en perdant une partie variable qui dépendait de
la distance plus ou moins grande des points,
quand ils étaient séparés par l'espace.
Ainsi, pendant que l'analyse ordinaire des
quantités finies, ne pouvant atteindre la conti-
nuité, ni l'essence du rapport des points n'attei-
gnait entre deux points donnés, séparés par un
intervalle défini, qu'un rapport particulier tou-
jours différent selon la position et la distance
des points donnés, voici que l'analyse infinitési-
male trouve le rapport de deux points contigus
quelconques, rapport invariable, toujours iden-
tique pour la série infinie de tous les points de
la courbe donnée et pour toute courbe de môme
espèce. C'est ce qu'on nomme la loi de l'ac*
croissement des grandeurs, antérieure à toute
quantité d'accroissement. C'est la loi môme de
la génération des formes d'un genre donné. On
s'élève, par le procédé infinitésimal, de la
grandeur finie à la grandeur infinie, c'est-à-dire
a l'immensité géométrique, dans sa richesse
152 THÉODICÊE
infinie et sa continuité absolue. On atteint l'im-
mensité même, Timmensité abstraite, mais non
pas l'immensité vague et indéterminée, mais bien
rimmensité intelligible et pleine de ses lois éter-l
nelles, des lois et des idées de toutes les formes.
Le procédé infinitésimal anéantît la grandeur,
finie des formes, pour obtenir les lois et lesi
essences des formes réalisables par la grandeur.
Il supprime la quantité mobile, mais il con-
serve l'immuable essence. Les dimensions s'é-
vanouissent, mais les rapports des dimensions
subsistent, rapports invariables pour chaque
nature de formes concevables.
Supprimer dans les formes le vadable et con-
server le nécessaire; ramènera la simplicité la
multitude des points, pour détruire leurs rap-
ports accidentels, sans détruire leurs rapports
essentiels; rentrer dans l'infini par le recueille-
ment de la grandeur et de la dimension en un
seul point, oil subsiste et où se découvre la loi
de génération de ces multitudes, tel est le
procédé infinitésimal. C'est, en un mot, si l'on
ose le dire, remonter aux lois et aux formes
mathématiques telles qu'elles sont éternelle-
ment en Dieu, indépendantes de toute grandeur
et de toute dimension.
PROCÉDi; INFINITÉSIMAL 153
Ainsi le procédé mathématique infinitésimal,
tout comme la démonstration platonicienne et
cartésienne de l'existence de Dieu, va du fini à
rinfini, du contingent au nécessaire, du variable
à l'éternel, de l'individuel à l'universel *; et il
procède exactement de la même manière,
efPaçant toutes les limites de contingence et de
variation, dégageant l'essence dans les réalités
particulières, poussant à zéro l'accident, et
l'essentiel à l'infini.
Donc le procédé infinitésimal des mathémati-
ques est précisément un cas et une application
particulière d'un procédé universel, fonda-
mental, par lequel l'esprit humain s'élance,
dans un acte aussi sublime, aussi certain que
simple, de toute donnée finie à l'infini.
Un même procédé général s'applique au rap-
port du fini à l'infini, soit en géométrie, soit en
métaphysique. Or, appliqué à la géométrie, il
produit des merveilles, et ce qu'il donne est
infailliblement certain : est-il possible qu'ap-
pliqué à la métaphysique, il ne produise plus
que l'erreur.
^ Il est clair qu'en mathématiques l'esprit ne sort pas de
l^ abstrait, et va du fini abstrait à l'infini abstrait.
154 TBËODIGÊE
Je demande s'il est raisonnable d'admettre
qu'an procédé, inné à Tesprit humain, pratiqué
de fait, implicitement, ou explicitement, par
tous les hommes; un procédé qui est le fond de
la poésie, cette fleur de la vérité; un procédé
que tous les philosophes du premier ordre ont
aperçu ou décrit plus ou moins clairement; et
qui enfin, par le progrès des sciences, venant à
s'appliquer aussi à la géométrie S y manifeste,
par les plus étonnantes découvertes, la rigueur
de sa certitude et la grandeur de sa puissance;
je demande, dis-je, s'il est permis d'admettre
qu'une telle méthode ne sera vraie qu'en géo-
métrie, et aura été appliquée à tort, depuis le
commencement du monde, par le sens commun
par la poésie, par la philosophie, à la démons-
tration et à l'étude de l'infini vivant? Cela ne
peut pas être. Il y a nécessairement solidarité
entre les deux applications du procédé, et sa
certitude géométrique confirme sa certitude
métaphysique.
Jamais on n'avait établi Tidentité du procédé
^ A vrai dire, le procédé s'appliquait à la géométrie dès
l'origine de la science, par la notion des limites et celle des
infiniment petits, mais il n'y est entré pleinement et métho-
diquement que depuis Leibniz et Newton,
PROCÉDÉ INFINITÉSIMAL 155
infinitésimal géométrique et du procédé fonda*
mental de la vie raisonnable, par lequel se
démontre Dieu. Nous signalons pour la première
fois, explicitement, directement cette identité S
à l'étude de laquelle nous consacrons une
partie de notre Traité de Logique, et nous
démontrons par là ce que Descartes et Leibniz
ont affirmé sans le prouver, savoir : que la
démonstration de l'existence de Dieu est d'une
rigueur mathématique. Du même coup nous
introduisons en Logique théorique la connais-
sance plus claire d'une vérité qui n'y est pas
assez développée, savoir : que la raison a
deux procédés rigoureux, non pas un seul; que
le syllogisme n'est pas la seule forme du
raisonnement; qu'il y en a une autre, radica-
lement distincte de la première, mais également
^ Wallig, Newton, et surtout Leibniz ont dit l'équivalent,
mais en termes trop peu explicites. J'ai njpondu aux
objections qui m'ont été faites sur ce point, par une IntrO"
duction à la Logique, qui me paraît avoir terminé le débat.
Qu'on me permette de dire que les objections ont été,
toutes et toujours, fondées sur les plus étranges malen-
tendus; malentendus que ne justifiait certainement pas
y ensemble de mon exposition, mais auxquels j'ai néces-
sairement donné lieu par quelque détail obscur, ou quelque
mot mal défini. Dans les éditions successives, notamment
dans celle-ci, j'ai cherché à corriger ces taches.
156 TBÉODIGÈE
certaine, et que ces deux procédés logiques
correspondent aux deux méthodes de la géo-
métrie, la méthode algébrique déduclive par
voie d'identité, et la méthode infinitésimale qui
atteint Tinfiui à partir du fini. Nous croyons que
Leibniz savait cela, mais il ne l'a pas dit claire-
ment, ni surtout démontré. Il en a insinué
quelque chose, mais on ne Ta pas compris.
C'est peut-être ce qu'il se réservait de déve-
lopper dans son ouvrage sur la science de
r Infini.
Le procédé géométrique infinitésimal, décou-
vert comme forme méthodique de calcul, par le
dix-septième siècle, père des sciences, a trans-
figuré les mathématiques, science infaillible,
et en fait la puissance et la gloire. Ce procédé
s'est vérifié par ses applications géométriques et
mécaniques. Il atteint des lois et des formes
que l'analyse des quantités finies ne peut
atteindre en aucune sorte; il résout avec une
incomparable facilité les problèmes que l'ana-
lyse des quantités finies résout avec labeur;
c'est une méthode nouvelle et transcendante
selon toute la portée et toute la vérité du mot.
D'où l'on peut conclure, ce me semble, que
ce même procédé, quand la philosophie en aura
PROCÉDÉ INFINITÉSIMAL 157
tien compris runjversalité, la portée, la rî-
gaeur, transformera la philosophie, comme il
a transformé les mathématiques; résoudra des
questions que les plus longs circuits de raison-
nement déductif étaient impuissants à résoudre,
et rendra prompte, facile, saisissable aux plus
simples esprits la solution de celles que les
g^énies les plus puissants résolvaient avec peine.
Je parle de cette opération fondamentale de
la vie raisonnable , de cet acte de souveraine
raison qui s'élance de toute donnée finie, vers
l'infini, source actuelle et modèle éternel de la
donnée finie qu'on aperçoit; — qui affirme
l'existence actuelle, infinie, de tout l'être, de
toute la beauté, de toute la force et de toute la
bonté dont on aperçoit quelque trace ; — qui
dit, en sentant l'être, et la vie, et ses bornes :
Otez ces bornes, il y a un être infini, actuelle-
ment, infiniment vivant; — qui dit : Je connais
qnelque chose, donc il existe une intelligence
infinie; j'aime, donc il existe un amour infini;
je vois l'espace borné, le temps qui passe, donc
il existe une grandeur infinie et une éternité :
il y a des traces de beauté, donc il y a une
beauté suprême; il y a des traces de bonheur,
donc il y a un bonheur plein et une félicité sans
158 THÉODIGÉE
bornes. Oui, ces simples et vulgaires raisonne^
men(S| qu'ont faits implioitement tous les bons
cœurs et tous les esprits droits depuis le oom^
meuoement du monde, constituent une très
simple, très puissante et rigoureuse méthode,
qu'en aucun temps encore les savants et les
sages, quoique l'entrevoyant, n'ont osé appli-
quer, par cela même qu'elle leur paraissait à la
fois trop puissante et trop simple. Je répète
que cette méthode infinitésimale, identique au
procédé mathématique correspondant qui n'en
est qu'une application particulière, renouvel-
lera la Philosophie quand la Philosophie enfin
voudra s'en emparer, l'appliquer pleinement et
hardiment.
II
Nous avons dit, au commencement de cette
Théodicée, que, s'il est une vraie preuve de
l'existence de Dieu, cette preuve doit corres-
pondre à quelque procédé vulgaire, quotidien,
essentiel et fondamental de la raison humaine;
nous avons constaté dans Tâme et dans l'esprit
humain une tendance universelle qui, voulant
PROCÉDÉ INFINITÉSIMAL 159
toujours agrandir, embellir, élever comme à
l'infini toute trace d'être, de beauté, de bonté
que nous offre le tnonde, s'élève à Dieu par ce
procédé poétique, qui n'est que l'élan môme de
la raison, La plupart des esprits, les plus
simples, vont à Dieu par cette voie. Nous avons
reconnu que les démonstrations de l'existence
de Dieu données par les vrais philosophes,
depuis Platon jusqu'à Descartes, ne sont pas
autre chose que cette méthode vulgaire traduite
eu langue philosophique. Nous avons dit l'es-
sence de ce procédé; nous avons affirmé et
montré avec Descartes, avec Leibniz, que cette
démonstration est aussi rigoureuse que toute
démonstration mathématique; et enfin nous
avons tait voir que ce procédé vital et fonda-
mental de l'esprit humain est un procédé
universel, dont le procédé mathématique infi-
nitésimal n'est qu'une application particulière,
11 reste maintenant à comprendre comment,
s'il est vrai que la démonstration de l'existence
de Dieu est le plus simple et le plus spontané
comme le plus grand et le plus essentiel des
actes de la raison ; s'il est vrai que la philo-
sophie Tait décrite, analysée, raisonnée, avec
détail et précision, et qu'aujourd'hui cette
\m THÉODICEE
démonstration a nianifeslement acquis une cer-
titude mathématique; il reste, disons-nous, à
comprendre comment il peut y avoir des athées,
comment il y en aura toujours, et comment il
y a, de nos jours, une école d'athéisme plus
scientifique que l'athéisme ancien.
Voici d'abord pourquoi il y a des athées.
C'est parce que l'homme est libre et parce qu'il
y a des méchants.
En effet, la démonstration de l'existence de
Dieu n'est pas seulement l'acte et le procédé
fondamental de la vie raisonnable; elle est
encore l'acte et le procédé fondamental de la
vie morale et pratique. C'est-à-dire que Topé-
ration de Tesprit qui démontre Dieu, répond à
un acte moral de la volonté libre qui aime Dieu
et l'adore. Ces deux actes se répondent de telle
sorte que l'acte moral est la source, le point
d'appui, la cause de l'acte raisonnable. Que
si la volonté refuse son acte, la raison ne peut
consommer^e sien. L'esprit, lorsque le cœur
n'adore pas Dieu, ne saurait opérer lui seul la
Vraie démonstration de l'existence de Dieu. Il
en voit les raisons si on les montre, mais n'y
croit pas. 11 en peut répéter la leçon, s'il veut
être hypocrite, mais il n'a pas la foi en Dieu ;
PROCÈDE i^riXITISIlAL '*^'
et l'on prouve, comme Va fiiit Kanl, qnc sa
démonstration n est qnnn raîsonnemcnl sans
base, qui, pour Ini, esprit sec, abstrait, isolé
du cœur et de la libre adoration, n implique pas
la réalité de l'existence de Dieu, mais seule-
ment ridée abstraite de Dieu.
De sorte que, parmi les bommes, ceux qui
vont à Dieu par le cœur y peuvent aller par la
raison ; ceux qui n*y vont pas par le cœur, n'y
vont parla raison qu'en apparence, ou, de fait,
tournent contre lui leur raison , je ne dis point
qu'ils ne tournent pas eir môme temps la raison
contre elle-même; mais enfin ils tournent leur
raison contre Dieu, et le nient dans l'intelli-
gence, parce qu'ils l'ont nié dans le cœur.
Voyons, plus en détail, comment s'engendre
l'athéisme.
Pour cela rappelons-nous d'abord la démons-
tration de l'existence de Dieu.
Nous regardons les êtres qui nous entourent,
nous contemplons et ce monde ^t notre âme.
, Nous y voyons l'être et la vie, mais limités ; des
traces de beauté, de bonté, mêlées de vieissi*
tudes et de contrastes. Mais la beauté imparfaite
de ce monde nous fait comprendre la booté
infinie, sa beauté empruntée la beauté almiloe.
162 TflËODIGÉE
Car ce monde parle et annonce Dieu. C'est ce
que doit comprendre Tàme de tout homme en
présence de ce monde, et tel est le devoir de sa
raison.
Le devoir de notre raison, c'est de concevoir
l'infini à travers toute trace d'être, de beauté,
de bonté que nous montrent les créatures; et
parce qu'elles nous montrent aussi partout des
bornes, du vide, du mal et de rimperfection,
le devoir de notre raison, comme le devoir de
notre volonté, c'est de ne nous point arrêter
tout entiers ni par la connaissance, ni par
l'amour, dans les êtres bornés. Les dépasser,
chercher l'être infiniment parfait, manifeste-
ment différent de toutes les créatures, quoique
évidemment annoncé par chacune, tel est notre
devoir.
Mais c'est ici que les hommes se séparent, et
vont vers Dieu ou s'en éloignent.
Qui n'a pas hésité parfois, en présence du
spectacle complexe des choses? Tantôt l'ordre
et la beauté du monde portent l'âme à Tadmi-
ration, à la louange, à l'espérance, et à la foi en
cet être invisible que toute chose annonce et
révèle. Tantôt le désordre et le mal, la misère et
la brièveté du présent, la mort surtout, nous
PBOCËOl; IHFIVITÈSIMiL 163
Iroubleat, noas attristent, doub poussent à la
défiance, au murmure, au désespoir. Dans cette
hésitation, dans celte épreuve de la raison et de
la volonté, les uns, soutenus par l'iDstiDct
légitime de la nature humaine, ou pour mieux
dire par le contact de Dieu è la racine de l'âme,
maintiennent en eux l'idéal, la foi en la per-
fection infinie, substantielle, actuelle et vivante.
Les antres, malgré l'horreur qu'éprouve leur
ftme et tes remords de leur raison, laissent
étouffer en eux l'idéal par le spectacle de l'ac-
cident, la foi par la vue de l'obstacle, et, en
réponse au doute, choisissent la négation. Ce
sont là les deux races morales et intellectuelles
qui se partagent le monde. Il y a des esprits et
des cœurs qui affirment; il y en a qui nient.
Là est toute la question : Dieu on non, oui ou
son.
Remarquons bien que le choix est libre. On
est, par choix et librement, pour Dieu ou contre
Dieu.
C'est ie choix entre les deux chemins qui
s'offrent à tout homme, non pas seulement dans
sa jeunesse, mais en chaque point de la vie.
Chaque moment de la conscience de nous-
mêmes, chaque impression des créatures, peut
^ 1
ICI TUÉODIGÊË
et doit retentir de nous et de la créature jusqu'à
Dieu, si, repoussant et dédaignant la vanité,
rimperfection et la misère présente des choses
et de nous-mêmes, un énergique amour du
bien, c'est-à-dire la vertu, élève notre âme vers
le Dieu suprême et la souveraine perfection,
nous portant du fini vers l'infini, du passager
vers réternel. C'est là ce que Socrate nommait
philosopher, quand il disait : « Philosopher»
c'est apprendre à mourir : » c'est apprendre à
sacrifier les impressions accidentelles et passa-
gères, les sensations bornées, les joies finies et
imparfaites pour atteindre à la substance même
dont elles sont l'ombre. Cette marche vers
l'infini par le sacrifice du fini, c'est la droite
voie, la voie du bien et de la vérité.
Mais si tous les moments de la conscience de
nous-mêmes, si toutes les impressions des créa-
tures, loin de retentir jusqu'à Dieu dans notre
intelligence et notre cœur, nous enveloppent
dans l'égoïsme et dans la sensualité; si chaque
plaisir et chaque douleur nous clouent, selon le
mot énergique de Platon, au point présent et
accidentel de la vie; si, loin de nous élever à
l'infini et à l'immense, Tinslant présent nous
fixe en un point du fini; s'il nous détache non-
PROCEDE I5ri5;iI-.l£AL :ûî
seulement de la cooscience de Di^-a, mais en-
core de la conscience pleine de nocs-méo^es,
de la possession totale de notre ame, plos
grande que le monde, ponr 1.0;] s réduire aux
proportions d'une créature qui n'est qu'un dé-
tail dans le monde : cet abaissement, qui ne
peut avoir lieu que parce que nous préférons
librement la possession de nous-mêmes à celle
de Dieu, et à la possession pleine et totale de
nous-mêmes l'impression extérieure des sens,
la sensualité à la raison, la volupté à la vertu
et à la liberté: cette décadence continue vers
le moindre est évidemment la voie fausse, la
voie du mal et de Terreur.
On ne sait pas assez que l'homme monte ou
descend librement, sur l'échelle de la vie, en
chaque point de la vie. 11 tend, par chacun de
ses mouvements libres, vers la plénitude de la
vie, ou la vanité de la vie, c'est-à-dire vers un
être actuel ou plus vide ou plus plein. On se
rapproche de Dieu et on e$t plus; on s'en éloigne
et on est moins. Et ceci même est tout le mystère
de la vie : aller à Dieu ou bien s'en éloigner.
On ignore la perpétuelle et universelle histoire
du monde et de chaque âme. En attendant, le
redoutable drame ne s'arrête pas. ^"^ ->o««Ijq
166 THÉODIGÉE
toujours, OU vers Dieu, ou bien vers le néant :
« L'homme mauvais descend vers le néant*, »
dit la sainte Ecriture.
Voilà pourquoi il y a des athées ^.
Il est certain qu'il y a pour Tâme d'affreux
moments, où, descendue en quelque sorte à un
moindre être, c'est-à-dire affaissée dans sa vie,
elle est tentée d'incrédulité absolue; se sentant
décroître et baisser, elle est tentée de dire :
Tout n'est qu'un abîme vide; il n'y a rien, il
n*y a pas de Dieu. Parce qu'elle marche vers un
moindre étre^ elle commence à croire au néant :
de même que, dans les lumineux moments de
croissance de la vie, Tâme, qui se sent croître
et monter, conçoit Tétre de plus en plus, tres-
saille de joie et bondit, par un puissant acte de
foi, jusqu'à la certitude immédiate et l'affir-
mation absolue de TÉtre, c'est-à-dire de l'Être
infini.
^ Âd nihilum deductus est in coaspectu ejus inaligaus.
Ps. XVI, 4.
3 Néanmoins, ne Toublions pas, il y a deâ hdmnles qui
conçoivent l'athéisme dans leur esprit, sans la concevoir
dans le cœur ; comme il y a des chrétiens qui ont la foi,
la foi morte, mais qui n'oilt pas l'amour. De même, il est
très différent d'avoir en soi Yathéisme mort ou Tathéisme a
l'état de principe réel de la vie.
PROCÉDÉ 15ri5ITÉ5IMlL în
En sorte qn*au fond le mystère da bien et da
mal, de Terreur et de la vérité, consiste, par le
choix de la liberté, à parvenir à l'on de ces
extrêmes, à Tan de ces deoi jugements pre-
miers, universels implicites, qui sont le fond de
chaque esprit : F Être est ou bien F Être nett paSj
double proposition vivante, intime et incarnée,
que chaque âme affirme à son choix et porte
dans ses entrailles; dont l'nne, produite par
Tamour libre du souverain Bien, est la formule
même de révidence, tÈlre e$l; dont l'autre,
produite par le dégoût du souverain Bien et le
choix habituel du moindre, qui résulte de Té-
goïsme, est la formule générale de l'absurde^
c'est-à-dire la plus tranchée et la plus absolue
de toutes les propositions contradictoires 2 FÊtre
nest pas.
Encore une fois, voilà les deux tendances
humaines, le bien, le mal; la vérité^ Terreur;
il y a des esprits qui affirment, et c'est parce
(Qu'ils aiment; il y a des esprits qui nîent^ c^est
parce qu'ils n'aiment pas : négation absolue oÛ
affirmation absolue, Être ou non-Être, Dieu ou
non, tout ou rien.
De là la belle remarque de Platon que
Leibniz trouve si véritable : a Le nhilosonhe et
1G8 TUÉODIGÈE
« le sophiste marchent en sens contraire ; l'un
« va vers Tclre, l'autre vers le néant, et pen-
ce dant que le philosophe est ébloui par la trop
« grande clarté de son objet, le sophiste au
« contraire est aveuglé par les ténèbres du
« sien. »
A ce sujet encore Leibniz rapporte que le
sophiste Foë disait à la fin de sa vie à ses disci-
ples : « Voici le fond des choses, c'est qu'il n'y
« a rien ; le principe de toutes choses, c'est le
« néant. » On sait que l'Inde est pleine de ce
nihilisme insensé. Les sophistes grecs, et Gor-
gias entre autres, l'ont enseigné. Plolin y reve-
nait, et de nos jours toute une école philoso-
phique l'enseigne.
11 y a donc des athées ; il y en a eu dans tous
les siècles; il y en aura toujours, parce que le
mal met dans les cœurs pervers l'incrédulité
radicale et la négation absolue. L'athéisme,
disait Platon, est une maladie de l'âme, avant
d'être une erreur de l'esprit.
Voici maintenant pourquoi il y a aujourd'hui
une école d'athéisme plus scientiGque que
l'athéisme ancien.
C'est parce que, comme Talhéisme pratique
n'est et ne saurait être que la volonté même
PROCÉDÉ INFINITÉSIMAL 169
dirigée en sens inverse des lois morales, l'a-
théisme spéculatif aussi n'est que la raison
dirigée en sens inverse des lois logiques ; d'où
résulte celte étrange conséquence, qu'en phi-
losophie, la théorie de l'athéisme n'est autre
chose que la démonstration de l'existence de
Dieu prise à rebours. Or la démonstration
actuelle de l'existence de Dieu étant mathéma-
tiquement rigoureuse, et devenue telle visible- .
ment par les travaux du dix-sep^ëme siècle,
il s'ensuit que la théorie actuelle de l'athéisme,
qui est cette même démonstration retournée,
est, en un certain sens, rigoureuse, et je dirai
même véritable; véritable en ce qu'elle amène,
au bout du raisonnement, Tabsurde manifesté ;
ce qui doit être, puisqu'un bon raisonnement
doit réduire à l'absurde l'hypothèse qu'il n'y
a point de Dieu.
L'athéisme contemporain, représenté par
Hegel, procède ainsi qu'il suit. A la vue des
êtres finis, qui sont jusqu'à un certain point
et ne sont pas au delà, à la vue des perfections
créées et de leurs bornes, il applique en sens
inverse le procédé qui monte à Dieu. Au lieu
d'effacer la limite et d'élever à Tinfini les per-
fections, il efface les perfections, et pousse
II
170 THÉODICÉE
à rinfinî la limite; et il arrive ainsi à affirmer
qu*t7 existe un non-être absolu, et qu'il n'y a
pas d'autre être absolu que ce néant.
D'où il suit que « TÊtre et le Néant sont
« identiques, » ou que « TÊtre c'est le Néants »
Ces deux propositions sont textuellement dans
Hegel, qui les répète à chaque instant. Elles
sont, comme on le voit, Ténoncé de l'absurde
absolu. Cela devait être. Le procédé qui,
appliqué dans le droit sens, donne la vérité
môme doit amener l'absurde pur, quand on
l'applique à contre-sens.
Donc il y a, dans l'athéisme contemporain,
une démonstration par l'absurde de l'existence
de Dieu.
Mais ce qui est véritablement prodigieux, et
ce qui est particulier à TÉcole actuelle des
athées, c'est qu'elle se tient, avec une décision
désespérée, dans ^absurdité radicale, et s'y
retranche. Elle affirme que cette formule i
« l'Être, c'est le Néant, » est le principe de la
Philosophie, et qu'à partir de ce principe il
faut transformer la logique. « Le temps est
« venui dit Hegel, de transformer la logique; «
< (Sein unb 9lic(}t« ift baffci6e. Log., § 88 (Encyclopédie.)
PBOCÉDÊ INFINITÉSIMAL 171
et cette transformation consiste surtout à nier
le principe de contradiction, c'est-à-dire à soutenir
qu'en toute chose, on peut et on doit affirmer
en même temps le pour et le contre, dans le
môme sens, et sous le même rapport.
De sorte qu'une Logique nouvelle, contre-
disant absolument l'ancienne, est enseignée
en Europe depuis quarante ans, avec succès,
avec éclat, bien plus avec une telle verve de
raisonnement, que la Logique, toute retournée
qu'elle est par cette Ëcole, en sortira plus
développée qu'elle ne l'était, parce qu'on y
aura démontré par l'absurde plusieurs points
oa inconnus, ou indémontrés. Il y a là un fait
capital, un moment critique et solennel dans
rhistoire de l'esprit humain. Ce fait, si riche
en conséquences et en enseignements, sera
l'objet d'une étude détaillée dans notre Traité
de Logique. Nous y verrons comment le sophiste
contemporain, qui a fondé, au dix-neuvième
siècle, une puissante école d'athéisme, est
simplement et précisément Descartes retourné,
Leibniz pris à rebours.
172 THEODICKE
ni
Concluons cette première partie du Traité
de la connaissance de Dieu .
Nous avons exposé les preuves de l'existence
de Dieu qui ont été données dans tous les
siècles.
Ces preuves ont été distinguées en preuve cos-
mologique, psychologique, ontologique, selon
que la raison s'élève à Dieu par le spectacle de
la nature, par la vue de notre âme, ou par l'idée
r de Dieu prise en elle-même. Mais les deux
premières rentrent en une : c'est Dieu connu
par ses effets; de sorte qu'il n'y a véritablement
comme le disait Descartes, que deux preuves,
celle qui démontre Dieu par ses effets, et celle
qui le démontre par l'idée seule que nous avons
de lui.
Mais il est clair que l'idée de Dieu ne s'ob-
tient que par ses effets, selon la grande parole
de saint Paul : « Les perfections invisibles de
« Dieu, sa puissance éternelle et sa divinité, ont
« été, par la création du monde, rendues vi-
« sibles dans le spectacle des œuvres de Dieu. »
PROCÉDÉ INFINITÉSIMAL 173
Donc, au fond, il n'y a qu'une preuve de l'exis-
tence de DieUy qui peut se formuler ainsi :
Il y a quelque chose, donc Dieu existe.
Nous avons vu que si l'on a vraiment Tidée
de Dieu, on a la preuve de son existence,
puisqu'alors cette proposition, Dieu eit, n'est
autre chose qu'une proposition identique à
nos yeux, aussi bien qu'en elle-même. Tout
revient donc à obtenir l'idée de Dieu par ses
effets.
Nous avons vu le procédé qu'emploie pour
cela la raison, et nous avons aussi montré
la condition morale de l'exercice dû procédé.
Tout le procédé, qu'on nous permette encore
ce nouveau résumé, toute la preuve consiste à
s'élever du fini à l'infini par la négation des
limites du fini; et à aller ainsi de tout à Dieu,
parce que, selon saint Thomas d'Aquin, tout
est en Dieu infiniment, ou Dieu est tout émi-
nemment. On applique au fini ce procédé d'éli-
mination qui nous donne l'idée de l'infini,
c'est-à-dire l'idée de Dieu, laquelle, dès
qu'elle est obtenue, prouve par elle-même que
Dieu existe.
Ce procédé a la rigueur des procédés géo-
métriques, puisque le procédé géométrique
Il 10.
174 THÉODICÉE
infinitésimal n'on est lui-même qu'une appli-
cation particulière au fini et à l'infini géomé-
triquQs,
Mais comme d'ailleurs l'exercice de ce pro-
cédé implique une condition morale, et que le
procédé, rigoureux en lui-môme, peut s'appli-
quer, si on le veut, à contre-sens, il s'ensuit
qu'il peut y avoir des athées, plus logiques et
plus conséquents que jamais, 11 est vrai que,
par la puissance même de l'admirable pro-
cédé, les sophistes, qui l'appliquent à rebours,
sont conduits oh. ils doivent aller, à l'absurde
manifesté, c'est-à-dire à la proposition contra-
dictoire qui puisse être énoncée : L'Être n'est
pas. Us y vont, ils y tiennent : ils affirment et
ils écrivent textuellement : « L'Être, c'est le
néant (Sein und nichu ist dasselbe), » De sorte
que l'athéisme contemporain n'est autre chose
qu'une démonstration par l'absurde de l'exis-
tence de Dieu, une contre -épreuve de la
démonstration directe. Ou bien il n'y a jamais
eu de démonstration par l'absurde, ou celle-ci
est la plus forte qui ait jamais été donnée, *
Nous avons vu que ce magnifique procédé
non seulement démontre l'existence de Dieu,
mais en donne encore du même coup les
PROCÉDÉ INFINITÉSIMAL 175
attributs : et que si tous ces attributs peuvent
se déduire par voie d'identité de l'idée de
l'Être infini, chacun d'eux, pris à part, s'obtient
aussi directement et s'aperçoit, comme le dit
saint Paul, par le procédé principal de la
raison, dans chaque trace de beauté, de bonté,
que renferment les créatures.
Nous avons dû comprendre que cet acte de
lame humaine qui aperçoit dans la nature,
dans le monde visible ou dans l'âme, Dieu et
ses attributs, est l'acte principal, le procédé
fondamental de la vie raisonnable et morale;
c'est l'acte par excellence de la raison et de la
liberté unies ; c'est un acte indivis d'intelligence
et de volonté, une œuvre simultanée de clair-
voyance et de moralité; c'est ce qu'on doit
nommer la prière naturelle, élan de l'âme qui
va de tout à Dieu.
A ce point de vue, il n'y a plus qu'une seule
preuve de l'existence de Dieu, Tout est cette
preuve. Tout être, quel qu'il soit, tout raouve*
ment, quel qu'il soit, est cette preuve.
Que ne puis-je le bien faire comprendre!
Comment chacun ne le voit-il pas par lui-
même? Comment ne voit-on pas que toute
chose montre Dieu, que toute pensée y mène,
J
176 THÈODIGÉE
que toute sensation y conduit? Pourquoi faut-il
que la sensualité, qui nous animalise et qui
arrête en nous, comme chez les animaux, toute
sensation dans ses premiers effets, sans les
laisser retentir jusqu'à rintelligence et jusqu'au
cœur; pourquoi faut-il que l'impureté, qui
engloutit et qui profane la sensation pour en
jouir; que la stupide habitude de la vie qui
cesse de regarder et d'admirer; que l'éducation
détestable qui éteint et flétrit nos facultés, au
lieu de les élever et de les transflgurer ; que le
rationalisme étroit, aveugle, abstrait et ignorant
qui coupe les ailes de Tàme dès la première
enfance; pourquoi faut- il que toutes ces causes
détruisent en nous le sens divin de la nature et
de la vie, et les germes innés de la sainte poésie
qui voit Dieu en toute chose? Si les âmes
étaient moins éteintes, toute la nature nous
élèverait à la connaissance de Dieu, à l'admi-
ration, à Tadoration, à l'amour! toute impres*
sion retentirait dans l'esprit jusqu'à Dieu.
Touchez un corps quelconque, ne fût-ce
qu'une pierre. Je dis que ce contact, dans
l'homme pur et recueilli, retentit à travers le
corps, les sens, l'esprit et l'âme jusqu'à Dieu :
l'âme sent l'Être et dans l'Être aussitôt l'Infini.
PROCÉDÉ INFINITÉSIMAL 177
Om\ au contact da bois et de la pierre, l'âme
devrait naturellement s'écrier : Iwî, Dieu! « Oui,
u dit Bossuet, toutes les fois que nous nous
M servons de notre corps pour nous mouvoir en
tt quelque fagon que ce soit, nous devrions
« toujours sentir Dieu présent, u L'âme mon-
terait ainsi, par admirables ondes, bien plus
rapides que celles de la lumière, de monde en
monde, du monde des corps à celui de l'âme, et
de celui de l'âme à Dieu ; de ce corps, de cette
pierre qu'elle sent, qu'elle sent n'être pas Dieu,
ni esprit libre ou raisonnable, à l'être intelli-
gent qui est elle-même et de ce monde intelli-
gent et libre, mais imparfait encore, à l'Être
parfait et infini.
Telle est la marge légitime d'une sensation,
d'une impression quelconque, extérieure ou
intérieure, dans l'homme non dégradé. Qui n'a
senti ces choses dans quelque moment privi-
légié? Qui ne comprend, en y réfléchissant,
qu'il en doit être ainsi? La plus saine, la plus
inconstestable philosophie, et la plus rigoureuse
théologie, enseignent que Dieu est partout
présent; que Dieu est dans tout être, réellement
et substantiellement. Donc, si Dieu est dans cette
pierre, je le touche implicitement, en la touchant.
178 THÉODICÉE
Non-seulement Dieu est dans tout être, mais
il opère en toute action, et agit en tout mouvé-
ment. « Dîeji opère en tout être opérant, » dit
saint Thomas d'Aquin (Deus operatur in omni
opérante). Cela est vrai de tous les mouvements
des corps ou des esprits. Dieu se trouve néces-
sairement au fond de tout mouvement de pensée
et de volonté. La lumière, la chaleur, l'attrac-
tion, les sons, les saveurs, les parfums, toutes
choses qui sont des mouvements, sont un effet
de la présence de Dieu, du contact de Dieu
sur les corps. La lumière du soleil, c'est le
soleil que Dieu excite à luire. Le soleil ne peut
pas plus luire sans l'impulsion de Dieu, qu'il
ne peut être sans sa présence. Dans tout être,
dans tout mouvement quel qu'il soit, Dieu est
présent comme cause première, comme moteur
immobile. Pour qui sait la valeur des roots,
ce sont là des propositions identiques, qui ne
peuvent pas ne pas être vraies.
Ainsi lorsque l'âme, par le corps, sent un
être quelconque, c'est qu'elle reçoit une cer-
taine impression, dont, après tout, la cause
première est Dieu; et si notre âme avait toute
sa délicatesse, il est à croire qu'aussitôt, par
cette rapide circulation de pensées sourdes et
PROCÈDE INFINITÉSIMAL 1:9
de ralsonoGments imperceptibles, dont parle
Leibniz, elle concevrait, d'une manière plus ou
moins explicite, la puissance éternelle, infinie,
gue suppose, pour être créé, l'être fini et pas-
sager qu'elle touche.
Que ne pouvons-nous nous rappeler notre
première enfance, nos premières et vives
impressions, en face de la nature et de la vie
récemment arrivée jusqu'à nous! II y aurait
plus de philosophie dans cette sagesse passive
des petits enfants, que dans les livres des philo-
Mphea. C'est peut-être en ce sens que Jésus-
Christ a dit : c> C'est de la bouche des enfants
1 que vous avez tiré la louange la plus parfaite. »
I Je me souviens, dans ma première enfance,
avant l'âge qu'on appelle de raison, d'avoir
un jour senti cette impression de l'Être dans
sa vivacité. Un grand effort contre une masse
esiérieure, distincte de moi, dont l'inflexible
résistance m' étonnait, me fit articuler ces mots î
ie suis! J'y pensai pour la première fois. La
BQrprise s'éleva bientôt jusqu'au plus profond
étonnement et jusqu'à la phi3 vive admiratioUi
'e répétais avec Iranaport : Je suis!... é*
5tre! Tout le fond relifficux, poétique, in'
ïent de l'âme était, p" c,o moment^ év
J
i
180 TJIÉ0D1CÉ£
ramué. Une lumière pénétrante, que je crois
voir encore, m'enveloppait : je voyais que l'Être
est, que TÊtre est beau, bienheureux, aimable,
plein de mystère I
Je vois encore, après quarante années, tous
ces faits intérieurs, et les détails physiques qui
m'entouraient.
Qui n'a pas, dans sa vie, un de ces souvenirs
transfigurés sur lesquels le temps ne peut rien?
On voit encore : on voit toujours! On voit, au
milieu de l'obscurité des années, des jours,
des heures environnantes et oubliées, un lieu,
une scène, un paysage, un sentiment, une
pensée ou un mot. Quel que soit le détail visible,
le fond commun de ces souvenirs immortels,
c'est la lumière qui enveloppe la scène. Mais
regardez-y bien, vous trouverez toujours, dans
ces fonds lumineux, une émotion qui retentissait
jusqu'à Dieu. Cette lumière, en effet, c'était
Dieu : c'est de Dieu que l'on se souvient : Dieu
est le fond de la mémoire. Quand on l'a une
fois entrevu, il transfigure pour toujours dans
notre esprit, les objets et les voiles à travers
lesquels on l'a vu.
Cela répond à ce beau phénomène intellec-
tuel, bien connu des esprits qui méditent, et
PROCÉDÉ INFIxXITÉSIUÀL t81
que Ton peut appeler la transGgui*ation des
mots. Quelquefois un mot s'ouvre, surtout si
c'est un mot de l'Évangile, et il en sort une
gerbe de lumière, qui est une idée vive, venant
de source. Au fond de l'idée il y a un senti-
ment, il y a une âme, et au fond de cette âme
est Dieu. « Plus un mot ressemble à une pensée,
« une pensée à une âme, une âme à Dieu,
« a-t-on dit, plus tout cela est beau. » Cette
admirable remarque littéraire montre fort bien
la liaison et le passage d'un mot à Dieu. Notre
âme, touchée de ce mot, émue, c'est-à-dire
mise en mouvement, va du mot à l'idée, de
ridée à l'amour, et de l'amour à Dieu, par ce
merveilleux mouvement d'ondulations spiri-
tuelles, dont les ondes de lumière visible ne
sont qu'une faible image. Ainsi toute sensation,
dans l'âme non dégradée, doit relentir de
l'objet extérieur jusqu'à l'âme, de l'âme à Dieu.
Et c'est en ce sens qu'on peut dire : Tout
est démonstration de l'existence de Dieu : le
Ciel, la Terre, la Nuit, le Jour, la plus petite
des créatures et le plus faible des mouvements,
montrent Dieu et racontent sa gloire.
Il 11
DELA
CONNAISSANCE DE DIEU
■ ■ fc^i^a^i
DEUXIÈME PARTIE
v^^^m^^mmA
CHAPITRE PREMIER
LES DEUX DEGRÉS DE L'INTELLIGIBLE DIVIN
1
Le lecteur qui nous a suivi jusqu'ici voudra
bien croire que, dans cette entreprise ardue
d'exposer la Philosophie, nous avons un tout
autre but que de satisfaire la curiosité de l'es-
prit . Notre but est avant tout pratique et reli-
gieux. Nous voudrions contribuer, pour noire
part-, à réveiller dans quelques âmes le goût
184 LES DEUX DEGRÉS
de la sagesse, la passion de la vérité, l'effort
moral. L'active recherche du bien et de la lu-
mière, la vertu, est ce qui manque aux âmes,
plus que jamais. On ne veille pas, on ne prie
pas, comme le demande le Christ. On dort,
*
comme le disait saint Paul (dormiunl multi). La
vie n'a plus son effort, ni par conséquent son
progrès, ni par conséquent sa vraie gloire et sa
fécondité.
Or, selon nous, la vraie Philosophie n'est
autre chose que cet effort vers la sagesse. C'est
le sens même du mot; et c'est en ce sens que
l'entend Cicéron, lorsqu'il dit : « Philosophie,
lumière de la vie I » Saint Grégoire de Nazianze
l'entend de même, lorsqu'il parle de « la très-
haute Philosophie. » Dé même saint Grégoire
Thaumaturge et Origè-nc S lorsqu'ils affirment
que, sans la Philosophie, il n'y a point de vraie
piété. De môme saint Augustin, lorsqu'il dit :
« Je consacre ma vie à la Philosophie *. » Enfin,
lorsque Clément d'Alexandrie affirme, qu'avant
la venue du Sauveur, la Philosophie était néces-
saire pour conduire l'homme à la justice, et que
* Panégyrique d'Origèae par saint Grégoire Thaumaturge,
2 Huic iQvestigaadîu iaservire proposui. Contra Acad.,
1. m, 43.
DE L'INTELLIGlfiLE DIVIN 185
maîntenant, elle le conduit à la piété *, il est
clair qu'en parlant ainsi, ce Père appelle comme
nous Philosophie Teffort de Tâme vers la sa-
gesse, le travail de la raison et de la liberté,
dans chaque homme, vers la lumière et la
vertu.
C'est donc pour la Philosophie, ainsi com-
m
prise, que nous entendons travailler. C'est elle
que nous cherchons à faire connaître, à relever,
s'il se peut, dans les âmes. Nous ne connais •
sons d'autre Philosophie véritable que cette
Philosophie, effort vrai vers la sagesse totale,
qui cherche la Religion, quand elle en est
privée, et qui la glorifie dès qu'elle la trouve.
Remarquons dans les paroles de saint Clé-
ment, qui viennent d'être citées, la distinction
qu'il établit entre la Philosophie avant Jésus-
Christ et la Philosophie après Jésus -Christ.
Nous retrouvons désignés ici les deux versants
de l'histoire de l'esprit humain, en deçà et au
delà de la Croix; et, ce qui est la môme chose,
les deux états de la raison humaine, selon
qu'elle est privée de foi ou illuminée par la foi ;
' Atque erat quidem ante Domiai adventum Philosophia
GrcTcis neccssaria ad iustitiam: nunc aut^m pst uti!i« ad
piotatem.
186 LES DEUX DEGRÉS
ce qui répond encore à la grande dislinction
des deux régions du monde intelligible, que
tous les véritables philosophes ont conjecturée
ou connue.
C'est cette souveraine distinction que nous
voudrions, avant tout, établir en Philosophie,
et c'est elle qui distingue les deux parties de
ce Traité de la Connaissance de Dieu. « Il y a,
« dit saint Thomas d'Aquin, deux manières de
« connaître Dieu ; il y a deux degrés de Tintel-
« ligible divin, et le Sage doit rechercher ces
« âeux degrés de la connaissance de Dieu. »
Ce n'est pas néanmoins que nous entendions
exposer, dans cet ouvrage, ce que saint Tho-
mas d'Aquîn nomme le plus haut degré de
rintellîgible divin : ce serait exposer la Théo-
logie, la doctrine de la foi; mais nous cher-
chons, dans ce Traité philosophique, à faire
connaître le fondement de celte grande distinc-
tion, et le rapport de la raison aux deux degrés
de l'intelligible divin.
Il faut essentiellement distinguer trois choses,
quand on parle de Philosophie, savoir : l'abus
de la raison, d'oîi résulte la Sophistique ; l'usage
purement humain de la raison, ou la Philosophie
avant la foi, qui est le devoir de Tesprit sans la
DE L'INTELLIGIBLE DIVIN 187
foi ; et enfin l'usage de la raison éclairée par la
foi; Philosophie à la fois divine et humaine, qui
est proprement la Philosophie des chrétiens et
la sagesse totale.
Il est indispensable de connaître ces trois
états de la raison, ces trois tendances de l'esprit
humain, afin d'éviter celle qui conduit aux abt-
mes, et de ne pas s'arrêter à celle qui reste sur
la terre, qui s'y corrompt si elle n'avance, mais
qui, lorsqu'elle avance, devient, comme le
disait M. de Maistre, la préface humaine de
l'Évangile, ou, selon Baronius, le vestibule de
l'Église du Christ.
A parler avec précision, il n'y a au fond que
deux tendances de l'esprit, l'une pour Dieu, et
Tautre contre Dieu. Car, lorsque la tendance
moyenne, qui cherche Dieu dans les limites de
la nature humaine, est fidèle à elle-même,
aidée de Dieu elle monte plus haut. Dieu, par
un principe nouveau qu'il lui donne, la change
en une vertu divine. Mais au contraire, quand
la tendance purement humaine s'oppose à celle
qui lui est supérieure , par cela même elle
change sa propre direction, elle se retourne, se
dénature, devient tendance sophistique et per-
verse, et tombe au-dessous de l'homme, vers
1^8 LES DEUX DEGRÉS
ces degrés d'intelligence déchue que saint Jac«
ques nomme sagesse charnelle et diabolique.
La connaissance de ces états de l'esprit hu-
main, de leurs rapports, et des causes qui font
passer une âme de l'un à l'autre, qui tantôt
poussent jusqu'à son terme naturel l'effort vers
la sagesse, et puis relèvent plus haut que
l'homme, tantôt le retournent et le changent
en révolte contre toute vérité; cette connais-
sance suffirait certainement pour faire tomber
tous les scandales intellectuels du temps pré-
sent, et ceux de la sophistique déchaînée, et
ceux de la lutte apparente entre la raison et la
foi. Or ces scandales, il les faut vaincre, si Ton
veut voir l'humanité, arrêtée depuis plus d'un
siècle, reprendre sa marche vers le progrès.
Essayons donc de faire connaître ces trois
états de la raison.
li
Descendons d'abord en nous-mêmes, et dans
la vie de notre propre esprit, pour y chercher
les premiers éléments de cette connaissance. H
n'est personne qui n'ait hésité entre ces trois
DE L'INTELLIGIBLE DIVIN 189
étals, qui n'ait été disposé à tous, ou ne soit
réellemeut passé de l'un à l'autre.
Malheureusement presque aucun homme
n'observe assez son âme, et n'y opère ce que
les vrais observateurs appellent le discerne-
ment des esprits. Cependant, comme tous ces
mouvements divers constituent notre histoire
quotidienne, j'espère que si nous parvenons à
les décrire avec vérité dans ces pages, ils seront
facilement reconnus de chacun.
Voici d'abord ce qui est certain, et ce que
chacun voit en soi.
Il y a quelque chose qui parle en nous. Est-
ce nous? est-ce autre chose que nous? « Est-ce
«moi ou un autre? disait saint. Augustin; est-
« ce moi et quelque autre en même temps? »>
Ce n'est pas ici la question. Mais ce qui est cer-
tain, c'est qu'il y a en nous une conversation
intérieure, qui n'est pas toujours par discus-
sion claires, ou discours arrêtés et pensées
lumineuses, mais plus souvent par pensées
sourdes, par impressions et mouvements, il y
a des vues claires et froides; il y a des mou-
vements ardents et passionnés; il y a des im-
pressions secrètes, des désirs implicites, des
lumières presque imperceptibles.
n 11.
190 • LES DEUX DEGRÉS
Op, au milieu de tous ces mouvements, por-
tez-vous dans votre âme l'effort constant et
habituel vers la sagesse, c'est-à-dire vers la
lumière et la vertu? Tendez-vous et aspirez-
vous sans cesse à quelque chose de meilleur
et de plus grand que vous? Ou bien vivez-vous
dans un désespoir habituel et secret d'arriver à
la vérité et à la liberté? Ou même, consentant
formellement à ce coupable désespoir, et le
tournant en maxime réfléchie, niez-vous en
votre cœur la vertu, la vérité, l'avenir de
l'âme, et tournez -vous tout votre effort vers
la recherche des joies présentes?
Voilà les deux tendances, l'une vers Dieu et
l'autre contre Dieu. Mais la tendance vers Dieu,
la marche vers la sagesse, a deux degrés.
Cherchez-vous avec inquiétude? Cherchez-
vous dans un doute toujours renaissant sur
l'ensemble de la vérité, quoique avec des cer-
titudes de détail, avec des lumières vacillantes,
quelquefois ranimées, souvent éteintes? N'avez-
vous que des assurances qui ne donnent pas
la paix; des clartés raisonnables, certaines
comme la géométrie, mais froides comme elle;
des connaissances pleines de défauts et de re-
grets; des persuasions qui en cherchent ton-
DE L'INTELLIGIBLE DIVIN 191
jours de nouvelles pour s'appuyer? Sentez-
vous un état d'exil de l'esprit? Voyez -vous
toute la vérité que vous apercevez, comme
étant hors de vous et loin de vous, comme une
étoile d'un autre monde qui envoie bien quel*
qnes rayons, mais n'échauffe pas?
Si vous cherchez ainsi, il est certain que
vous êtes dans le premier degré de la tendance
vers la sagesse. Cette sagesse vous parle, puis*
que vous la cherchez; elle vous parle tou*
jours, quoique indirectement, puisqu'elle ne
vous laisse aucune paix, puisqu'elle ne cesse de
vous montrer la vanité de ce que vous pos-
sédez, l'imperfection et le défaut de toute votre
lumière et de toute votre vertu présente. Voua
êtes, comme les Juifs, sous la loi, qui fait abon-*
der le péché, dit saint Paul, parce qu'elle le
fait voir, mais non pas encore sous la grâce
qui mettra la lumière en vous. Que si pourtant
vous persévérez dans l'attente, si l'effort se
maintient, si la foi dans la lumière à venir de-*
meure inébranlable, vous aurez accompli le
devoir de ce degré de la vie; vous aurez fait
ce qui était en vous, et vous devez espérer
que Dieu ne refusera point de vous porter ati
degré supérieur.
192 LES DEUX DEGRÉS
Ce degré supérieur est connu seulement des
âmes que Dieu même y élève. Son premier
caractère, c'est la paix. Quand la sagesse divine
entre dans Tâme, sa première parole est celle
de Jésus-Christ entrant dans le cénacle : « La
(( paix soit avec vous. » Il semble alors à rame
qu'elle n'est plus seule. 11 semble que la Vérité
lui dise : « Moi qui vous parlais de loin, me
« voici (Ego ipse qui loquebar, ecce adsum). »
L'âme se sent comme fondée, enracinée dans
un principe nouveau, qu'elle possède, qui est
en elle, en qui elle est. Elle ne tourne plas,
ne court plus autour de son principe, comme
dans le degré précédent ; mais elle le tient et
elle lui est unie. Elle n'est plus en dehors de
son centre, toujours attirée à courir, afin de
s'en rapprocher; mais elle est dans ce centre
qui l'attirait. Son travail et son mouvement
changent de nature. C'était, dit saint Thomas
d'Âquin, un mouvement discursif et oblique:
c'est maintenant une sorte de mouvement immo-
bile, comparable au mouvement d'une sphère
immobile par le centre, mobile par la circonfé-
rence. C'était la course d'un esprit qui cherche
son point de départ et son principe : c'est main*
tenant l'expansion d'une intelligence qui sç
DE L'INTELLIGIBLE DIVIN 103
développe dans la lumière, parce qu'elle en
tient le principe. L'amour de la sagesse ne
consiste plus pour cette âme à chercher la sa-
gesse inconnue (Grœci sapientiam quœrnnt)^
mais à glorifier cette sagesse trouvée, qui se
donne, et qui habite en nous (no$ autem prœdi-
camus... Dei sapientiam). Malheur à ceux dont
l'effort se relâche encore, et qui négligent la
sagesse présente, pendant que d'autres atten-
dent la sagesse à venir! S'ils se séparent main-
tenant, ils tomberont bien vite jusqu'au dernier
degré de ces ténèbres extérieures, où vivent
tous eeux qui désespèrent de la vertu et de la
vérité.
Ainsi, tantôt l'âme retourne son effort, et
livre sa volonté au mal, son intelligence à
Terreur; tantôt elle poursuit en effet la sagesse,
mais sans en tenir le principe; et tantôt elle
tient ce principe, et travaille à en déployer la
lumière.
Ces trois états de l'âme correspondent aux
trois états de la Philosophie , dont l'un se ren-
contre dans les sophistes de tous les temps;
l'autre dans les grands Philosophes anciens,
«Is que Platon et Aristote; et l'autre dans les
l^rands Philosophes chrétiens, tels que sain^
194 LES DEUX DEGRÉS
Augustin et saint Thomas d'Aquin. Seulement,
comme ceux qui peuvent le plus peuvent le
moins, on comprend que saint Thomas d'Aqnin
ait pu écrire, outre sa Somme théologique,
sa Somme adressée aux païens, où il part de la
Philosophie telle qu'elle peut être dans le'
degré moyen et purement humain. On com-
prend qu'à son exemple et sur ces traces,
nous nous efforcions, dans cet ouvrage, dei
présenter la Philosophie par le côté saisissablel
à ceux qui, privés du don de la foi, n'y appor-'
lent encore que l'effort de la saine raison •
III
Mais quelles peuvent être les causes qui font|
descendre les esprits du degré moyen au degrél
inférieur, ou qui les empêchent de monter au|
degré supérieur, ou qui enfin permettent à|
Téternelle Sas'esse de leur adresser la bîenheu-l
reuse invitation évangélique : « Ami, montezl
plus haut? ï) I
Je suppose un esprit placé à ce degré moyen,
un esprit en qui se trouve le commencement de|
la vie philosophique; j'appelle ainsi l'effort versl
DE L'INTELLIGIBLE DIVIN 195
i sagesse. Quel est le devoir de cet esprit?
oelle est sa loi? Voici évidemment sa loi : « Ta
chercheras de toute ton âme, de tout ton
cœur, de tout ton esprit, de toutes tes
forces. » Mais, je le demande : qui est-ce qui
«omplit cette loi? Nul ne l'accomplit, dîrai-je
ec saint Paul. Nul ne marche vers la sagesse
i toute son âme, de tout son cœur, de tout son
iprit et de toutes ses forces. On y consacre une
irtie de ses forces et de ses facultés, mais non
fô toutes.
Et, d*abord, ne trouvez- vous pas qu'il est
Iqs facile de chercher la sagesse de tout son
îppit, que de la chercher de toute son âme et
5 tout son cœur? Ne sentez-vous pas qu'on lui
^nsacre bien toute son intelligence, mais non
«toute sa volonté? N'est-ce pas là Tétat habi-
«1 des âmes? Je parle des meilleures, de celles
ïe la beauté de la sagesse attire. On la regarde
>ïnme un bel idéal qu'on aime à contempler,
^is qu'on introduira dans sa vie — plus tard 1
îvoit le bien, mais on poursuit le mal! C'est
histoire de l'humanité.
Ainsi, d'abord, on cherche peut-être la
?esse de tout son esprit, mais non pas de tout
^ cœur, ni par conséquent de toutes ses
19G LES DEUX DEGRÉS
forcos, puisque le cœur est une de nos forces,
et môme la principale. Mais, en outre, est-il
bien vrai qu'on y mette son esprit tout enlierî
Ne remarquez- vous point qu'il est très-rare que
notre esprit déploie ses ailes et par conséquent
toutes ses forces? J'entends par là qu'il est ttàs
rare que notre esprit s'élance, et quitte sa tene
pour monter plus haut pour chercher l'incoDaUi
Et cela parce que l'esprit humain est naturelle^
ment suffisant. L'homme croit peu qu'il y ù
pour lui rien d'absolument inconnu. Même \î
esprits que leur évidente pauvreté devrait in-
quiéter le plus, môme ces esprits très-déa
de lumière, et surtout ces esprits, ont peine
croire qu'il existe une lumière plus gvm
qu'eux; ils refusent de sortir d'eux-mêmes
quelque vigoureux élan; ils cherchent bien
déduire ce qu'ils ignorent de ce qu'ils save
mais ils ne cherchent pas à recevoir ce qu'i
ignorent absolument, parce qu'un orgueil sec:
leur fait admettre qu'ils n'ignorent rien absol
ment. Les esprits sont d'autant plus indooi
qu'ils sont moins lumineux, et d'autant plusél
gnés de l'humilité qu'ils sont plus petits. Soi
de soi, comme le dit Fénelon, pour entrer d
l'infini de Dieu, c'est ce que les esprits
-0
DE L'INTELLIGIBLE DIVIN 197
grandeur refusent plus obstinément que les
autres.
Qu'est-ce à dire, sinon que l'esprit même,
dans ce cas, ne cherche pas la sagesse de toutes
ses forces, et que cette secrète disposition qui
le maintient dans sa lumière présente, et dans
l'identité de sa sagesse actuelle, le prive du
principal des deux mouvements de la raison, de
celui qui s'élance, ne lui laissant que celui qui
déduit.
Tout vrai progrès est impossible pour une
telle âme. Sa volonté, sa vie pratique, presque
étrangère à la recherche et à l'effort, ne grandit
point; son esprit ne découvre point : il n'ac-
quiert pas de principe nouveau, pas de révé-
lation nouvelle; il amplifie ce qu'il tenait, et en
déduit des conséquences, mais n'acquiert point
ce qu'il n*a pas, et n'arrive à aucune essentielle
nouveauté.
Vous avez, dans ces faits intérieurs de l'âme,
l'histoire de cette Philosophie moyenne, pure-
ment humaine, purement spéculative, et in-
complète dans sa spéculation elle-même, qui
reste enfermée en soi, et ne va point à la sagesse
réelle, au Christianisme, et à la Foi surnatu-
relle, ce principe nouveau et divin.
198 LES DEUX DEGRÉS
Ce n'est pas tout. Comme on Ta dit : la vie
veut vivre, c'est-à-dire croître et se développer.
Et celte loi de progrès est nécessaire à ce
point que, plutôt que de s'arrêter, la vie,
quand il le faut, ira en sens inverse et aura
son progrès à rebours.
En sorte que, si l'effort naturel de Tâme vers'
la sagesse est toujours arrêté par en haut, à'
cause du refus décidé que fait la volonté de
sortir de soi pour entrer dans l'infini de Dieu, il'
viendra un moment oti la sagesse, fatiguée de'
l'attirer en vain, la repoussera. Ou plutôt, le
moment viendra oh. l'âme elle-même, fatiguée'
d'aller toujours sans arriver, de chercher tou-'
jours sans trouver, et d'osciller toujours, diti
Platon, de la plus basse région à la moyenne,
sans pénétrer jusqu'à celle d'en haut; Tâme,
dis-je, se retournera tout à fait et changera sal
direction. Comme il lui faut, toujours et avant'
tout, du bonheur et de la nouveauté, elle'
essayera si, en se laissant tomber, elle ne trou-
vera pas le bonheur et la vie qu'elle n'atteint
pas en s'efforçant mollement de monter. Il n'y'
a rien en haut, se dira-t-elle : voyons en bas.
Voilà la sophistique, sagesse charnelle et
diabolique dont parle saint Jacques. L'âme alors
DE L'INTELLIGIBLE DIVIN 199
n'étouffe plus seulement les mouvements de
Dieu; elles les retourne; et le ressort caché, qui
vient du contact même de Dieu à la racine de
lame, selon Platon, Bossuetet d'autres, n'ayant
pu rélever vers Dieu, la précipite.
Nous retrouvons encore ce dernier trait dans
cette Philosophie purement humaine, qui, ne
cherchant pas la isagesse de toutes ses forces, et
dès lors ne parvenant pas au terme de la raison,
se fatigue à la fin, et souvent se retourne, se
transforme, et devient le contraire précis de la
Philosophie, la source de toutes ces erreurs
monstrueuses qu'on doit ranger, dit nettement
saint Thomas d'Aquin, en dehors de la Philoso-
phie {extraneas Philosophiœ opiniones).
En regardant de près, on verrait comment
cette chute résulte de ce que l'âme n'accomplit
point la loi, c'est-à-dire ne cherche pas de tout
son cœur, de tout son esprit, de toutes ses
forces.
L'âme commence par ne faire porter son
effort que sur l'esprit seul, ne soutenant pas
assez l'esprit par le cœur et par la volonté pra-
tique. Dès lors, selon l'énergique et profonde
expression de l'Evangile : « Elle ne fait pas la
vérité, » elle la regarde seulement. Tout le
200 LES DEUX DEGRÉS
vient de 15. L'âme n'opérant point la sagesse
en elle-môme, ne peut croître en sagesse, et se
borne à considérer par le dehors un idéal abs-
trait vers lequel elle ne marche pas. D'abord elle
regarde et soupire, en voyant cette beauté doni
elle est démesurément loin. Bientôt elle cesse
de soupirer; Tattrait de l'idéal se relâche à
mesure qu'on regarde* sans avancer, et quoi]
réfléchit sans agir. Notre science après tout est
le reflet de notre vie. La science est expérimen-
tale dans sa meilleure moitié. Si la vie moral(
se relâche, comment la vérité intellectuelll
peut-elle croître? « Qui fait la vérité, di|
« l'Evangile, arrive à la lumière; et qui refos(
« la pratique du bien et ne fait pas la véritéj
« s'éloigne de la lumière. » Mais, à vrai direj
par cela même qu'on ne cherche pas la sagesse
de toutes ses forces, par le cœur et l'esprit eij
même temps, mais bien par l'esprit seulement;
par cela même on ne la cherche pas non pIuS
par l'esprit tout entier. L'esprit a des racines
dans le cœur, et tient nécessairement à la vo-
lonté même dans l'unité de Tâme. Il y a de^
mouvements que l'esprit isolé ne fait pas; seul
l'esprit peut déduire, mais il ne s'élance pas. Od
diminue l'élan de l'intelligence à mesure qu'on
DE L'15TELL1G1BLK D1V|.\ 3)1
l'isole, et qae YSane tout entière De Tappuie pas
de toutes ses forces. Comment alors veat-on
qu UQ tel esprit s'élève à la plas baate région de
l'intelligible, et qu'âne raison, si mal soutenue,
arrive au terme?
Elle ne peut qu'osciller de la plus basse
région à la moyenne, se fatiguer de ce travail
stérile, retomber, retourner l'efiort, et cbercber
son progrès dans sa chute.
IV
Voici maintenant au contraire comment il
est doDué à Tàme de monter de l'état moyen
et purement humain qui cherche la sagesse,
jusqu'à l'état divin, surnaturel, qui la possède.
Pour le comprendre, il faut admettre que
la sagesse cherche à se donner, et qu'elle
parcourt les nations, comme le dit la sainte
Ecriture, pour y former des amis de Dieu.
11 faut admettre que cette sagesse est Dieu,
et qu'elle sollicite continuellement toutes les
âmes. « La sagesse éternelle, dit saint Augustin,
« ne cesse de parler à toute ûme, afin de
l'attirer et de ]gL convertir. » Il faut admettre,
202 LES DEUX DEGRÉS
ce qui est visible, que la plupart des hommes
lui opposent un obstacle au {ond de Tâme, et,
ce qui n'est pas moins visible, que Tâme,
dans rétat moyen où nous la supposons, doit
tendre et aspirer sans cesse vers cette sagesse
qui ne cesse de la solliciter, c'est-à-dire verd
Tattrait du désirable et de Tintelligible. L'ârn^
ne doit cesser de gémir et de soupirer, en
présence de l'obstacle, de l'imperfeclion et du
vice qu'elle porte en soi, et qui l'éloigné de
la lumière de Dieu. Supposons cependant que
cette aspiration, sous l'attrait de Dieu, par la
bonne volonté de l'homme, devienne de plus
en plus vive et sincère, et que l'âme, augmen-
tant son effort, y mette de plus en plus son
cœur. Alors il lui sera donné, par la prévenante
bonté de Dieu, d'opérer un premier progrès,
celui de comprendre et de sentir, plus qu'elle
ne le pouvait avant d'avoir lutté, qu'entre elle
et la sagesse il y a l'infini, et qu'un effort mille
fois plus grand ne l'en approcherait point :
progrès immense quoique négatif, et saus lequel
la sagesse ne se donne jamais. Mais si l'ârae
avait le secret de la vie, elle saurait que cette
vue profonde et humiliante de sa misère est
le signe de l'approche de Dieu.^L'âme a lutté,
DE L'IXTKLLIGIBLE D1V15 i!i).\
a espéré, a reconnu son impaissance, a va son
infinie distance de Dieu, et pourtant elle espère
encore : elle comprend que Dieu veut se donner,
puisqu'il se fait désirer et chercher; elle fait
donc ce qui e$t en elle; elle ôte, en ce qui la
concerne, l'obstacle à la venue de Dieu, qui
en effet la prévenait et sans lequel elle n'eût
jamais, ni désiré, ni cherché, ni lutté, ni
reconnu son impuissance, et bien moins encore
espéré, malgré la vue de sa misère. Dieu alors,
dès qu'il le veut, et il le veut dès que l'obstacle
du côté de l'homme est levé. Dieu se donne,
et le mystère de la régénération s'accomplit.
Dieu donne à l'âme et à l'esprit une vie nou-
velle, qu5 est la possession du principe môme
de la sagesse, lequel est Dieu. L'âme passe do
l'inquiétude à la paix, de la recherche à la
possession. Dieu l'établit dans un état qui est
le germe et le commencement de la vie éternelle.
Nous avons parlé de la Philosophie puriî-
ment humaine; nous avons dit ce qui TarrAte^
nous savons aussi ce qui la retourne et la pr/î-
cipite. Nous avons indiqué ce qui fuit Hon
progrès; puis ce qui la transforme, IVîW;v(5 au-
dessus d'elle-même et au-de^HiiH de lUouuuiu
Mais ce point capital demande à Aire anipl<?nMînt
204 LES DEUX DEGRÉS
étudié. Or, comme le véritable progrès de la
saioe raison est évidemment d'arriver, dit saint
Augustin, jusqu'à son terme (ratio perveniens
ad finem suum^); comme ce terme est une
lumière nouvelle, autre que celle qu'elle possé-
dait d'abord; comme cette lumière n'est autre
que la lumière surnaturelle de la foi, annoncée
par le Christianisme; il s'ensuit que nous
entrons ici dans une sorte de Traité des rapports
de la raison et de la foi, ou, si l'on veut, des
rapports de la raison au plus haut degré de
rintelligible divin.
11 y a dans presque tous les traités de Philo-
sophie une lacune : il manque un chapitre
spécial sur les rapports de la raison et de la foi.
Cette lacune à l'avenir doit être remplie. Déjà
la Théologie, de son côté, tendant la main
à la Philosophie, a introduit, parmi ses autres
parties, un traité spécial des rapports de la
^ N'oublions pas que ces mots de saint Augustin ne
peuvent s'entendre que dans le sens de saint Thomas, lors-
qu'il parle de la raison arrivée à son plus haut degré de
• perfection par la lumière surnaturelle (ratio perfecta lamine
supernalurali) . La raison perfectionnée, élevée au-dessus
' d'elle-même, est la raison parvenue à sa fin surnaturollo,
trèa différente de sa fin naturelle. C'est de la fin surnatu-
relle que parle ici saint Augustin.
BE riST£LLlGil;L£ DiVJI^' 205
raison et de la foi ^. La Pidlosophie, à son tour,
doit suivre cet exemple.
C'est ce que nous entr^renons ici.
* Voyez la Théologie d<? Perruue : Tracîaîa^ de Analogia
fidei et ratianù.
H 1^2
CHAPITRE II
RAPPORTS DE Lk RAISON ET DE L4 FOI
I
Ce qui distingue la saine, droite et utile
Philosophie humaine, de la Philosophie stérile
et arrêtée, ou pervertie et retournée, c'est que
la vraie Philosophie, dans son effort complet
vers la sagesse totale, peut être appelée du
nom que lui donnait le moyen âge : « L'intel-
ligence à la recherche de la foi* » Tout cet
ouvrage le montrera de plus en plus, et^ selon
nous, cela est démontré déjà par nos études
sur Platon, Aristote, saint Augustin, saint
Thomas d'Aquin et le dix-septième siècle. S'il
est vrai que tous les Philosophes du premier
ordre, et notamment Platon, ont distingué les
deux régions du monde intelligible; si cette
RAPPORTS DE LÀ RAISON ET Dl LA FOI 207
distinction a sa racine dans les entrailles de
la Philosophie; s'il est certain, comme l'expli-
quent surabondamment les Philosophes et les
Théologiens, que l'un de ces deux degrés est
la vue des vérités absolues et nécessaires, telles
que Dieu les imprime dans notre raison natu-
relle, et qui la constituent; tandis que l'autre
est la vue directe, immédiate de la source qui
fait briller en nous ces vérités, c'est-à-dire
de Dieu, contemplé, non plus dans un miroir,
mais en lui-même; * s'il est vrai que la foi
est Tessai ou le commencement de cette vision
directe, comme le disent saint Thomas d'Aquin
et Bossuet, et que par là elle se distingue de
la raison qui, d'elle-même, est incapable de
cette vue, et ne peut que la regretter et la
conjecturer; si tout cela est vrai, il en résulte
que la saine et droite raison est celle qui
cherche les deux régions de l'intelligible, et
qui poursuit sa double perfection, naturelle
et surnaturelle, comme s'exprime saint Thomas :
il s'ensuit que la véritable Philosophie est celle
qui cherche, regrette, désire S attend la foi
* Nous montrerons ci-dessous comment ces assertions
sont en parfait accord avec la proposition dix-huitième de
la Bulle Auctorem Fideù II ne s'agit que d'un désir ineffi^
208 RAPPORTS DE LÀ RAISON
quand elle en est privée, et qui, lorsqu'elle
la trouve, s'y enracine, la développe, s'élève
au-dessus d'elle-môme par eet appui surna-
turel, et porte, par cette sève divine, des fruits
qu'elle ne pouvait porter.
Entrons donc avec attention et respect dans
cette étude des rapports de la raison et de la
foi. Qu'est-ce que la raison? Qu'est-ce que la
foi? Quel rapport les unit? Que peut la raison
sans la foi ? Quel est son devoir quand la foi est
donnée?
On n'a pas assez remarqué que saint Thomas
d'Aquin, le plus puissant génie métaphysique,
peut-être, qu'ait vu le monde, celui de tous
les écrivains en qui la science et la sainteté, la
raison et la foi ont été le mieux réunies, a
écrit deux ouvrages principaux, qui sont la
Somme théologique et la Somme philosophique, et
que ces deux ouvrages répondent précisément
aux deux états de la raison et* de la Philosophie,
aux deux régions du monde intelligible. Dans
cace, ainsi que s'exprime Billuart à ce sujet, ou au moins
d' un désir absolument incapable, par lui-même, d'atteindre
son objet, ou seulement de se mouvoir vcjrs lui. D'ailleurs
nous nous gardons bien d'affirmer que ce désir, quel qu'ii
soit, puisse exister sans aucune grâce de Dieu.
ET DS LA FOI 209
la Somme théologiqae, le saint Docteur, comme
lobserve un savant oratorien *, « ne fait que
(( tradaire en Philosophie la simplicité de
l'Evangile : » c'est la Philosophie après la foi ,
ou la foi cherchant l'intelligence (Pides qumrem
intelleclum) . Dans la Somme adressée aux
Païens, saint Thomas d'Aquin lui-même an-
nonce que, le devoir du Sage étant évidemment
de parcourir les deux régions des vérités di-
vines, celle qu'atteint la raison par elle-même,
et celle qui dépasse son effort, il a l'intention,
dans ce livre, de rechercher par la voie ration-
nelle tout ce que la raison humaine peut
atteindre de Dieu. C'est la Philosophie avant la
foi; c'est l'intelligence cherchant la foi [Intel-
lectus quœrem fidem).
Au début de la Somme philosophique, saint
Thomas pose en ces termes la distinction des
deux régions du monde intelligible, des deux
ordres de vérités divines, ou plutôt, des deux
manières dont il peut être donné à l'homme de
connaître Dieu, double science que celui qui
cherche la sagesse doit poursuivre également :
« Puisqu'il y a des hommes qui n'admettent
* Amelotte, Vie de M. de Condren,
II 12.
210 RAPPORTS DE LA. RAISON
« pas, dit-îl, Tautorîté de la révélation, il faut
« avoir recours. à Tusage de la raison naturelle,
« à laquelle tout homme est obligé de se sou-
« mettre, mais qui d'ailleurs dans les choses
« divines n*a qu'une portée bornée.
« Il y a, en ce qui touche Dieu, un double
(* mode de vérité. 11 y a, en Dieu, des vérités
« que toutes les forces de l'esprit humain ne
« peuvent atteindre..» Il y en a d'autres que la
« raison naturelle peut atteindre, telles que
« sont l'existence et l'unité de Dieu, et celles de
« même nature, que les Philosophes, en effet,
« conduits par la lumière naturelle de la
« raison, ont démontrées *.
« Scruter les profondeurs de la suprême
« essence, et le côté transcendant de l'intel-
« lîgible divin, est évidemment au-dessus de
« la raison humaine, et c'est ce qu'Aristote luî-
« même paraît avoir compris lorsqu'il affirme
« {Métaph. Il) qu'à Tégard du principe de l'Être
* Est autem in his quae de Deo confitemur duplex veritatis
modm. Qusedam namque vera sunt de Deo, quse omnem
facultatem humanœ rationis excedunt... Quœdam vero sunt,
ad qua) etiam ratio naturalis pertingere potest, sicut est
Deum esse unum; et alia hujusmodi : quae etiam Philo-
sophi démonstrative de Deo probaverunt, ducti naturalis
lumine rationis, Contra Génies, cap. m.
ET DE LA FOI 211
« qui, par sa nature, est la lumière elle-même,
« notre intelligence est comme l'œil du hibou
« en présence du soleil^
« Il y a donc, poursuit saint Thomas, deux
(( DEGRÉS DE LA VÉRITÉ DANS L*IMT£LLIGIBLE DIVIN :
« Tun que peut atteindre la recherche de la
a raison, et l'autre qui dépasse son effort *.
Le saint Docteur conclut : « Il résulte évi-
demment de ce qui vient d'être dit que le
« Sage doit s'occuper de ces deux ordres de
a vérités divines, dont l'un est accessible à
« rînvestigation de *la raison, dont l'autre
« dépasse ce que son industrie peut acquérir.
« Il est bien entendu que, quand je distingue
« deux ordres de vérités dans l'intelligible
« divin, je comprends bien qu'il n'en est pas
« ainsi en Dieu, qui est la vérité unique et
('Simple; cette distinction n'est relative qu'à
^ Multo igitur amplîus illius excellentissimae substantias
transcendentis omnia iatelligibilia humana ratio inves-
tigare non sufflcit. Huic autem consonat dictum Philo-
î^ophi qui in ii Metaph. asserit quod intellectus noster sic se
habet ad prima entium quœ sunt mamfestissima in^naturay
aicut oculus vespertilionis ad soient. Ibid., cap. m, 3.
* DUPLIGI IGITUR VERITATE DIVINORUN INTELLIGIBILIUM EXIS-
TEXTE, una ad quam rationis inquisitio pertingere potest,
altéra quœ omne ingenium humanœ rationis excedit. Ibid.
cap. lY.
•21-2 RAPPORTS DE LA RAISON
(( l'enlendement humain, qui a deux manières
« de connaître la venté de Dieu ^ »
Ce que dit ici saint Thomas est capital. Dans
ces textes, les deux degrés de Tintelligible sont
nettement distingués. L'homme peut atteindre
l'un par la raison naturelle telle qu'elle est, et
il ne peut atteindre l'autre que par la foi. Cette
distinction est relative à l'homme, non pas à
Dieu. Il n'y a qu'une seule vérité, qui est
Dieu. Mais l'homme la peut connaître de deux
manières. Les deux lumières dont parle la
Théologie, la lumière narturelle et la lumière
surnaturelle, ne sont en Dieu qu'une même
lumière, diversement reçue par Thomme. Et
saint Thomas affirme, comme évident, que le
Sage doit s'occuper des deux.
Cette distinction étant bien établie, avec cette
importante réserve, qu'elle n'est point relative
à Dieu, mais à l'homme, c'est-à-dire étant bien
< Ex praemissis igitur evidenter apparet sapientis inten-
tionem circa duplicem veritatem divinorura debere ver-
sari... ^Ad quarum unam investigatio rationis pertingere
potest; alla vero omnem rationis excedit industriam. Dico
autem duplicem veritatem divinorum, non ex parte ipsius
Dei, qui est una et simplex veritas, sed ex parte cognitionis
nostrae, quoe ad divina cognoscenda diversimode se habet.
Ibid., cap. IX,
£T DE LA FOi 213
entendu gae le même Dieu est source de la
lumière de la raison aussi bien que de la lu-
mière de la foi, et qu'en lui-même il n*y a
qu'une lumière, cherchons à bien connaître en
quoi consistent la raison et la foi, et ce qu'elles
sont l'une à l'égard de l'autre.
il
Il y a Dieu, il y a l'âme. Dieu est une lu-
mière qui éclaire l'âme, et que Tâme peut
concevoir de deux manières. Mais qu'est-ce qui
caractérise ces deux manières? « La lumière de
da raison, dit saint Thomas d'Aquin, par
i< laquelle nous connaissons les principes de la
« vérité, est une lumière que Dieu répand en
(( nous; c'est une image de la vérité incréée qui
« $e reflète en nous \ »
C'est ce que nous avons déjà dit souvent,
avec saint Augustin, saint Thomas d'Aquin et
Thom.assin : la raison est la lumière de Dieu,
vue en nous, réfléchie dans le miroir de Pâme,
selon l'expression de saint Paul. « La certitude
* Rationis lumen, quo priacipia sunt nobis nota, est nobis
a Deo iaditum, quasi QUiEOAM similttudo ingreatjE veritatfs
iN'Nonn HESULTANTis. Vent., quîcst. tt, art. 1.
214 RAPPORTS DE LA RAISON
« de la raison vient d'une lumière que Dieu
« nous donne intérieurement et par laquelle
« Dieu parle en nous *. — La lumière de la face
« de Dieu rayonne sur nous, dit le Proverbe.
« C'est là la lumière de la raison naturelle qui
« est l'image de Dieu ^. » Saint Thomas, sui-
vant en cela saint Augustin (c'est d'ailleurs la
doctrine constante des Pères, des Théologiens
et de la sainte Ecriture), insiste partout sur cette
haute origiae de la raison. Pour lui, « la raison
« est l'impression de la lumière divine en
«nous®. » Pour lui, « la lumière naturelle,
« mise dans l'âme, est l'illumination de Dieu*. »
Pour lui, « les principes de la raison pratique
« comme ceux de la raison spéculative, sont
'( des données naturelles qui existent dans
« l'âme ^. » Mais cette vue en nous de la lumière
* Quod aliqaid per certitudinem Bciatur, est ex lumine
rationis, divinitus iadito, quo in nobis loquitur Deus.
Verit., q. ii, art. 1.
2 Signatum est super nos lumen vultus tui, Domine; quod
est lumen rationis naturalis in qua est imago Dei, Comment,
in PauL
3 Impressio divini luminis in nobis. 1'. 2'*. q. xci, art. 2.
* Ipsum lumen naturale animae inditum est illustratio
Dei. 1'. 2'''. q. ix, art 1.
* Naturaliter nobis esse indita sicut principia speculabi-
lium ita et principia operabilium.
ET DE LA FOI 215
de Dieu, saint Thomas l'appelle, d'après saint
Pau], vision dans un miroir^; elle est absolu-
ment distincte de la vue de la lumière de Dieu
en Dieu, qui n'est plus la vision spéculaire, mais
bien la vision par essence '•
« Sans doute, dit saint Thomas d'Aguin,
« quand on voit, par la raison, des vérités cer-
« laines, immuables, éternelles, qui dès lors~
« sont au-dessus de nous, on peut dire qu'on
« les voit en Dieu, puisque nous ne connaissons
« rien que par sa lumière, et que la raison est
« une participation de cette lumière ; car, dit
« «aint Augustin, ces spectacles intelligibles ne
« nous deviennent visibles qu'illuminés par leur
« soleil, qui est Dieu, Mais de môme que dans
« le monde des corps, pour voir les objets sous
«le soleil, il n'est pas nécessaire de voir la
« substance et le globe du soleil, de même pour
« cette vision intellectuelle par la raison, il
« n'est pas nécessaire de voir l'essence de
« Dieu ®. »
' Visio specularis.
* Cogaitio per essentiam.
^ Omaia dicimus in Deo videri, iu quantum participa^
tione sui luminis ômnia cognoscimus; aam et ipeum
naturale lumen rationis est quaedam participatio divini
lamiais... Disciplinarum spectamina yideri non possunt
2IG IIAPPORTS DE LA RAISON
Saint Thomas, en disant ce qu'est la raison,
commence ici à faire entendre ce qu'est la foi.
La raison est comme la vue du monde sous le
soleil; et la foi, ou du moins la vision dont la
foi est un essai, un avant-goût, une impar-
faite participation, est comme la vue du soleil
même *.
Ceci s'appuie encore sur le beau texte déjà
cité dans notre étude sur la Théodicée de saint
niai aliquo velut suo sole illustrentur, \ideliçet Deo. Sicut
ergo ad videndum aliqaid sensibiliter non est necesse quod
videatur substantia solis; ita ad videndum aliquid inldlli-
gibiliter, non est necessarium quod videatur essentia Dei.
1*. q. xn, art. 11 ad 3»°.
^ Le mot foiy dit Billuart, a plusieurs sens. Tantôt, par
exemple, il signifie conscience (ce que nous appelons foi
naturelle ou sens divin) ; tantôt il signifie la doctrine de la foi,
r objet même de la foi; tantôt enfin il signifie cette vertu
divine dont le principe est la grâce, dont l'objet formel
est Dieu seul, dont le motif formel est la sagesse et l'auto-
rité de Dieu seul, dont l'objet matériel est tout ce que
Dieu a révélé, et dont la règle est l'Église catholique seule.
C'est cette vertu, prise en elle-même, considérée dans le
don surnaturel, dans la lumière surnaturelle qui la cons-
titue, que saint Thomas, transformant ce qu'avait dit saint
Paul, définit : « Une habitude de l'âme qui commence
« en nous la vie éternelle, et par laquelle l'intelligence
« adhère aux choses divines qu'elle ne voit pas. (Fides est
« habitas mentis quo inchoatur vita œterna in nobis, faciens
« intellectum non apparentibus assentire.) » Cependant saint
Thomas n'insiste pas tellement sur l'obscurité de la foi.
BT DE LA FOI îîT
rhoQias d'Âquin : « La lumière, pendant notre
(( voyage terrestre, se donné à nous de deux
(« manières. Tantôt en un d^;rc moindre, et
« comme sous un faible rayon : e'eU la lumière
« de noire intelligence naturelle qni est une par-
« ticipation de la lumière étemelle, mais éloi-
(( gnée, défectueuse, comparable à une ombre
« mêlée d'un peu de clarté : ce qni met dans
« rhomme cette raison, ombre de Tintelligence,
qu il n'en dise aussi : c La foi est, en un sens, science
« et vision (Fides etiam guodammodo scientia et visio di-
« citur ». (Yerit, xiv, art. 4.) Et ailleurs : « La foi est un
« commencement imparfait de la connaissance à venir
« [Fides est quœdam prœlihatio brevis cognitionis quam in
« futuro habemus. » (Verit., art. 2 ad 9*"). Saint Thomas
fait aussi le mot foi synonyme de lumière surnaturelle,
lorsqu'il dit : t Cette lumière, qui est la foi, est ce qui
« produit l'assentiment aux vérités divines; et c'est par
« là qu'elle tiient de la perfection; mais on ne possède pas
« cette lumière parfaitement, l'imperfection intellectuelle
« subsiste avec la foi {Ex lumine simpUci, quod est fides,
« causatur id quod perfectionis est, assentire ; sed in quantum
« dlud lumen non perfecte participaiur, non totaliler tollitur
« imper fectio intellectus). » (Verit., xiv, 2 ad 5*.) C'est eu
«•e sens que plusieurs catéchismes défiuisscut la foi : t Un
« don de Dieu et une lumière surnaturelle qui nous fait
« adhérer aux vérités révélées de Dieu. » Il est bien
entendu qu'ici nous parlons surtout de Télément intellec-
tuel de la foi. Il y a un élément volontaire qu'il ne faut
jamais oublier, et dont saint Thomas dit : In cognitione fidei
pnndpalitattm liahet voluntas. Contra Gent., l. III, c. \h.
II 13
218 RAPPORTS DE LA RAISON
« dont la clarté sans plénitude engendre les
« diversités d'opinions qu'effacera le rayonne-
« ment direct de la lumière. Tantôt la lumière
« se donne en un plus haut degré, dans une
« clarté plus abondante, et nous met comme en
« face du soleil. Mais là notre regard est ébloui,
« parce qu'il contemple ce qui est au-dessus
« du sens humain ; et c'est là la lumière de la
c( foi» »
D'où il résulte clairement, ainsi que de toute
notre étude sur la Théodicée de saint Thomas
d'Aquin, que, selon le Docteur angélique, il y a
deux degrés de l'intelligible divin, auxquels ré-
pondent la raison et la foi : que la lumière, en
elle-même, est une, mais que l'esprit créé la
voit de deux manières, directement ou indirec-
tement. Ou bien il en voit en lui-même la
ressemblance S l'image et le reflet : et cette
lumière refléchie est la lumière de la raison. Ou
bien l'esprit créé peut voir la lumière en Dieu
môme; il en peut voir, non plus en soi-même,
mais en Dieu^ la source et les rayons directs,
comme quand notre œil regarde le soleil. Et
cette lumière directe est la lumière surnaturelle,
^ Similitudo veritatis încreatye in nobis resultantis.
ET DE LA roi 3t9
qni commence dans la foi, quoiqu'elle n'arrÎTe
à sa consommation qne dans la vue béatifique.
Cette distinction entre la raison et la foi, entre
la lumière naturelle et la lumière surnaturelle,
est celle de toute la Théologie chrétienne. Rap-
pelons-nous ce que nous avons vu dans notre
élude de Thomassin. Nous y avons trouvé préci-
sément la même doctrine et comme le com-
mentaire de saint Thomas. Selon Thomassin,
la raison voit sans doute la vérité de Dieu ; mais
elle n'en reçoit la lumière que tempérée, selon
ce qu'elle peut porter en son état présent. Ce
sont des rayons de l'étemelle lumière du Verbe,
mais descendus eu nous {condescensiones qua$-
dam). Ces rayons mêmes constituent la raison
[hoc ne ine$t ratiùni, ut hoc ipmm ip$a ratio^sil).
C'est Dieu se montrant aux âmes, non tel qu'il
est, mais telles qu'elles sont {radius Deitatis
oilendentis $e^ non qualis ip$a est, sed quales ipsm
mt). Et, dit encore Thomassin, copiant ici
saint Grégoire de Nysse, qui parle comme saint
Augustin et Platon, ces rayons sont des simu-
lacres, des images et des imitations de Dieu
j^imulacra, similitudines et quasi imitamenla).
)ui, dit-il, c'est un simulacre et une très lumi-
leuse image de la divinité. Le spectacle des
220 KAPPOHTS DE LA RAISON
éternels principes, d'après saint Augustin {spec-
tacula illa œlernarum rationum)^ c'est Dieu lors-
qu'il nous envoie sa lumière, et qu'il l'imprime
en nous; mais ce n'est pas Dieu même directe-
ment présent (non immigramlo^ scd imcribendo)]
en un mot, dit toujours Thomassin, ce degré
de l'intelligible divin, selon saint Thomas et
saint Paul, est comparable à un miroir où Dieu
se montre en y envoyant ses rayons (nimirum
hœc spécula sunt in quœ radios suos Beus ejacu-
lalur^ in quitus videtur).
Aux yeux de Thomassin, cette doctrine sur
la nature de la raison, savoir : qu'elle n'est
qu'une certaine vue du Verbe, et que les vérités
immuables, géométriques, logiques, morales,
sont vues dans la lumière du Verbe, cette doc-
trine n'est pas seulement celle des Pères et des
Théologiens, c'est évidemment celle du Christ
et de l'Écriture sainte.
Après avoir caractérisé la raison, Thomassin
décrit les deux degrés de l'intelligible que nous
cherchons à bien connaître. « Le premier degré
n de la science, dit-il, donne quelque vérité
« qui ne peut pas ne pas être .vraie, qui est
« éternelle, immuable : ce sont les raisons
'< éternelles, rayons de l'incorruptible vérité
ET DE LA FOI 221
M qui se montre toujours et partout à tout être
« doué de raison.
« Mais qu'un esprit aime à poursuivre cette
« lumière, à y rester et à se purifier sous ses
«rayons; alors il devient à son tour lumière,
« il peut recevoir la vraie pureté, et devenir
« enfant de Dieu, digne enfin de voir Dieu ^ »
Donc, selon Thomassîn, le premier degré
donne la vue de vérités certaines, de principes
immuables, qui sont la lumière du Verbe dans
l'âme; mais le second donne la vue de Dieu
même. Ce sont bien les deux degrés de l'intel-
ligible, dont l'un est la sphère naturelle de la
raison, mais dont l'autre est surnaturel, et n'est
donné qu'aux régénérés, dans cette lumière
dont le commencement est la foi. En un mot,
le premier degré montre Dieu dans le miroir
de l'âme, et le second Dieu en lui-même.
Saint Augustin ne l'entend pas autrement,
comme nous l'avons déjà montré. Mais il
l'exprime d'une manière particulièrement éner-
gique, quand il appelle les deux lumières :
« lumière illuminante et lumière illuminée
« {lumen illuminans et lumen illuminatum). »
^ De Prokg. TheoL, t. III, cap. ix, § 1.
222 RAPPORTS DE LA RAISON
La raison n'aperçoit que la lumière illuminée.
Et la vision directe, dont la foi est Tessai, n'a
pour objet que la lumière illuminante. C'est
oe qu'enseig^ne ce grand Docteur, lorsque,
parlant de sa science humaine avant la foi {cum
deformiter et sacrilega iurpiti^ine in doclrim
pietatù errarem % il se compare à un homme
qui tourne le dos à la lumière et la face aux
objets. Cette comparaison 6st la vérité précise
sur ce point. « Je mettais ma joie en ces choses,
« dit-il, et ne connaissais pas la source d'où
« leur vient leur certitude et leur vérité. ïarm
« le dos tourné à la lumière et la face aux objett
<t qu'illumine la lumière. De sorte que mon
« regard, qui voyait les objets éclairés, n'était
(( pas éclairé lui-même ^. » Et ce n'est pas de
la connaissance sensible, proprement dite^ que
parle ici saint Augustin, mais bien de la con-*
naissance rationnelle; il s'agit ici des vérités
abstraites et géométriques^ des propriétés im-
muables^ nécessaires, des figures et des nombres
^ Confess., I, 1. IV, c. xiv, 31.
' Et gaudebam in eis et nesciebam unde esset quidqtiid
ibi verum et certum esset. Doqsum enim habebam ad lumbn,
ET AD EA QUiE iLLUMiNANTUR FAciEM : unde ipsa facics mea
quae illuminata cernebat, ipsa non illuminabatur. Ibid., 30.
ET DE LÀ FOI 223
(de dimentionibus figurarum et de muHcis et de
numeris). La lumière naturelle de la raison,
selon saint Augustin, est donc une lumière
réfléohie, l'autre est directe. Cette dernière,
le regard la reçoit elle-même, venant de source,
et ne la tire point des objets, ne l'abstrait point
des créatures.
Or, ces comparaisons se trouvent être ce que
la Philosophie peut dire de plus profond et de
plus clair sur ce sujet. La raison est une certaine
vue de Dieu, voilà qui est considérable et
positif. Mais ce n'est pas la vue directe, immé-
diate de la substance et de l'essence de Dieu.
C'est une vue de Dieu par reflet; c'est une image
de Dieu qu'aperçoit l'âme en se voyant.
Ceci est clair, simple et certain, intelligible
à tous, utile, fécond, et c'est le dernier mot
de ce que les philosophes du premier ordre,
et les théologiens, ont dit sur la nature de la
raison.
L'importance et la fécondité de cette théorie
de la raison consiste surtout, en ce que, du
môme coup on comprend que la raison est
quelque chose de corrélatif à la foi : de telle
sorte que, lorsqu'on sait ce qu'est la raison,
on sait aussi, jusqu'à un certain point ce qu'est
•?2i RAPPORTS DE U RAISON
la foi. Si ToD comprend qu'il y a deux manières
de VOIP Dieu, indirectement et dans son image,
directement et en lui-même, on comprend que,
si la raison est le premier de ces deux modes
dont l'homme voit Dieu, il reste le second.
C'est ce que tout Philosophe admettra, et le
Théologien peut alors lui dire : Ce second mode
de la vision de Dieu est celui que nous appe-
lons surnaturel. Le Philosophe, s'il est vrai
Philosophe, l'entendra. De plus, on comprend
aussitôt que la raison, arrivée à son terme
naturel, et contemplant ces spectacles intelli-
gibles, illuminés par ce divin soleil qu'elle ne
voit pas, peut, comme elle le fit en Platon
même, reconnaître que ce ne sont encore là
que des fantômes divins, conjecturer que le
soleil existe, et regretter de ne le pas voir. Or
le commencement, obscur et imparfait, de cette
connaissance surnaturelle de Dieu, c'est la foi.
m
Cette distinction est tellement fondamentale
et générale, qu'elle se retrouve, par analogie,
dans toute l'histoire du développement de
l'homme relativement à Dieu.
ET DE Li FOI :ri
Saint Paul, établissant, dans TËpitre aux
Hébreux, la différence des deux Testaments,
de la loi de Moïse et de la foi chrétienne, l'avait
en vue. Qu'on relise celte Épître. On trouvera
partout dans cette continuelle comparaison qu'il
établit entre les deux Testaments, entre la loi
et la grâce \ l'analogie de la raison et de la foi.
Dans l'un, Dieu a parlé par les Prophètes
(cap. I. 1); dans Tautre, il nous parle directe-
ment par son Fils, qui est Dieu. L'un est la
parole de Moïse nous annonçant Dieu ; l'autre
est Dieu même (cap. m. 3, 4). 11 faut dépasser
ce premier degré, qui est infirme, et ne va pas
directement au salut éternel. La loi n'a pas
donné la perfection. Mais voici une meilleure
espérance, celle de l'union à Dieu (cap. vri. 18,
19). La loi n'a pour prêtre que l'homme infirme;
mais ce qui vient après la loi, c'est le Fils
éternel et parfait (cap. viii. 28). Dans l'Ancien
Testament, Dieu nous prend par la main ; dans
^ Ce n'est pas qu'où puisse souteuir (ju'il u'y ait point
de grâce sous la loi et dans la loi, ce qui a été condamné
par la Bulle Auctorem fidei. Mais ceci, loin de détruire
notre analogie, la confirme, car nous pensons aussi, comme
on le verra plus bas, que, dans la vie réelle, la grâce bo
niêle continuellement à la raison, même lorsque la raison
agit dans son propre domaine.
U 13.
226 RAPPORTS DE LA RAISON
le Nouveau, Dieu nous prend par le cœur
(cap. viii, 9, 19). L'Ancien n'est que l'image et
l'ombre des choses célestes (exemplari et umbrœ
eœlestium); le Nouveau donne les choses célestes
elles-mêmes, le ciel lui-même (ipsa cœUstiaj
ipsum cœlum). (Cap. ix, 23, 24.)
11 y a deux tabernacles dont l'un se nomme
justice du nècle (Sanclum »œcuiare)^ et l'autre
Saint des saints (Sancta sanctorum) (cap. ix, 1 , 3).
Celui-ci était derrière le voile. Il est maintenant
révélé. C'est le Christ même qui s'en est fait le
prêtre, pour donner le salut éternel, par ce
'tabernacle plus parfait et plus grand, qui n'est
pas de cette création, c'est-à-dire qui est surna-
turel (cap. IX, 11^ 12).
Oui, la loi n'avait que l'ombre des biens à
venir (umbram enim habens lex fulurorum bono^
rum); mais la foi donne la vie {juslus autem ex
fide vivit). La foi est la substance des choses que
l'on espérait (Est fides sperandarum substantia
rerum) (cap. x, 1 ; cap. xi, 1). Sous la loi il y
avait une voix qui parlait sur la terre, c'est
maintenant une voix qui nous parle du ciel
(cap. XII, 25, 27). Et cette voix doit changer la
terre, lieu du passage de l'homme, en royaume
immuable de Dieu.
ET DE LA FOI 227
IV
Cela posé, qu'est-ce que peut la raison sans
la foi? Quel est son devoir avant la foi? Nous
venons déjà de le dire amplement d'après saint
Thomas d'Âquin. Elle peut atteindre le premier
des deux ordres de vérités qu'on distingue dans
Imtelligible divin. Elle le peut, elle le doit; et,
de fait, selon le môme Docteur, ces vérités, qui
sont l'existence de Dieu, son unité, et les autres
de même nature, ont été démontrées par divers
Philosophes, éclairés par la lumière naturelle
de la raison*.
La raison naturelle peut, sans le concours de
la révélation surnaturelle, connaître avec certi--
tude plusieurs vérités, non-seulement de l'ordre
géométrique, mais encore touchant Dieu, et il
faut admettre cette, proposition, théologique :
« La saine raison, sans le secours de la révéla-
« tion surnaturelle, peut connaître avec certi-
« tude plusieurs vérités de l'ordre naturel qu'on
^ Qusedam vero sunt ad quae etiam ratio natutali per-
tingere potest, sicut est : Deum esse, Deum esse unuih,
etaliahujusmodi, quae etiam Philosophi démonstrative de
Dec probaverunt, ducti naturalis lumine rationis. [Contra
Gent,, cap. m.)
2Î8 RAPPORTS DE. LA RAISOX
«peut nommer préambules de la loi^ » On
nomme erreur des supernaturalisies Terreur de
ceux dont parle saint Thomas d'Aquin, qui sou-
tiennent « que Texistence de Dieu ne peut être
« trouvée par la raison, mais doit être reçue par
« la seule voie de la révélation et de la foi *. »
C'est une erreur, dît-il, et cette erreur {hic
error)y il la réfute longuement^.
Cette tendance fanatique qui veut refuser à la
raison naturelle tout pouvoir, soit pour con-
naître Dieu, soit en général pour connaître avec
certitude, a souvent essayé de se reproduire
dans r Eglise, mais elle a toujours été repous-
sée, notamment dans Luther, Calvin, Baïus,
Quesnel, et récemment dans M. de Lamennais.
a N'est-ce pas Luther, qui a écrit dit Erasme,
« que toute discipline, tant pratique que spécu-
« lative, est damnée? Que toutes les sciences
« spéculatives sont des péchés et des erreurs*?»
< Plures veritates naturalis ordinis quae tanquam pream-
bula fidei spectari possunt absque supernaturali revela-
tionis subsidio, recta ratio omnimoda certitudine cognos-
cere potest. (Perroae, de Analogia rationis et fidei, prop. i.)
^ Quod Deum esse non potest per rationem inveniri, sed
per solam viam fidei et revelationis est acceptum. [Contra
Gentes, lib. I, cap. xir.) — ^ ibifi^
^ Noane Lqtherus scrjpsit omnem discipliQam tam prdc-
ET DE LA FOI îîî)
Luther niait la raison naturelle aussi bien que
le libre arbitre .
Selon Calvin toutes les facultés de notre âme
sont entièrement infectées par le mal. La li-
berté morale, dont l'homme s'enorgueillit,
n'est qu'une chimère. L'homme ne peut pro«
dnire par lui-même que des actions vicieuses et
des péchés. Voilà donc toutes nos facultés natu-
relles maudites ^
Suivant Baïus toutes les vertus des Philo-
sophes sont des vices, et c'est une doctrine
pélagienne que d'admettre quelque bien na-
turel, c'est-à-dire quelque bien produit par les
seules forces de la nature, et par le seul effort de
la Philosophie '.
Quesnel prétendait que toute connaissance de
Dieu, même naturelle, même dans la Philo-
sophie païenne, ne peut venir que de Dieu
même et que, sans la grâce, elle ne produit
ticam quam speculativam esse damnatam? Omne» Hcientian
speculativas esse peccata et errores? (Cité par Porrone t II
p. 1393.) ' • '
* Institut., liv. m, ch. ii.
^ Oinnia opéra infidelium sunt peccata, et Philosopliorum
virtutes sunt vitia. 25. Baii. — Cum Pelagio sentit qui
boni aliquid naturalis hoc est quod ex naturte soib (ÉÉtois
ortiim ducit, agnoscit. 37. Baij. '
230 RAPPORTS DE LÀ RAISON
que vanité, présomption, opposition à Diea^
M. de Lamennais ne niait pas seulement le
pouvoir qu'a la raison de connaître plusieurs
vérités relatives à Dieu, il allait jusqu'à refuser
à la raison le pouvoir d'affirmer avec certitude
notre propre existence. « La certitude ration-
ci nelle de notre existence isolée, dit-il, suppo-
« serait comme également certaine la certitude
(t de notre raison et même son infaillibilité;
« car affirmer quon est y c'est énoncer un juge-
« ment, et, s'il était possible qu'on se trompât
a en disB.ntfexi$iey on ne serait pas rationnelle-
« ment certain de son existence. Soutenir que
« chaque homme a en soi-même la certitude
(( rationnelle de son existence, c'est donc dé-
« clarer qu'on adopte la Philosophie Carté-
« sienne, avec toutes ses conséquences. C'^st se
« jeter dans les inconvénients, les contradic-
« tions, les absurdités inhérentes à cette Philo-
(( Sophie aussi dangereuse qu'elle est niaise ^. »
Paroles étonnantes qui justifient parfaitement le
«
^ Omnis cognitio Dei, etiam naturalis, etiam in Philo-
sophis ethnicis, non potest venire nisi a Deo, et sine gratia
non producit nisi prœsumptionem, vanitatem et opposi-
tionem ad ipsum Deum, loco affectuum adorationis, grati-
tudinis et amoris. 41. QuesneL
2 Défense de l'essai, p. 192 et Buiv.
ET DB Li FOI ^31
mot de saint Augustin : « Il est vraiment à
« craindre qa*on n*en vienne à se défier de la
« raison on à la détester an point de rejeter
« l'évidence même \ »
On sait que ce système a été complètement
réfuté par le P. Rosaven, avec une irrésistible
logique et une grande abondance d'érudition ?.
Du reste, toutes ces erreurs luthériennes,
calvinistes, jansénistes, et tout ce pyrrhonisme
prétendu catholique, qui ne voit que les plaies
de la nature humaine, en méconnaît les res-
sources, lui refuse toute lumière et toute force,
lui ôte le libre arbitre comme la raison, toutes
ces erreurs ont été, à toutes les époques, con-
damnées par l'Eglise. Ces sombres doctrines,
comme on Ta remarqué, tiennent du mani-
chéisme. Le manichéisme, cette flatterie iui-
sensée de l'ordre surnaturel, enseignait que la
nature est l'œuvre de Satan, que l'ordre de la
grâce seul est bon; que le Nouveau Testament
seul est vrai, et qu'en dehors de lui et avant lui,
* Metus est ne in tantum odium vel timorem rationis
incidamus, ut ne ipsi quidem perspicuœ veritati fides ha-
benda videatur. De Magistm,
* Examen d'un, ouvrage intitulé : Des Doctrines philosO"
phiqws sur la certitude, par J.-L. Rosaven, S. J. Avignon,
1833.
m RAPPORTS DE LA RAISON
tout est faux et mauvais, même TAucien Testa-
ment, même la loi naturelle, ses dogmes et ses
préceptes .
Les moindres traces de ces fondamentales
erreurs sont subversives, et il est incontestable
que la guerre à la raison est une insulte au
Verbe de Dieu, qui se révèle comme la lumière
éclairant tout homme venant en ce monde.
Quand l'Evangile parle de la lumière des
hommes, cette lumière des hommes, diseut les
commentaires, qu'adopte saint Thomas, c'est
la raison. Aussi l'Eglise n'a cessé de veiller sur
ce point, el tout récemment encore (1849) l'uu
des Conciles provinciaux de France, revu et
approuvé par le Sainl-Sîège, signale l'erreur des
écrivains qui, « pour élever la foi, dépriment
« la raison avec excès, ébranlent par là même
« le double fondement de la raison et de la foi,
u et menacent de renverser les deux ^ » C'est
le phénomène inverse de celui que nous montre
l'histoire des sophistes, lesquels, attaquant la
foi au nom de la raison, finissent par nier la
* Qui dum fidem extolluQt et ratioaem plus œqao depri-
munt, fidei simiil et ratioais fimdamenta coavellentes,
ruiriam utrique, quod Deus avertat, luctuosissimam parant.
(Concile de Rennes, décret lxiii.)
ET DE LA FOI
raison. A force d'attaqaer la raison aa nom de
la foi, on ruinerait aussi la foi, comme le dit
le Concile de Rennes.
De ce point de vue on n'a jamais assez loaé
ni remarqué le rôle des Jésuites dans Fhistoire
de la Philosophie chrétienne, et comment leur
imperturbable bon sens, à toutes les époques et
jusqu'à nos jours, les a toujours portés au pre-
mier rang des défenseurs de la raison et de la
liberté humaine. Et, chose étrange, s'ils sont
devenus impopulaires, c'est surtout pour avoir
soutenu au dix-septième siècle cette cause de la
raison et de la liberté, contre la popularité des
jansénistes ^
V
En général, ce que l'Eglise réprouve, c'est la
négation d'un don quelconque de Dieu, naturel
ou surnaturel.
On peut résumer sur ce point toute la Théo-
logie orthodoxe par quelques mois du pieux et
savant Cornélius à Lapide, dans son parallèle
* Voiraussi les travaux contemporains desRR. PP. Ghaslel,
CahonrR, Daniol, etc.
234 RAPPORTS DE LA RAISON
des deux sagesses, sagesse humaine par la
raison, sagesse divine par la grâce et la foi^
Le judicieux auteur commence par exalter la
première pour mettre la seconde beaucoup plus
haut encore* Il considère la droite raison
comme guide de la vie humaine^. Dieu, dès
Torigine, a mis dans Thomme, en la propor*
tionnant à sa nature, une noble et divine loi,
expression des raisons éternelles et vivantes qui
sont en Dieu^« Seulement, par le péché, cette
sagesse est obscurcie^ mêlée d'erreurs et de
nuages, est assoupie en beaucoup de choses
(fucata^ nebulis errorum prmstricta^ sopita multisin
rebm). C'est là notre raison, source de la sagesse
naturelle.
Mais « si la sagesse profane des Philosophes
(( a été si utile et si glorieuse pour le monde,
« combien plus utile et glorieuse sera la sagesse
* Encomium sapientias, ex parallells Ethîces naturalis et
divinœ. (Ea-tôte du Gomment, sur V Ecclésiastique. Anvers,
1687.)
* Hectam rationem quasi datam sibi a Deo facem, sibique
viœ ac vitae ducem.
3 Ab ipsa jam olim ejus infantia, similem ei legem con-
grue adaequando indidit, nobilem illam divinam, et ab
seternis ilîis viventibusque in ipsomet Deo rationibus
expressam. Ibid.
ET DE LÀ FOI 235
R divine et sacrée qui dépasse celle des Philo*
« sophes, comme la foi surpasse la raison, la
« grâce la nature, et Je ciel la terre M » — Voilà
la vérité : les fruits de la raison, môme dans
lantiquité sont bons; mais ceux de la grâce
et de la foi les surpassent incomparablement.
« La sagesse a pour premier titre de gloire
« son origine. La sagesse naturelle a, pour
« origine, la nature, c'est-à-dire Diea, en tant
« qu'il est et qu'on peut l'appeler nature créa-
« trice, auteur et maître de la nature. Mais la
(t sagesse surnaturelle et divine a pour origine
« Dieu, en tant qu'auteur de la grâce et de tous
« les biens surnaturels ^. » Tel est sur cette
question le point de vue orthodoxe. Nous
lavions déjà prouvé par saint Thomas d'Aquin.
Nous allons maintenant le montrer par une
autorité théologique plus grande encore»
L'autorité de saint Thomas d'Aquin, dont la
Somme théologique fut placée, au Concile de
Trente, en regard de la sainte EcriturCi serait de
* Si enim Ethica profana Philosophorum orbi tanto fuit
splendori et commodo, quanto erit Ethica sacra et divina
eorum qui PhilosophoB omnes tanto intervallo transcen-
deront, quanto fides rationem^gratia naturam, cœli terram!
P. 2. — a ibid.
•>^G HAPPORTS JIE LA RAISON
toutes les autorités la plus haute, s'il n'existait
un livre, composé par ordre du Concile de
Trente, afin d'être envoyé dans l'univers entier
comme catéchisme commun de la catholicité.
Ce livre, écrit sous Tinfluence prépondérante de
saint Charles Borromée, et publié par Pie V,
est appelé, dans la préface môme de l'ouvrage,
« l'œuvre de l'Eglise universelle (Universalii
« opu9 Ecclcsiœ). » Or voici le début de ce Caté-
chisme œcuménique : « Telle est la nature de
« l'âme et de Tintelligence humaine que, quoi-
« qu'elle ait pu découvrir par elle-même, à
« force de travail et de soin, beaucoup de ve-
rt rites dans l'ordre des choses divines, cepen-
« dant la plus grande partie de ces vérités,
« celles qui mènent au salut éternel, fin pour
(( laquelle Dieu créa l'homme à son image, la
« raison ne peut les voir ni les connaître par la
« seule lumière naturelle*.
^ Ea est humanse mentis et intelligentiae ratio, ut, cum
alia multa quœ ad divinarum rerum cognitioaem perti-
nent, ipsa per se, magno adhibito labore et diligentia inves-
tigaverit ac cognoverit, maximam tamen illorum partem,
quibus aeterna salus comparatur, cujus rei imprimis causa
homo conditus, atque ad imaginem et similitudinem Dei
creatus est, naturac lumine illustra ta cognoscere aut cer-
nere nunquam potuerit.
ET DE L\ FOI 2â7
« Les perfections invisibles de Dieu, comme
« l'enseigne l'Apôtre, sa puissance éternelle et
« sa divinité sont visibles à l'intelligence par le
« spectacle des choses créées; mais le Mystère
« caché que n'ont connu ni les siècles, ni les
« générations, dépasse tellement Tinlelligence
« humaine, que s'il n'avait été manifesté aux
'ï saints, à qui Dieu, par le don de la foi, a ré-
« vêlé les richesses et la gloire de son alliance
« nouvelle avec les hommes, ce mystère, cette
« sagesse qui est Jésus-Christ, aucun effort
<» humain n'eût pu l'atteindre *. »
C'est là le début du Catéchisme romain.
Plus loin, dans le corps de l'ouvrage, nous trou-
vons un parallèle complet, établi entre la
raison et la foi. 11 n'y a qu'à citer, en rappelant
à tous les catholiques que ceci est leur Caté-
chisme, tel que les souverains Pontifes, depuis
* lavisibilia quidem Dei, ut docet Apostolus (Rom. i, 20),
a creatura mundi per ea quîe facta sunt intellccta conspi-
ciuntur, sempiterna quoque ejus virtus, et diviiiitas; ventm
mysterium Ulud (Goloss. i, 26) quod absconditum est a
saBculis, et generationibus, ita humanam intelligeiitiam
superat, ut, uisi manifestatum fuisset sanctis, quibus
voluit Deus fidei munere notas facere divitias gloriîc sacra-
menti hujus in gentibus, quod est Christus, nnllo studio
homini ad eam sapientiam adspirare licuisset.
238 RAPPORTS DE LA RAISOiN
trois siècles, le présentent à l'Eglise entière.
Voici le parallèle * :
« La grande différence entre la Philosophie
« chrétienne et celle du siècle consiste en ce
« que cette dernière, guidée par la seule lumière
« naturelle, prenant pour point de départ les
« choses visibles et les effets de Dieu, ne s*élève
^ In hoc enim multum Inter se differunt chrîstiana Phi-
losophîa, et hujus saeculi sapientia, quod haBC quidem
naturalis tautum luminis ductu ab effectibus, et ab ils
quœ sensibus percipiuntur, paulatim progressa, non nisi
post longos labores vix tandem invisibilia Del contem-
platur, primamque omnium rerum causam et auctorura
agnoscit atque intelligit ; contra vero illa humanœ mentis
aciem ita exacuit, ut in cœlum nullo lahore penetrare possit,
atque divino spîendore coUustrata, pHmum quidem œternum
ipsum luminis fontem, deînde quae infra ipsum posita suât,
intueri, ut nos (I Petr. ii, 9) vocatos esse de tenebris in
admirabile lumen, quod est apud Apostolorum principem,
cum summa animi jucunditate experiamur et (I Petr. i, 8)
credentes exultemus laetitia inenarrabili. Lucem enim, ut
ait Apostolus, inhabitat inaccessibilem, quam nullus ho-
minum vidit nec videre potest... Nam ut mens nostra ad
Deum, quod nihil est sublimius, perveniat, necesse est
eam omnino a sensibus abstractam esse; cujus rei facul-
tatem in hac vita naturaliter non habemus.
Quamvis haec ita sint, non reliquit tamen Beus, ut inquit
Apostolus (Act. XIV, 16), semetipsum sine testimoniO/
benefaciens, de cœlo dans pluvias, et tempora fructifera,
implens cibo et laetitia corda honïinum. Quae causa fuil
Philosophis nihil abjeçtum de Deo sentiendi, et quidquid
corporeum, quidquid concretum et admistum est, ab ec
«à comprendre !« ^«rffci: :-iî« îz.t25l:/» et
« Dîeu qnc pcn à pçi:, dî^i!I*r:*rt, ijT** ce
ft loDgs trairaiix, et jŒrîe::! airrs i tw: rr,i!îre
« que Dieu est, et çn'i! csî ctiife p^KzIère et
)ifi auteur de tontes choses. Ifci* k fci, an con-
« traire, élève et fortifie teHe^nezii le resard de
« notre âme, qu'elle péuètre le ciel sias eSbrt,
longissîmc removendi; c::î «ii:sj loDor^m oni^i^in per*
fectam vim et copiam tribuenmt et ab ea Uaquam a
perpetuo quodam et i&eshâLU>«o foi^ié îoziiiàiU ac béni*
gaitatis omnia ad omnes creata? re^ atqpie naturas j»erfeola
bona dimanent; quem «apientem, Teriîatis auctorem et
amantem, justuip, beneficentûsimum, et aliis nominibus
appellaverunt, quibus summa et absolu ta perfeclio conti-
netur; cujus immensam et infini tatem Tirlutem, omuem
complentem locum et per omnia pertingentem esse diserunt.
Magna et prasclara luec sunt, quœ de Dei natura sacronim
librorum auctoritati consentanea, et consequenlia ex rerum
effectarum investigatione Philosophi cognoverunt.
Quanquam in eo etiam coelestis doctrinae necessitatem
cognoscimus, si animadvertamus fîdem non solem hoc praîs-
tare, quemadmodum supradictum est, ut quœ vîri tantum
sapientee longo studio consecuti sunt, ea rudibus quoque
etimperitis hominibus statim pateant atque in prooiptu
sint; verum ut rerum notitia, quœ fidei disciplina com-
paratur, multo certior, atque ab omni errore* purior in
tnentibus nostris insideat, quam si eas ipsas res, humano)
scientiae rationibus comprehensas, animus intelligeret. Sod
quanto praestantior divini luminis coguitio consondu est,
ad quam non communiter omnibus nat'jurœ contomplatio,
sed proprie credentibus fidei luroeu aditum patefucit. De
symbolo fidei, cap. ii, 6 et 7.
240 RAPPORTS DE Lk RAISON
« s'y trouve enveloppée de la lumière de Dieu,
« peut contempler d'abord la source même de
« l'éternelle lumière, puis dans cette source
<x toutes les choses créées, en sorte que l'âme
« connaît par expérience, comme le dit le
K prince des Apôtres, qu'elle est appelée à
c( l'admirable lumière de Dieu, et elle tressaille
« de bonheur dans sa foi.
« Dieu habite, dit l'Apôtre, une lumière inac*
« cessible, que nul homme ne voit ni ne peut
« voir. Notre âme, pour arriver à la sublimité
(( de Dieu, doit ôlre dégagée des sens. C'est ce
a qui est impossible en cette vie par les seules
« forces de la nature.
r< Ce n'est pas toutefois qu'en aucun temps
M Dieu ait laissé l'homme sans témoignage de
« lui-môme; il a rempli le monde de biens, dit
« l'Apôtre ; il a donné au ciel la rosée, à la
« terre sa fécondité, à tout ce qui vit sa nour-
« rilure, au cœur de l'homme sa joie. Et c'est
« là ce qui apprit aux Philosophes à ne rien
a attribuer de bas à la majesté de Dieu; à
« éloigner de son idée toute matière, tout
« mélange grossier; à lui attribuer tout bien et
« toute vertu, en un degré parfait; à le conce-
« voir comme la source vive et inépuisable de
ET D£ LA FOI 2U
• /oote bonté, de toule qualité, d où découle
a sur les créatures toute perfection; à l'appeler
«sage, ami de la vérité, principe de vérité, et
«à lai donner d'autres noms qui supposent
« la soQTeraine et absolue perfection ; enfin à
>le dire imoiense, intini dans sa grandeur,
«dans sapaissance et son action.
a Tels sont les grands traits de la connais-
«saoce de Dieu, vraiment conforme à la nature
«de Dieu, et à l'autorité des saints Livres, que
lia Philosophie a découverts dans la contem-
• plation de la nature (investigatione cognO'
*verunt). Et toutefois sur ce point même on
f connaît aussitôt la nécessité de Tenseignc-
• ment divin, si Ton remarque que la foi, non
'seulement donne, comme on l'a déjà dit,
taux plus simples et aux plus ignorants, de
1 suite et clairement, les connaissances que
I les Sages n'obtiennent qu'à force de temps et
id'eSorts; mais encore qu'elle imprime dans
Tàme une connaissance plus certaine et plus
t pure que si l'intelligence y parvenait par le
t travail de la pensée humaine : outre que la
(lumière de la foi ouvre aux croyants un
i autre ordre de connaissances divines que
t ne saurait donner le spectacle de la nature, tf
11
242 RAPPORTS DE LA RAISON
Ceci donc est renseignement du Catéchisme
universel. Toute la question y est traitée, réglée,
jugée.
Notre raison peut par elle-même (ipm per ie)
découvrir (investigare^ investigatione œgno$ceré)
beaucoup de vérités touchant la connaissance
de Dieu, son existence, ses perfections et son
infinité {bonorum omnium perfectam mm... m-
mensam et infinitam virtutem). Quant à l'autre
ordre de vérités divines, celles qui vont à la
vie éternelle, la raison, par la seule lumière
naturelle, n'y peut rien.
La raison en un sens voit Dieu, elle le
contemple (invisibilia Dei contempla tur)j mais
ce n'est que par ses effets (ab effectibus); elle le
voit dans les choses créées par lui (ex rerufn
effectarum investigatione). C'est une vue indi-
recte *. La sagesse chrétienne au contraire
(Christiana Philosophia)^ celle qui a pour principe
la foi, pénètre le ciel et contemple la source
même de Téternelle lumière [œternum ipsutn
luminis fontem); notre esprit arrive à Dieu
même(Mï mem nostra ad Deum perueniat), ce qui
^ Per effectua non potest haberi notio Dei, quoad quuV
est^ Dia^cTs BT PSR se; inoiregtb et per accideas potest
haberi (Billuart, Dissert. I, art. ii. Utrum sit Deus)*
ET DE Là FOI 243
est impossible en cette yie par les seules foroes
de la Dature (cujus rei facuUatem in hac vita
mlnraliter non habemus). C'est donc une vue,
une connaissance directe de la source.
Encore une fois, tel est sur ce sujet Tensei*
g^ement de la Théologie catholique dans tous
les temps é
Il n'y a aucun motif, et il n'y a aucune possi-
bilité, si Ton s'en rapporte soit à la raison
même, soit à la foi, de mettre la raison ni plus
haut ni plus bas.
VI
Nous venons de voir que, selon saint Thomas
d'Âquin et tous les Théologiens orthodoxes, et
enfin selon la plus grande de toutes les autorités
théologiques , le * Catéchisme du concile de
Trente, la raison naturelle, même individuelle,
peut quelque chose, a sa certitude propre, et,
par ello'-mème, découvre et démontre des
vérités, nommées par les Théologiens préam--
bules de la foi^ qui constituent Tun des deux
ordres de l'intelligible divin.
Mais il y a des limites posées par la Théo-
logie à la puissance de la raison, môme dans
•m UAPPORTS DE LA RAlSOxX
cet ordre de vérités naturelles qui forment son
domaine propre.
Saint Thomas, qui soutient si énergiquement
la puissance naturelle de la raison, n'en recon-
naît pas moins les bornes évidentes et les fai-
blesses dont nous sommes tous témoins. II
affirme que, si les hommes n'avaient que la
raison seule pour arriver à connaître Dieu,
môme dans celui des deux ordres intelligibles
que peut atteindre la raison, il en résulterait
trois choses ^ : « DIabord, peu d'hommes arri-
(( venaient à connaître Dieu. En second lieu,
« ce petit nombre de philosophes privilégiés n*y
« parviendraient qu'après beaucoup de travail.
« En troisième lieu, comme le plus souvent
c< Terreur se glisse dans les recherches de la
a raison humaine, des vérités, même démon-
• Sequereutur tria inconvenientia si hujusmodi veritas
solummodo rationi iaquirenda relinqueretur : 1" Unum
est quod paucis hominibus cognitio Dei inesset. Secundum
inconveniens quod illi qui ad praedictaî veritatis cogni-
tioaem pervenirent, vix post longum tempus pertingerent.
Tertium inconveniens est quod investigationi rationis hu-
manœ plerumque falsitas admiscetur. Et ideo in dubita-
tione remanerent ea quae sunt verissime demonstrata, du m
vim demonstrationis ignorant, et praecipue cum videant
a diversis diversa doceri. {Contra Gent., 1. I, c. iv.)
ET DE LA FOI 245
« trées rigoureusement, laisseraient encore des
n doutes dans l'esprit, parce quon ignore la
« force de la démonstration^ et qu'on voit, par le
a fait, tant de systèmes divers. »
Ces assertions de saint Thomas d'Âquin n'ont
pas besoin de preuves; elles ne sont que la
simple expression de ce que chacun sait et voit,
en soi, autour de soi et dans l'histoire de l'es-
prit humain.
Or voici, sur ce que peut et ne peut pas la
raison naturelle, une distinction théologique
fort simple, mais dont nous comprendrons,
j'espère, la profondeur. La raison humaine,
naturelle, sans secours spécial de la grâce, peut
quelque chose, mais elle ne peut pas tout,
même dans l'ordre naturel des vérité». C'est ce
que la Théologie a formulé ainsi : « L'homme
« déchu peut, sans le secours spécial de la
« grâce, connaître plusieurs vérités de l'ordre
« naturel. — La grâce de Dieu est nécessaire à
« l'homme déchu pour connaître toutes les
« Vérités de l'ordre naturel *. » La première de
^ Potest homo lapsus, absque spécial! gratiae auxilio,
nonnullas ordinis naturalis veritates cognoscere. — Neces-
saria est Dei gratia homini lapso ad omnes veritates ordinis
naturalis cogaoscendas.
246 RAPPORTS DE LÀ RAISON
ces propositions est évidente. La seconde est ce
qu'exprime si bien Bossuet par ce beau mot :
« La sagesse humaine est toujours courte par
« quelque endroit. » Fénelon à son tour la
développe ainsi : « Les hommes, comme un
« auteur de notre temps l'a fort bien remarqué,
a nont point at$ez de force pour $uivre toute leur
Ci raison. Aubsi suis-je bien persuadé que nul
« homme, sans la grâce, n'aurait, par ses seules
(( forces naturelles, toute la constance, toute la
c( règle, toute la modération, toute la défiance
« de lui-^môme qu'il lui faudrait pour la décou-
(( verte des vérités mômes qui n'ont pas besoin
u de la lumière supérieure de la foi ; en un mot
« cette Philosophie naturelle, qui irait, sans
« préjugé, sans impatience, sans orgueil, fuê*
« qu'au bout de la raison humaine est un roman
c< de Philosophie. Je ne compte que sur la
a grâce pour diriger la raison, même dans les
n bornes étroites de la raison, pour la déoou'-
« verte de la vraie religion. » Ceci est donc bien
entendu, et devra être du reste développé plus
bas.
ET DE LÀ FOI 247
VII
11 y a doûo une borne certaine et rigoureuse »
posée à la puissance de la raison purement na-
tarelle» La raison, par elle-même, peut quelque
choBO) mais elle ne peut pas tout, même dans
Tordre de la vérité naturelle. Par la nature
des choses, la totalité des vérités lui échappe»
Mais , encore une fois , elle peut quelque
chose; elle a sa certitude propre; elle trouve,
elle dénuontre avec certitude et connaît, jusqu'à
un certain point, plusieurs vérités naturelles,
comme Texistence de Dieu, ses attributs, la
liberté morale et la spiritualité de T/lme.
Néanmoins il faut bien s'entendre sur ce
qu'est la raison naturelle, la saine raison, afin
de ne point tomber dans cette erreur qu'on
appelle le ralionaliime. Il faut se défier de
l'ignorance sophistique qui considère la raison
comme indépendante de Dieu et des hommes^
et comme ne relevant que de l'individu seul.
Et d'abord rien dans l'homme n'est indépen*-
danl. Son être même, pour être actuellement,
dépend de Dieu, aussi bien que sa vie, sa
2i8 RAPPORTS DE LA RAISON
raison, et toutes ses facultés. C'est ce que sa-
vent tous les vrais Philosophes; tous, dous
l'avons vu, parlent comme saint Thomas d'A-
quin, et disent que la raison dépend de la lu-
mière de Dieu, a La sagesse éternelle, dit saint
(( Augustin, ne cesse pas un instant de parlera
a la créature raisonnable, » et cette perpétuelle
et naturelle parole de Dieu en nous, c'est la
raison. La lumière des hommes, ainsi nom-
mée par l'Évangile le Verbe qui illumine tout
homme venant au monde, est la source de h
raison. N'oublions pas ce point, nous en ver-
rons les conséquences.
Il y a plus. Par le fait, comment s'éveille la
raison dans chaque homme? Le Verbe de Dieu
dans l'âme, est la vraie source de la raison; puis
en réalité, la raison en puissance de chaque
homme nouveau-né s'éveille sous la parole des
autres hommes, par l'expression de leur raison
déjà formée. L'homme, créé raisonnable, dé-
veloppe les germes de sa raison, d'abord parce
que Dieu lui parle intérieurement dans la lu-
mière naturelle qu'il fait briller sur l'âme, c'est
la doctrine de saint Thomas; et ensuite, parce
que le genre humain, par la parole articulée,
I'avertït, c'est le mot de saint Augustin, d'en-
£T U£ LA FOI 249
tendre actuellement la vérité, gu*il était ca-
pable d'entendre.
De sorte que la raison se développe, dans
chaque homme, de la môme manière que la
foi, d'après ce que la Théologie catholique en-
seigne sur le développement de la foi.
La foi premièrement vient de Dieu, c'est un
don de Dieu (ex interiore in$tinctu Dei); c'est
une lumière surnaturelle que l'homme refuse
ou reçoit librement. Secondement, selon saint
Paul, la foi vient de l'ouïe (fide$ ex auditu).
a La foi, dit saint Thomas d'Aquin, vient
« principalement par cette lumière infuse (Jides
^i principaliter ex infusione); mais quant à sa
«détermination, elle vient de l'ouïe ^ Il faut
« deux choses pour la foi, dont l'une est Tin-
« cUnation du cœur, ce qui ne vient pas de
« louïe, mais de la grâce ; l'autre est la dé-
« termination des articles de foi, ce qui vient
« de l'ouïe '. »
* Fides principaliter est ex iiifusioiie; sed quantum ad
determinatîonem suam est ex auditu. 4. d. 4. q. 2, 2.
2 Dicendum est quod ad fidem duo requiruntur, quorum
unum est cordis incliaatio ad credendum, et hoc non ex
auditu, sed ex dono gratife ; aliud est determinatio do
crpdibili, et istud est auditu. {Epist, ad Rom. x, lect. 2.)
^ RAPPORTS DE LA RAISON
Ainsi, Dieu inspire au dedans; TÉglise de
Dieu parle au dehors, et, sous cette double in-
fluence, l'homme libre accepte ou rejette cette
lumière, par un acte simultané d'intelligence
et de volonté.
De même pour la raisoUi C'est comme tin
germe lumineux que Dieu met en cha(|ue
homme; mais la parole articulée, survenant du
dehors, développe le germe.
Seulement il est bien visible que, dans Tun
et l'autre cas, le germe lumineux que Dieu
met dans l'&me, est l'élément principal. La
foi vient principalement de la lumière infuse
(fides principaliter ex infusione). Cette lumière
de grâce est proprement le principe de la foi.
Et quant à la raison, saint Augustin et saint
Thomas précisent d'une manière admirable
comment l'adhésion à la vérité, le fondement
même de la certitude, vient de cette lumière
intérieure, par laquelle Dieu nous rend rai-
sonnables. « Ne va pas au dehors, rentre en
« toi-même, nous dit saint Augustin, c'est dans
« l'homme intérieur qu'habite la vérité * 1 Dans
* NoU foras ire, in te ipsum redi, in interiore homine
habitat méritas. (Devera Relig,, cap. xxxix.)
IT DE Ll FOI ^M
« toat ce qu'entend l'intelligence, ce qne con-
« suite l'esprit, ce n'est pas la parole qui ré-
« sonne an dehors, mais c'est la Térité qni
« préside an dedans : la parole, pent-étre, nons
« avertit de consulter cette Térité qni est an
« dedans ^
« La certitude de la science et de Tintelli-
« gence, dit saint Thomas d'Aqain, vient de
« l'évidence même de ce qui est appelé cer-
« tain '. C'est la lumière naturelle qni donne à
« notre esprit la certitude de ce qu'il connaît
« dans cette lumière, comme par exemple les
« premiers principes*. — La certitude de ce
(^ que l'on sait vient donc de la lumière de la
« raison, intérieurement donnée de Dieu à
« Thomme et par laquelle Dieu parle en nous ;
« elle ne vient pas de Thomme qui nous parle
« au dehors , si ce n*est en tant que Tensei-*
' De universis autem quae intelligimus, non loquenteni
qui personat foras, sed intus ipsi menti prjBsidentenl con-
sulimus veritatem, verbis fortasse ut consulamus admoniti.
{De Magistro, cap. ii, 18.)
2 Gertitudo quae est in scientia et in intellectu est ex
ipsa evidentia eorum quœ certa esse dicuntur. 3. d. q.,
art. II, q. 3.
' Per lumen naturale, inteUectus redditur certus de his
quae lumine illo cognoscit, ut in his principiis. (Contra
Gent., liv. III, ch. cliv.)
'Zôl IlAl'POUTS DE LA RAISON
« goement ramène les conclusions à leurs pria-
n cipes : ce qui d'ailleurs ne nous donnerait
« nulle science certaine, s'il n'y avait en nous
« d'avance la certitude de ces principes aux-
« quels les conclusions sont ramenées ^ »
Et cette certitude rationnelle, selon saint
Thomas d'Aquin, est entière. « Il y a, dit-il, tel
(( fondement de vérité, où aucune apparence
« d'erreur ne peut se mêler, par exemple dans
« les premiers principes '. »
Donc, pour la raison comme pour la foi, le
principal est toujours la lumière intérieure
donnée de Dieu, surnaturelle et naturelle.
Bossuet compare heureusement, sous ce rap-
port, la génération de la raison à celle de la foi.
* Dicendum quod certitude scientia3 tota oritur ex cer-
titudine prlucipiorum. Tune enim conclusiones par cer-
titudinem sciuntur, quando resolvuatur, in principia : et
ideo quod aliquid per certitudinem sciatur est ex luminb
RATIONIS DIVINITUS INTERIUS INDITO, QUO IN NOBIS LOQUITUfl
DBUS, non autem ab homine exterius docente, nisi quatenus
conclusiones in principia resolvit nos docens : ex quo
tamen nos certitudinem scientiae non acciperemus, nisi in
nobis esset certitudo principiorum, in quaj conclusiones
resolvuntur. (De Verit, quœst. II, art. 1.)
2 Inveuitur aliquod verum iu quo nulla falsitatis appa-
rentia admisceri potest, ut patet in primis principiis. 2 d.
25. Art. 2. 0.
ET DE LA FOI 25j
« Il ne faut pas s'imaginer, dit-il, que les
^( enfants, en qui la raison commence à paraître,
« pour ne pas savoir arranger leurs raisonne-
« ments, soient incapables de ressentir les im-
« pressions de la vérité. On- les voit apprendre
«à parler dans un âge plus infirme encore; de'
« quelle sorte ils l'apprennent, par oh ils font
« le discernement entre le nom et le verbe, le
« substantif et l'adjectif, ni ils ne le savent, ni
«nous, qui avons appris par cette méthode, ne
« le pouvons bien expliquer, tant elle est pro-
« fondement cachée. Nous apprenons à peu près
« de môme le langage de l'Église. Une secrète
« lumière nous conduit, dans un état comme
« dans r autre : /d, dans la raison ; ici, dan» la
^'^foi. La raison se développe peu à peu, et la
« foi infuse par le baptême en fait de même *; »
Ainsi, dans les deux cas, il y a une lumière
secrète au fond de l'âme. Là, dans la raison ;
ici, dans la foi. Cetle lumière, dans l'un et
l'autre cas, est l'élément principal. Puis le
langage du genre humain développe le germe
delà raison, et la parole de l'Église développe
le germe de la foi.
' Gonf. avec Claude.
II .
254 RAPPORTS DE LÀ RAISON
Il faut donc trois choses pour le développe-
ment de la raison. Il faut Tàme, capable de
connaître ; il faut Dieu, source unique de lu-
mière, répandant sa lumière sur le miroir de
rame, qui d'abord ne le sait pas voir, comme
les yeux de Tenfant nouveau-né ne voient pas
la lumière du soleil ; puis intervient le genre
humain par sa parole, et l'expression de sa
raison déjà formée, qui excite l'âme à voir, et
développe, par une très mystérieuse génération,
le germe obscur de la raison.
Ainsi se développe la raison. Y a-t-il im-
possibilité absolue à ce qu'elle se développe
autrement? Dieu ne peut-il la susciter lui seul
sans le secours de la parole d'un homme rai-
sonnable et parlant? C'est ce qu'il serait tout au
moins téméraire d'affirmer, ou plutôt il est
évident qu'on ne peut l'affirmer, puisque, de
fait. Dieu a développé, lui seul, la raison du
premier homme, de même que^ selon saint
Thomas et selon toute la Théologie, Dieu peut
lui seul et sans la parole de l'Église, développer
par révélation, la foi dans un homme isolé.
Mais bornons-nous à constater ici que, sauf
exception, telle est la loi. La raison individuelle
n'est pas dans l'homme une force absolue et
£T DE Li FOI 255
indépendante, invariable, immuable, subsistant
parelle-mêmej égale et identique en tous : elle
dépend au contraire, dans son principe et dans
son développement, dans sa source et dans son
cours, non-seulement de nous-mêmes, mais de
Dieu et du genre humain. Les hommes nous
imposent, dès l'origine, par la communication
du langage, une sorte de raison toute faite, plus
ou moins développée, plus ou moins pure, mais
oii se trouvent, nécessairement, tous les élé-
ments essentiels de la raison ; ils nous forment
par le dehors, pendant que Dieu ne cesse de
provoquer en nous la source vive de la raison
originale, certaine j éternelle, infaillible; et sous
ces influences l'âme raisonnable et libre, selon
son ardeur ou sa lenteur, son indifférence ou
son avidité pour la lumièrCj son recueillement
ou son épanchement au dehors, s'attache plus
ou moins, soit à cette source originale, soit à
cette raison toute faîte ^ soit à ses éléments
essentiels, soit à ses développements bâtards.
De ce point de vue nous pourrons facile-
ment établir ce qu'est la saine raison ^ et la
raison perverse et corrompue; en d'autres
termes, ce qu'est la vraie tendance philoso-
phique ou son contraire. Nous pourrons faire
256 RAPPORTS DE U RAISON
un nouveau pas très important dans cette étude
de la raison, comparée à la foi, et, dans cette
analyse des deux degrés de Tintelligible divin,
on comprendra mieux la marche de l'esprit
vers l'un et l'autre, et ce que nous nommons
l'effort vers la sagesse totale.
VIII
La loi de l'homme est celle-ci : Tu aimeras
le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute
ton âme, de tout ton esprit, et de toutes tes
forces. C'est le premier commandement ; et le
second, qui lui est semblable, dit l'Évangile,
est celui-ci : « Tu aimeras ton prochain comme
a toi-même. »
Je dis que ce double précepte, qui est la loi
de l'homme entier, renferme aussi la loi de la
raison, et nous montre comment elle est saine,
et comment elle est corrompue.
En effet l'homme raisonnable et libre, placé
entre Dieu, père et principe de la raison, et
l'humanité qu'il faut peut-être appeler mère de
la raison, doit accomplir cette loi, pour main-
tenir en lui la raison droite et saine, au lieu de
ET DE LA FOI >37
la pervertir. N'est-ce pas manifeste? Des que
rindividu en vient à mépriser rhamanitéen tant
que nourrice et mère de son intelligence, à se
croire plus grand qu'elle et qae sa tradition;
dès qu'il n'aime pas aassi de tont son cœur, de
toute son âme, l'attrait du désirable et de l'in-
telligible, voix intérieure et permanente de
Dieu, source d'oii lui vient la lumière, cela vent
dire que cet homme commence à corrompre et
à pervertir sa raison. Que si, venant à se rétrécir
de plus en plus dans l'égoïsme moral et intel-
lectuel, cet homme se rend ainsi toujours plus
incapable, je ne dis pas de savoir clairement,
mais de sentir au moins que la source de sa
raison est au-dessus de lui, et que l'esprit, par
conséquent, doit écouter et obéir avec humilité ;
s*il s'habitue à profaner cette source, comme
n étant que lui-même et dépendant de lui; si,
ce qui est plus grave, il entre en défiance de
cette source, là oîi elle est pourtant divine ; s'il
conteste avec la lumière, et cherche, avec ma/i-
gnité^^ les preuves de la lumière, et la démons-
tration de l'évidence; s'il vient à se donner la
mission de construire l'évidence, de créer la
*
^ Insidioso. Ereli., xxxir, ^0.
258 RAPPORTS E LA RAISON
lumière par ses propres opérations; au lieu de
la recevoir comme sève de ces opérations; s*il
veut se rendre en quelque sorte auteur de sa
raison, en prenant pied au-dessus des principes
au lieu de se mettre au-dessous; si, dis-je, un
homme est dans cette voie, c'est qu'il a déjà
pris « ce cœur mauvais d'incrédulité radicale S
« dont parle saint Paul, qui rompt avec le
« Dieu vivant. » Cette âme, dans l'exercice de
sa raison, ne dépend plus de la source divine
de la raison ; en elle, la raison faillible qui
reçoit et s'égare, comme parle Fénelon, s'est
séparée de l'immuable raison qui donne, re-
dresse et illumine; en un mot, cet esprit s'est
séparé du Dieu vivant.
Cette âme alors, comme le dit un texte sacré,
est déracinée^ doublement morte ^. Non-seulement
elle n'a pas marché de la raison vers la foi; elle
ne s'est point enracinée dans la lumière surna-
turelle; mais elle a brisé, autant qu'il a dépendu
d'elle, la racine naturelle de la lumière de Dieu;
elle a perdu cette foi, cette force innée, prin-
cipe de la raison, dont parlent la Théologie et
^ Gor malum incredulitatis discedendi a Deo vivo, {ffebr,,
III, 12.)
2 Eradicatae, bis mortuœ. {Saint Jade, 12.)
ET DB LA roi 259
la Philosophie. Et cela même est l'origine de la
grande tendance sopbistiqne dont les excès et
les folies, dans tous les siècles \ souillent This*
toire de l'esprit humain, et qui est justement
la raison renversée, la Philosophie retournée*
Et en effet, l'effort pour repousser Dieu au lieu
de le chercher, l'effort pour se soumettre, la
lumière au lieu de s'y soumettre, la volonté de
démontrer l'évidence par le raisonnement, au
lieu d'illuminer le raisonnement par l'évidence ;
rhabitude de rendre inconnu ce qui est connu,
au lieu d'aller par la vue du connu à celle de
Imconnu; l'incroyable manie de prétendre
creuser au-dessous des racines pour les séparer
de la terre, au lieu de monter avec elles jusqu'à
leurs fruits, n'est-ce pas là, en toute précision,
^ DanB tous les siècles on rencontre les efforts et les
trayers de la raison perverse. Mais il est remarquable que le
complet développement, théorique et pratique, de la So-
phistique proprement dite, formant Ecole, et posant Tab-
Burde en principe, ne s'est rencontré que deux fois dans
l'histoire intellectuelle du monde occidental : une pre-
mière fois du temps de Gorgias, et la seconde fois de nos
jours, par le fait de HégeL Nous en voyons les restes dans
la misérable secte d'alhées et de sophistes qui est aujour*
d'hui (1864) l'opprobre de la littérature française, et que
j'ai fait connaître, dans le livre intitulé : les Sophistes et la
Critique.
200 RAPPORTS DE LA RAISON
la marche rationnelle retournée? Or ceux qui
connaissent l'histoire de la Philosophie savent
que tout cela se pratique et n'a cessé de se
pratiquer. Et pourquoi? Parce que les âmes
n'observent pas dans Tordre intellectuel, la loi
qui nous oblige à aimer Dieu par-dessus toutes
choses, et les hommes comme nous-mêmes.
L'esprit, par un orgueil secret et habituel,
quoique souvent irréfléchi, veut s'élever au-
dessus de l'humanité et au-dessus de Dieu. C'est
tout retourner, tout renverser. C'est une imita-
tion du péché satanique, et c'est la source de la
sagesse diaboliqucy dont parle saint Jacques, qui
n'est autre chose qu'un effort en sens contraire
de la sagesse, un travail entrepris en aversion
deDieu.
La raison, dans un homme, en vient donc
parfois à douter de son propre principe; et
d'autres fois elle va jusqu'à rompre avec ce
principe.
Nous trouvons, dans un philosophe contem-
porain, d'énergiques descriptions de ces deux
degrés de la ruine intellectuelle. Ces citations
feront mieux comprendre au lecteur la réalité
de cet affreux état. « Nous croyons^ dit M. Jouf-
« froi, c'est un fait; mais ce que nous croyons^
ET DE LA FOI 261
« sommes-nous fondés à le croire? Ce que nous
« regardons comme la vérité, est-ce vraiment
M la vérité? Cet univers qui nous enveloppe,
« ces lois qui nous paraissent le gouverner, et
(< que nous nous tourmentons à découvrir, cette
« cause puissante, sage et juste que, sur la foi
« de notre raison^ nous lui supposons; ces priu-
« cipes du bien et du mal que respecte l'huma-
« nité, et qui nous semblent la loi du monde
» moral; tout cela ne serait-il pas une illusion,
« un rêve conséquent, et l'humanité comme
« tout cela, et nous qui faisons ce rêve, comme
« le reste? Question effrayante, doute terrible
(( qui s'élève dans la pensée solitaire de tout
«homme qui réfléchit*. »
Par oii Ton voit que celui qui décrit ce doute
le partageait lui-même, du moins par instants,
puisqu'ailleurs il appelle a une étrange illusion^
« celle des Philosophes de nos jours qui s'obs-
« tinent encore à résoudre l'impossible problème
« de la vérité absolv^e^ et à dissiper par l'esprit
« humain un doute qui, frappant Tesprit humain
« lui-même, ne saurait jamais être détruit*. »
* Jouffroy, Mélançy philosoph., 2« édit., p. 187.
* Préfaces des Œuvres de Reid (p. 190-192).
n 15.
/
262 RAPPORTS DE IK RAISON
Mais voici comment le môme penseur décrit
l'état intellectuel qui survient, lorsqu'on sort
de ce doute par la négation, par la supposition
qu'il rCemte aucune vérité absolue : « Si notre
« bouche, dit-il, peut énoncer cette hypothèse,
« notre intelligence ne la peut comprendre. Car
« si certaines choses existent, elles existent
« d'une certaine manière, et il y a entre elles
tt certains rapports; il est donc absolument
« vrai qu'elles existent, qu'elles existent de
« telle manière, et qu'il y a entre elles tels
a rapports. Que si, au contraire, rien n'existe,
« il est absolument vrai que rien n'existe /Pot^r
« que la vérité absolue n'existât pas, il faudrait
(( donc que certaines choses existassent et
« n'existassent pas en môme temps, qu'elles
« eussent et n'eussent pas en môme temps
« certaines manières d'ôtre, et qu'il y eût et n'y
« eût pas en môme temps entre elles certains
(i rapports; ce qui est contradictoire. Si quelque
« chose est, il y a de la vérité absolue; si rien
« n'est, il y en a encore. Quiconque nie qu'il
(' y ait de la vérité absolue^ nie à la fois la
a réalité et le néant, ou plutôt affirme la coexis-
c( tence de ces deux choses : la langue môme i
« se refuse à exprimer une pareille absurdité;
IT SB Li FOI ttS
« elle est forcée de faire exister ce qui est le
« contraire de l'existence, le néant ' !» M. Jonf*
froi ne se doutait pas qne, pendant qn'il par*
lait ainsi, tontes ces absurdités on plutôt tons
ces délires étaient textaellement enseignés en
Allemagne par Hegel, et qne le pins savant des
peuples acceptait cet enseignement.
La raison peut donc se corrompre parmi les
hommes par suite de ce mauvais coeur incrédule
(jui rompt avec le Dieu vivant et avec Tensemble
da genre humain, et qui sépare ainsi Tesprit de
son propre principe et de sa racine nécessaire.
Yôilà ce qu'est la raison corrompue. Qu'est-
ce alors que la saine raison ?
La saine raison est celle de l'homme qui,
recevant comme tout autre esprit la lumière
qui nous éclaire tous, pratique la loi à l'égard
de cette raison-Dieu, comme parle Bossuet,
c'est-à-dire l'aime, et la cherche de toutes ses
forces. La saine raison, c'est la raison de
l'homme faisant tout ce qu'il peut, dans le
mystère de l'àme et de la conscience, pour se
soumettre à la raison divine, son principe et sa
source.
* Jouffroî, Mélanges philos., 2* édit., p. 210.
264 RAPPORTS DE Lk RAISON
Mais en quoi donc consiste au juste cette
sonmission qui nous attache, dans l'ordre na-
turel, au Dieu vivant?
C'est ce qu'il nous faut étudier en détail.
CHAPITRE III
SUITE DES RAPPORTS DE LA RAISON ET DE LA FOI
I
Il faut savoir que, dans l'ordre naturel
même, il existe une sorte de foi qui, par son
autorité intérieure, impose à notre esprit l'as-
sentiment. 11 y a une conscience intellectuelle,
comme il y a une conscience morale, et, de
même que la voix de la conscience morale est
celle de Dieu, la voix de cette conscience intel-
lectuelle est aussi celle de Dieu. Ce point est
tellement capital qu*on ne peut le trop méditer.
Voyons sur quoi la Théologie d'une part,
et la Philosophie d'autre part, s'appuient pour
affirmer l'existence de la foi naturelle.
On lit dans la sainte Écriture celte parole
remarquable : a En toutes tes œuvres crois h
266 . RAPPORTS DE LA RAISON
a ton âme avec foi. De là dépend la pratique
« des préceptes. Celui gui croit à Dieu observe
a la loi ^. »
Évidemment il ne s'agit point ici de la foi
dont le principe est la lumière surnaturelle, et
dont la règle est l'Église catholique; il s'agit
ici de cette foi dont le principe est la lumière
naturelle, qui éclaire tous les hommes dans la
conscience et la raison.
Le texte sacré, disent les commentateurs, ne
parle point ici de la foi théologique, de la foi
chrétienne surnaturelle (fides supernaturaln
ehriitiana), mais de celle qui est la dictée pra-
tique de la conscience^ (Jides qum est practicum
comcientiœ dictamen)^ qu'on nomme encore foi
morale j foi pratique particulière (Jides moralis et
particularis practica)^ ou encore : ferme con-
fiance de l'âme en Dieu (certa animi fiducia in
Deo). Quant à la foi théologique, on n'en peut
pas dire ; « Suis avec foi les mouvements de
« ton âme, crois à ton âme avec foi (crede ex fide
(( animœ tuœ^ » mais il en faut dire : « Crois
V à Dieu. » La foi théologique [a Dieu même et
^ In omni opère tuo crade ex fide auimae tuae; hoc est
enîm conservatio mandatorum. Qui crédit Deo, attendit
maadatis. {Eccii,, xxxn, 27, 28.)
ET DE LA FOI 267
Dieu seul pour objet, son pas Tàme; tandis que
la foi naturelle, principe de la raison, s'adresse
à rftme éclairée de Dieu. C'est une foi indirecte
à Dieu.
Tel est encore le sens du texte de saint
Paul : « Tout ce qui ne vient pas de la foi est
« péché (omne autem quoi non est ex fide pec^
« catum est; ») l'Eglise elle-même a décidé ce
point, car elle a condamné cette proposition
de Baïus : a Toutes les œuvres des inQdèles
«(c'est-à-dire de ceux qui n'ont pas la foi
(( chrétienne surnaturelle) sont des péchés ^ »
Saint Paul, ce qui résulte d'ailleurs du contexte
n'a donc pas voulu parler de la foi chrétienne
surnaturelle quand il dit : o Tout ce qui ne
« vient pas de la foi est péché. » Donc il a
évidemment parlé de cette foi naturelle dont le
principe est la voix de Dieu dans la conscience
et la raison.
Souvent les théologiens parlent de la foi na-
turelle sous d'autres noms. Quand la sainte
Ecriture dit : <( L'homme sensé croit à la loi de
« Dieu; » et ailleurs : « L'insensé a dit en son
« cœur : 11 n*y a point de Dieu; » il est clair
^ Omnia opéra infidelium sunt peccata, 35. Baii.
268 RAPPORTS DE LA RÂISOX
que les mots sensé et insensé signifient Tâme qui
a ou qui n'a pas cette foi. De môme quand
saint Augustin dit : « Nous avons dans rhomme
« intérieur un autre sens bien plus sublime que
« le sens extérieur, c'est celui qui nous fait
a discerner le juste de l'injuste * ; il est visible
que saint Augustin parle ici de ce que Perrone
nomme : a La foi qui est la dictée pratique de
« la conscience (fides quœ est prMticum cons--
cientise dictamen). » Il est clair encore que ce
dernier Théologien a en vue le même fait inté-
rieur, lorsque, parlant du sentiment en général,
il s'exprime ainsi : « Nous n'entendons pas
(( refuser à l'homme ces sentiments que la main
« bienfaisante du Créateur a placés dans le
« cœur de l'homme pour le conduire plus faci-
« lement et plus suavement à la vérité, à la
« justice, à l'ordre. Nous admettons un sens ra-
« lionnel (senswn rationalem), qui pousse l'es-
« prit au vrai et en jouit. Nous admettons ud
n sens moralj qui, par sa nature, approuve ce
« qui est juste et honnête en soi, s'y complait,
« condamne et déteste le mal. Nous admettons
^ Habemus enim alium interioris hominis seasum isto
longe praestantiorem quo justa et injusta sentimus.
ET D£ Ll rOi «>
c( un sem du beau, par lequel l'homme sait aimer
« et goûter toat ordre et tonte beauté. Celai qui
« voudrait arracher du cœur humain ce triple
« sens que Dieu même y a mis et qui nait de ce
« général et invincible attrait du désirable et de
« rintelligiible. qui ne quitte jamais Tâme,
f< celai-là mutilerait la nature humaine et lui
(i ôterait sou plus essentiel élément '. »
Ce sens qu'éveille en nous l'attrait du dési-
rable et de l'intelligible qui est Dieu ; c'est bien
le sens divin; et ce sens qui nous fait immédia-
tement discerner le bien et le mal, est cette
dictée pratique de la conscience, que notre au-
teur nomme foi.
II
Mais nous trouvons dans la sainte Ecriture un
chapitre qui jette sur cette question la plus belle
et la plus éclatante lumière» Qu'on veuille bien
un instant méditer avec nous ces divins textes.
« Dieu a créé l'homme de la terre, et l'a fait
« à son image ^. » Voilà la création du corps
* Perrone, Prxlect. theoL, t. Il, p. 1330.
2 Deus créa vit de t^rra hominem et secundum imagiuem
270 RAPPORTS DE LA RAISON
de Thomme et de son âme, faite à l'image de
Dieu,
c( Puis, Dieu convertît l'homme de nouveau
a en cette image, et le revêt de vertu selon lui-
« même, » Il est difficile de ne pas voir, dans
ce second verset, l'élévation de l'homme à la
vie surnaturelle. L'auteur sacré, après avoir
parlé de la création, parle aussitôt apràs de
cette nouvelle création, par laquelle Dieu re-
prend sa créature, la convertit, la ramène à lui,
la revêt de vertu selon lui-même, c'est-à-dire
la revêt de sa propre vertu.
Mais bientôt le texte sacré parle de la science
et du sens que Dieu donne aux hommes, et la
distinction de deux ordres naturel et surnaturel,
devient tout à fait évidente.
guam fecit illum. Et itenim convertit illud in ipsam, et
secuudum se vestivit illum virtute.
Greavit illis scientiam spiritus, sensu implevît corillorum,
et mala et bona ostendit illis. Posait oculum super corda
illorum, osteadere illis magnalia cperuin suorum, ut
nomen sanctificationis collaudent : et gloriari in mirabî-
libus illius, ut magnalia enarrent operum ejua.
Addidit illis disciplinam, et legem vitae haereditavit illos.
Testamentum œternum constituit cum illis, et justitiam et
judicia sua ostendit illis. Et magnalia honoris ejus vidit
oculus illorum, et honorem vocis audierunt auras illorum.
Eccli., XVII.
ET DE LA FOI 271
(t II a créé la science dans leur esprit et a
« rempli de $eM leur cœur, et il leur a montré
« la distinction du bien et du mal. Il a posé
« son regard sur leur cœur pour leur apprendre
« à voir la grandeur de ses œuvres, à louer son
« saint nom, à le glorifier dans ses merveilles,
« à raconter la beauté de ses œuvres. >>
Evidemment, il s'agit ici de la lumière natu-
relle qui nous fait connaître Dieu par ses œuvres.
Il s'agit de cette science que Dieu donne à
l'esprit en le créant, qui est la raison, et de ce
discernement naturel du bien et du mal, qui est
la conscience. Et, par conséquent ce sens dont
Dieu remplit le cœur, en y posant son regard,
est ce sens naturel dont nous parlons, qui fait
sentir à l'bomme la grandeur de Dieu dans ses
œuvres, et lui apprend à s'élever des beautés
créées jusqu'à leur Créateur,
Mais ce qtii suit est manifestement de l'ordre
surnaturel.
« Il ajoute à cela sa doctrine, et les rend
«héritiers de la loi de vie. 11 contracte avec
« eux une alliance éternelle, leur manifeste sa
« justice et ses jugements. Et leur œil voit la
« beauté de sa gloire, et leur oreille reçoit Thon-
« neur d'entendre sa voix. »
•272 RAPPORTS DE LA RAISOX
Ce don surajouté, cet héritage de la loi de
YÎe; cette alliance éternelle, cette justice de
Dieu ; cette vue de la grandeur de Dieu non plus
dans ses œuvres, mais dans, sa propre gloire,
qu'ils voient de leurs yeux ; cet honneur d'en-
tendre de leurs propres oreilles sa voix même,
tout cela est surnaturel.
Donc, dans ce texte complet et suivi, on aper-
çoit clairement la distinction bien tranchée de ce
qui est naturel et surnaturel; et il est visible
que ce sens dont Dieu remplit notre cœur, en le
touchant de son regard, en même temps qu'il
met en nous la science créée, est de Tordre pu-
rement naturel, et qu'il faut distinguer dès lors
un sens divin naturel et un sens divin surnaturel,
comme on distingue une connaissance naturelle
et une connaissance surnaturelle de Dieu, un
amour naturel et un amour surnaturel de Dieu.
D'où il suivrait que chacune des trois puissances
de l'âme pourrait atteindre Dieu de deux ma-
nières, naturellement et surnaturellement, et
qu'il y aurait entre les deux ordres un parallé-
lisme complet. Saint Jean a dit : « Le Fils de Dieu
« nous a donné un sens pour connaître le vrai
« Dieu. » Ce sens divin surnaturel, qui est la
foi ou son principe, correspond à un élément
ET DE hk FOI 273
essentiel de la nature humaine, à ce sen$ divin
naturel, dont parle le texte sacré, et par lequel
nous connaissons Dieu dans ses œuvres; et ce
sens divin naturel est la foi naturelle dont parle
saint Paul, foi par laquelle il faut croire à son
âme, dit la sainte Écriture, foi que la Théologie
nomme « dictée pratique de la conscience.
Ainsi, le mot foi en Théologie a deux sens.
On distingue la foi chrétienne surnaturelle, dont
le principe est la lumière surnaturellement
donnée de Dieu, et la foi naturelle dont le prin-
cipe est la lumière qui éclaire tout homme
venant en ce monde dans la conscience et la
raison, « foi humaine naturelle qui est dans
<( l'individu comme la base de la raison hu-
(i maine ^ »
m
Et maintenant, qu'en pensent les philosophes?
Les philosophes, en tout cas, emploient le
mot, à commencer par Aristole, pour signifier
l'adhésion spontanée, immédiate, aux premiers
* De la Chrâce et de la Nature, par M. l'abbé Rohrbacher,
p. 96.
276 RAPPORTS DE LA RAISON
« même par la lumière de la foi, divinement
« répandue dans l'âme, l'homme adhère aux
« choses de la foi ^ » Et Thomassin renlend
comme saint Thomas, lorsqu'il nomme foi
l'adhésion à l'évidence des premiers principes.
Les philosophes alexandrins, poussés par les
Chrétiens, entrèrent plus avant dans celte-
voie, et développèrent les germes que recèlent
sur ce point Âristote et Platon. Proclus en dit
de fort belles choses, que cite et approuve
Thomassin. Et saint Âthanase, dans sa Vie de
saint Antoine, expose heureusement cette doc*
trine. II raconte que saint Antoine, dans un
voyage à Alexandrie, voulant amener quelques
philosophes à la foi chrétienne, commença
par leur parler de la foi naturelle philosophique,
en leur disant : (< Que cette foi est, de toutes
« les manières de connaître, la plus sûre. »>
{ri StoL TTcorecoç Êvspygioc... tol^ttiV eTvat t^v oxpiSri
yvSxjfj). Puis il leur posa formellement cette
question : « Quelle est, en toutes choses, et
« surtout s'il s'agit de Dieu, la manière de
« connaître la plus parfaite? Est-ce la voie
« de démonstration ou l'opération de la foi
ET DE LA FOI 277
« dans rame? et lequel est antérieur à l'autre,
[( ou l'acte de foi, ou la démonstration rai-
«sonnée? Les philosophes répondirent immé-
K diatement : C'est l'acte de foi ^ » La question
îtait bien posée par saint Antoine; et les
[)hilosophes ont fort bien répondu d'après Âris-
tpte et Platon.
Mais sur ce point, un singulier travail s'est
opéré dans la Philosophie moderne. *
Descartes avait dit : Je crois à l'existence du
monde, parce que Dieu est véridique, et ne
peut me tromper. 11 allait trop loin et dépassait
la saine Théologie, aussi bien que la saine
Philosophie. Il faisait un détour, un raisonne-
ment pour croire à l'existence du monde; tandis
que cette foi naturelle, rationnelle, dont parlait
Aristote, et dont entend parler Descartes, est
immédiate, et s'attache à son objet même, sans
nul mélange externe de raisonnement, son
)bjet étant justement un fait premier indémon-
rable. Mais Descartes, introduisant le raison-
iement entre cette foi et son objet, donne lieu
^ Tât TcpdÈYjiaxa, xat [jLaXiora, ^ 7cep\ xou 6êou yvcSaiç, tzîôç àxpiSôç
pw6"JT£p6v ioTiv, ^ 8i' Ivepvg^aç tciotiç, ^ 8ià X6ywv (JîcéBaÇiç. D.
^thaa., Ex Vita S. Antonii,
II 16
m RAPPORTS DE LA RAISON
aux idéalistes et anx sceptiques de nier Texis-
tence des corps. Kant, indigné de cet excès,
veut rétablir la vérité; il entreprend de ruinei
radicalement ce scepticisme et cet idéalisme.
Pour cela, il distingue la raison abstraite, séparée
de cette foi rationnelle, naturelle, qui la rend
saine, solide et droite; il la distingue de li
saine raison, de la droite raison, qui s'appuie
« sur cette foi rationnelle, » ainsi nommée par
lui en propres termes {Vemunft Glaube\ « qui
« seule, dit-il, peut donner à la raison humaine
« son orientation*. »
Mais Kant, malgré ses puissantes facultés,
est un professeur maladroit, lourd et confus,,
qui s'embarrasse dans la première moitié de sa
démonstration, qui perd haleine dans la seconde,
et qui, par cette distinction poussée à outrance,
ouvre la voie à toute la série des sophistes
enfantée par T Allemagne. Ceux-ci s'emparent
précisément de cette raison artificiellement
abstraite de la foi rationnelle, comme étant U
raison elle-même, la vraie raison^ la raison
totale, et ils s'en servent pour tout détruire.
Et en cela ils justifient Kant, puisque, partant
* SEBo* ^eifjt eUf^ (m îDenîen orientiren? Opusc. vi.
ET DE LA FOI 279
de cette raison désorientée, ils arrivent, en
effet, comme nous le voyons aujourd'hui, à nier
les premiers principes, certains, indémon-
trables, soit de la raison théorique, soit de la
raison pratique, au point de contredire formel-
lement l'axiome qu*Âristote donne comme le
dernier degré possible de l'évidence : « Qu'il
« n'y a pas de milieu entre le oui et le non, et
« qu'il est impossible qu'une même chose soit
« et ne soit pas tout à la fois. »
Pendant ce temps, des esprits plus calmes
cherchent à maintenir le sens commun. Lies
Écossais analysent patiemment la pensée, et
trouvent en effet qu'il y a partout, à l'origine,
en ce qui touche les faits premiers et les prin-
cipes premiers, un élément d'adhésion immé-
diate, spontanée, non raisonnée, qu'ils appellent
foi. Ce fait, avec ses développements, est peut-
être le seul résultat utile de la Philosophie
écossaise. Mais il est important. C'est un effort
pour rentrer dans le vrai.
Toutefois, ce n'est nullement une découverte,
et notre Théologie, comme on a pu le voir,
savait cela depuis longtemps. Âristote même
l'avait déjà compris.
RirrORTS DE Ll lilSO.V
IV
Iri. ThdmassÎQ surtout est admirable. CoDsi-
dèri' •^l'il comme Ibéolo^en, soit comme philo-
sophe, il a toat dit SOT ce point capital, et à ma
conDussance, il est le seul. Oa se rappelle sod
chapitre intitulé : • Pins proroodément que
*■ riDio'liçence même, il existe dans l'Âme un
<> jtf'Ds secret qni tovcke Dien, plutôt qa'il ne
<. 1<^ T.i:t oa ne l'entend. > Tbomassin repro-
^:;;:t ?c»a\ieat cet!e idée, car il y tient, et à
bi-'^s ;j*Jf t:lre. Dans son Traité de Dieu, il
$V\r.~---^ c-fcje ainsi ; « L'âme', par nne
« s.-c^* if présage inné, dès qu'elle est dégagée
» ^rt. iîsirjicli.^ns et des souillures des sens, et
« ^xfs w~.l-"e à elle-même, elle a repris sa
. i.-r:;;V. Time naturellement soupçonne et
■ s.'*; !? principe souverain, inénarrable et
V •soishie. Elle le sent par un lad intime et
^ Vji;v-iaK> inKidun M i\ua$i coDscientiie
■|'." wit> i'\i.Tior:;'[j? t-»! iuf-Tii.iribii-
iMtanp *««■ itt" " ■ pncsianii
wkiut«tirfr v»r
iT DE Li r:i tv.
«secret*, qui toache Diea, tocjoars prése::!,
fl dans les entraUles de Fàme, p«3!ir y coaver la
« vie. Maïs ce contact mcorp<3rel et dlvia est le
« point le plus mj^térieax de Télacatioa des
« esprits; on en sait qnelqne chose platot par
«expérience qne par discoors. 5otre âme dé-
«conle, sans nnl intermédiaire, du sonrerain
«principe, et c'est la main de Dien qui la
« produit, la toache, la manie et la forme : et
«elle-même à son tour, car toat contact est
«réciproque, elle sent Dieu et le toache,
« lorsqu'elle n'est pas enveloppée par la mde
« écorce des choses basses, collées sur elle par
« l'attrait d'un amour grossier. »
Mais quel est le nom de ce tact divin et de
ce sens divin? C'est la foi, selon Thomassin, la
foi naturelle, telle que l'entendaient les philo-
* îactu quodam arcano et intestino, quo praesentissimum
etintimis medullis animae incubantem Deum coatrectaniTis;
sed hujus contactas incorporel, imo divini, occultissima
^sciplina est, et experiendo magis quam disserendo com-
probaEda. Mens enim ut nuUo intermedio manat a summo
Pj^ncipe Dec, ejusque manu, ut ita dicam opifice, contin-
^^ur, et tractatur, et formatur; ita et ipsa, quoniam con-
^*ctus aecessario reciprocus est, sentit illum et tangit, si
^ ' ^ <^xteriorum et inferiorum amoris visco
Tortice obvolvatur. (De Deo, lib. IV,
16.
•280 RAPPORTS DE LA RAISON
IV
Ici, Thomassia surtout est admirable. Consi-
déré soit comme théologien, soit comme philo-
sophe, il a tout dit sur ce point capital, et à ma
connaissance, il est le seul. On se rappelle son
chapitre intitulé : « Plus profondément que
« rintelligence môme, il existe dans l'âme un
a sens secret gui towhe Dieu, plutôt qu'il ne
(( le voit ou ne l'entend, » Thomassin repro-
duit souvent cette idée, car il y tient, et à
bieû juste titre. Dans son Traité de Dieu, il
s'exprime encore ainsi : « L'âme ^ par une
« sorte de présage inné, dès qu'elle est dégagée
« des distractions et des souillures des sens, et
« que, rendue à elle-même, elle a repris sa
« dignité, l'âme naturellement soupçonne et
« sent le principe souverain, inénarrable et
( ineffable. Elle le sent par un tact intime et
^ Vaticiaio quodam et quasi conscientite iaaato prjBsagio,
quo mens exteripribus et inferioribus omnibus tanquam
inquinamentis quibusdam expurgata, et sola sibi reddita,
Daturœ sua? ingenium et prœstantiam totam obtiaens,
naturaliter ominatur sentitque summum aliquid, et in^"*
narrabile, et inexcogitabile principium. (De Deo, lib. H»
cap. V, 7.)
ET DE LA FOI 281
«secret*, qui touche Dîeiij toujours présent,
dans les entrailles de l'âme, pour y couver la
« vie. Mais ce contact incorporel et divin est le
« point le plus mystérieux de l'éducation des
«esprits; on en sait quelque chose plutôt par
«expérience que par discours. Notre âme dé-
« coule, sans nul intermédiaire, du souverain
« principe, et c'est la main de Dieu qui la
« produit, la touche, la manie et la forme : et
« elle-même à son tour, car tout contact est
« réciproque , elle sent Dieu et le touche ,
« lorsqu'elle n'est pas enveloppée par la rude
« écorce des choses basses, collées sur elle par
« l'attrait d'un amour grossier. »
Mais quel est le nom de ce tact divin et de
ce sens divin? C'est la foi, selon Thomassin, la
foi naturelle, telle que l'entendaient les philo-
^ Tactu quodam arcano et iatestino, quo praesentissimum
et intîmis medullis animae incubantem Deum coatrectamus;
sed hujus contactas incorporei, imo diviai, occultissima
disciplina est, et experiendo magis quam disserendo corn-
probanda. Mens enim ut nullo intermedio manat a summo
principe Deo, ejusque manu, ut ita dicam opifice, contin-
gitur, et tractatur, et formatur; ita et ipsa, quoniam con-
tactus necessario reciprocus est, sentit illum et tangit, si
modo nullo rerum exteriorum ' et inferiorum amoris visco
inhaîrentium quasi cortice obvolvatur. [Be Deo, lib. IV,
cap. V, 8.)
Il 16.
282 RAPPORTS DE LÀ RAISON
sophes alexandrins j auxquels s'adressait saint
Antoine; la foi telle que Tentend Platon, au
livre des Lois, selon Proclus, cité par Tho-
massin. Et ici, notre auteur distingue plusieurs
sens du mot foi. « Il y a, dit-il, cette foi par
(( laquelle les âmes les plus élevées, parvenues à
« la paix de la plus haute béatitude, possèdent
(( Dieu et en jouissent : foi bien différente de
« cette foi tout humaine qui nous attache, par
« Topinion, à des' choses inconnues; différente
a aussi de cette foi plus élevée, par laquelle
« notre esprit adhère , sans raisonnement ni
<( démonstration , à l'évidente lumière et à la
« certitude immédiate des premiers principes.
(( Celle dont nous parlons ici est antérieure,
« supérieure à ces deux autres. Profondément
(( cachée dans l'âme, elle fait savoir avec solidité
« ce qu'on n'eût pu savoir, voir ce qu'on n'eût
« pu voir, et tenir ce qu'on ne peut com-
prendre * . »
^ Fide summum Numen summse etiam mentes et in
aummo felicitatis apice sedentes, capiunt, eoque hac potis-
simum ratione fruuntur. Neque enim fides illa est ejusdem
geueris atque illa qua humanas res, quia nescimus, saltem
opiaamur; nec ejusdem modi atque illa sublimior qua
communes notiones quia prœsumptas et in lucidissima
perspicuitate fulgentes prospicimus, sine ulla ratione aut
ET DI LA FOI 283
« C'est cette foi qui sent l'Être ineffable et
u le souverain Bien, plutôt qu'elle ne le com*
« prend*. »
£t Thomassin cite sur ce point de fort beaux
passages de Proclus, notamment celui-ci : c#La
« foi est l'inefiable lien de toutes les âmes et de
a tous les esprits avec Dieu. La foi est antérieure
«à la connaissance. La foi est ce qui entraine
a les âmes dans la nature cachée de Dieu '^ »
C'est-à-dire enfin qu'il y a dans l'âme, aux
yeux des philosophes et des théologiens, que
Thomassin résume, un sens naturel qui sent Dieu,
sens que plusieurs théologiens et philosophes
nomment foi. Et cette foi, ce $en$ divine n'est autre
chose que l'usage souverain de Tune des trois
fonctions de Tâme ; sentir^ connattre^ vouloir.
L'âme sent tout, Dieu, elle-même, et le monde.
D'après tout ce qui précède, on voit qu'en
Philosophie comme en Théologie, il est ques-
tion d'une certaine foi qui n'est pas la foi
demonstratîone tenemus; sed his anterior, et superîor,
et abstrusior in animis nostris, qua fldeatissime soitur
quod sciri nequit, et videtur quod vider! non potest, et
teneturquod comprehendi naquit. (DeDeo, lib. VI, cap. v, 11.)
' Fides itaque apprime accommoda est summum ineffa-
bile et inexcogitabile sentire ma^çis quem intelligere. -^
« Ibid,
284 RAPPORTS DE LA RAISON
chrétienne sarnatarelle, gai est donc naturelle,
dont le principe est la voix de Dieu dans la
conscience et la raison, foi par laquelle il est
nécessaire d'adhérer aux premiers principes
thétDriques et pratiques de la raison; foi dans
laquelle, par le fait, tous les esprits ne demeu-
rent pas, puisqu'il en est réellement qui nient
toutes les lois logiques et morales, soit qu'ils
les nient par un doute explicite et avoué, soit
qu'ils les nient par système caché, mais arrêté
comme on l'a vu en Grèce, et comme on le voit
en Allemagne.
Ce n'est point un abus de mots, que d'ap-
peler foi, avec Aristote et les philosophes écos-
sais, l'adhésion de l'esprit à l'évidence des
premiers principes ou à l'évidence des faits
premiers. Voir et croire ne sont pas opposés.
Croire n'est pas opposé à voir, mais à démon-
trer et.à comprendre radicalement. Par exemple,
l'hoiiime voit le monde sans le comprendre.
Saint Augustin s'exprime fort bien quand il dit :
<( Qui a l'intelligence a aussi la foi; mais qui a
« la foi n'a pas toujours l'intelligence *. » Saint
* Intelligens omnis etiam crédit; non omnis qui crédit
intelligit. {De Utilit. cred,, cap. xi.)
ET DE LA FOI 285
Augustin Signale ici ce fait fondamental, savoir :
qu'il y a, dans toute lumière humaine, une
racine de foi ; que, pour l'homme, la foi subsiste
avec rîntoHigence, avec la vue. Pourquoi? Parce
que rhomme n'a jamais le prius absolu de rien,
n'étant qu'intelHgence seconde et non intel-
ligence première. Mais, quand il voit, et qu'il
est inondé de lumière, il ne voit pas tout,
et son . regard ne pénètre de part en part aucun
être, aucune vérité. Môme quand il verra Dieu
face à face, dît la Théologie, il ne le comprendra
pas. La foi, en un sens, dit saint Thomas, sub-
sistera dans cette lumière; elle; disparaîtra
comme énigme, mais elle subsistera comme
connaissance *. Sa substance demeurera. II y
aura donc encore foi dam la vision : comme dans
la vue de ce monde par nos yeux, il y a une
foi, comme dans l'évidence des premiers prin-
cipes, il y a une foi; et cela parce que nous ne
voyons le toiit de rien; parce que nous ne pou-
vons voir ni Dieu, ni le monde, ni les principes
de la raison, autant que Dieu les voit. En tout
nous partons d'une lumière plus grande que
* Fides paftim toUitur, scilitet quaQtum ad œnigma; et
partira manet, scilicet quantum ab substantiara cognitionis.
1'. 2'%q. 67. 5. c.
280 RAPPORTS DE LA RAISON
nouS) ou de données gui nous dépassent, et qai
laissent toujours des questions. La foi est es-
sentielle à l'être qui reçoit la lumière; la foi,
o'est le premier accueil de la lumière; c'est
l'adhésion à celui qui la donne. La foi est cet
endroit de la raison dont parle Bossuet^ « cet
« endroit inconnu à l'homme dans ses propres
(( actions et dans ses propres démarches, qui
« est Tendroit secret par où Dieu agit, et le
« ressort qu'il remue ^ • »
En ce sens donc, on peut, avec Aristote,
nommer foi l'adhésion de l'esprit à l'évidenoe
et aux premiers principes indémontrables.
Après avoir bien établi ces deux sens du mot
foî, foi naturelle et foi chrétienne surnaturelle,
entrons dans la question dont nous étions
partis : Qu'est-ce que la saine raison?
La saine raison est celle qui ne s'abstrait pàs
de la foi rationnelle^ sa base et sa boussole, sans
laquelle, comme on l'a très bien dit, elle perd
^ T. XXV, p. 394.
ET DE LÀ FOI 287
son orientation. « La foi, dit saint Thomas
a d'Âguîn, est, dans Tordre surnaturel, ce qu'est
« révidence des principes dans l'ordre natu-
« rel*. » Ceci est admirable de profondeur.
Ainsi la saine raison est celle qui ne s'isole
pas de sa source à la racine de l'âme; qui ne
s'isole pas de ce point dont parle Platon, par oix
Dieu suspend l'âme à lui, qu'il appelle racine de
l'âme, et que saint Augustin nomme à son tour
racine de Tâme ^. La saine raison est celle qui
tient à cet attrait du désirable et de l'intelligible
ainsi nommé par Aristote; à ces opérations
simples de l'âme, où l'erreur n'entre pas, dit
saint Thomas d' Aquin • ; à cette raison supé-
rieure, infaillible qui redresse, qui corrige, dont
parle Fénelon; à ce sanctuaire intérieur, ce
fondj ce centre, dont parle Bossuet avec tous les
mystiques, où la vérité se fait entendre, où se
recueillent les pures et simples idées ; à ce res-*
sort caché dont parle encore Bossuet, « qui n*a
« pas aujourd'hui toute sa force ^ mais fait bien
^ Fides est in gratuitisj sicut intellêctus principiorutn iû
naluralibus. 3. d. 26. q. 2. 2°^., et 2V 2*V q. ii, art. 3.
> De radice cordis surgit ista confessiO; in Joann» Tract.t
uvi, 2.
' Et in hac operatione animi non est error.
2û8 RAPPORTS DE LA RAISON
« voir, par une certaine vigueur, qu'il tient par
« sa racine à quelque principe plus haut- »
La saine raison est celle qui ne rompt pas
avec le sens divin, ce tact divin, ce sens secret,
plus profond que Tintelligence, et par lequel
Dieu est touché plutôt qu'il n'est compris ou
vu.
La saine raison est celle enfin qui, dans
chaque homme, tenant par quelque endroit
à celle de Dieu et à la raison commune du genre
humain, pratique la loi, qui consiste à aimer,
même dans l'ordre intellectuel. Dieu et les
hommes.
Et la raison perverse est celle qui rompt avec
cette racine nécessaire de tout son légitime dé-
veloppement, avec cette foi naturelle, ration-
nelle, dont nous venons d'établir l'existence. La
raison corrompue est celle qui, par je ne sais
quel égoïsme secret, s'enferme dans les trop
courtes bornes de la pensée individuelle, se fait
citerne, au lieu d'être canal d'eau vive, et se
sépare de sa source en Dieu, et de ses affluents
humains.
Or, grâce à Dieu, la saine raison est celle dans
laquelle nous naissons, le Verbe, d'une part,
éclairant tous les hommes en ce monde, et
ET DE LA FOI 289
d'autre part, le genre humain nous imposant,
par la parole articulée, les formes extérieures
de la raison, et nous donnant, en général,
l'exemple pratique de son usage; et c'est pour-
quoi les théologiens et les philosophes s'accor-
dent à reconnaître que la raison nous porte
naturellement au vrai.
« La raison humaine, dit Perrone *, quoique
(( bornée, non seulement par sa nature tend au
« vrai, mais encore peut l'atteindre avec certi-
'< lude. C'est ce que reconnaît le sens commun,
« et c'est ce que, dans tous les temps, ont pro-
« fessé tous ceux qui ont sainement philosophé.
« C'est ce qu^admet et enseigne, touchant la
« valeur de la raison humaine, la religion chré-
« tienne et catholique. Lorsqu'au seizième siècle
«ajoute Perrone, Luther nia le libre arbitre, il
« sorftint en même temps que l'intelligence,
« totalement éteinte, était incapable de counaî-
« tre aucune vérité sans la lumière de la foi
^ Humanam rationcm suis licct limitibus circums-
criptam, noa modo natura sua iu verum ferri, sed item
assequi certo posse, communis hominum sententia somp3r
agnovit, omncsqac qui reste philosop!iari Yoluenirit, nullo
non tempère professi sunt. Non aliter de humana ratione
sentit ac docuit christiana Gatholica Roligio. — Perrotic,
l. II, p. 1261.
H- 17
290 RAPPORTS DE L'A RAISON
(( révélée ; se moquant des docteurs scolastiques
<( (notamment de saint Thomas d'Âquin), insul-
« tant toute philosophie comme ennemie du
« Christianisme, affirmant que toutes les vertus
« des philosophes sont des vices, et tontes leurs
» découvertes des erreurs. Luther a été con-
yi damné par T Église sur ce point, comme sur
« tous les autres. Les jansénistes, reprenant en
« partie cette doctrine, ont été condamnés à leur
« tour, et Lamennais, quoique l'ayant un peu
« mitigée, a été aussi condamné ^ »
D'où il résulte que, selon renseignement
catholique, comme aux yeux du bon sens, nous
naissons doués d'une raison plus ou moins saine,
quoique faible, et capable de développement et
de certitude. Nous naissons dans le genre hu-
main comme dans une sorte d'église naturelle,
oîi la parole de nos pères, autorité digne de res-
pect, excite, règle et développe les germes de la
raison.
VI
. Mais nous n'avons pas tout dit au sujet de la
saine raison. Il nous resterait à peser le beau
• Perrone, loc. cit;
ËÏkDË la foi 291
texte de Fénelon déjà cité : « Je ne compte que
« sur la grâce pour diriger la raison, même
«dans les bornes étroites de la raison... Les
« hommes n'ont point assez de force pour suivre
«toute leur raison... Cette philosophie natu-
« relie qui irait sans préjugé, sans impatience,
«sans orgueil, jusqu'au bout de la raison pu-
« rement humaine, est un roman de philoso-
« phie. »
Nous croyons qu'il est rigoureusement vrai
de dire que l'homme ne peut pas aller, par lui-
même, sans la grâce, jusqu'au bout de la raison
purement humaine. C'est ce que nous montre-
rons ci-dessous.
Mais ici, remarquons d'abord, avec Tho-
înassin, que, dans la saine raison naturelle, il
y a outre la raison même, dont la lumière est
un rayon de la face de Dieu brillant dans l'âme,
^it saint Thomas, il y a de plus un continuel
secours de Dieu, qui excite, meut, pousse à l'acte
et au développement le germe de la raison*.
Non-seulement cette lumière vient de Dieu et
tient à Dieu, mais encore Dieu continue actuel-
lUum subinde excitât, movet, juvatque ad ageadum. {De
^'■««a, tract. HT, cap. m.)
292 RAPPORTS DE LA RAISON
lement à la répandre, à exciter, à diriger son
rayonDement. Comme quand une étoile brille
au ciel, et qu'outre son éclat moyen et sa
lumière tranquille, elle envoie des élans et des
scintillements, pour provoquer le regard, et lui
montrer que ce qu'il voit n'est pas une lumière
morte, mais une lumière qui agit et qui vit : de
même, dans la lumière de l'âme humaine,
outre le don même de la raison que l'homme
possède une fois pour toutes, il y a des élans,
des mouvements et des renouvellements qui
viennent de Dieu, et qui sont des secours, des
bienfaits et des excitations de Dieu dans l'ordre
naturel.
Il y a plus. Dans le fait, historiquement,
aucun homme n'est livré à la seule raison na-
turelle, et aux seuls secours naturels de Dieu.
Quand il est dit que le Verbe est la lumière qui
illumine tout homme venant en ce monde, cela
s'entend à la fois de la lumière surnaturelle et
de la lumière naturelle. Dieu, voulant élever
tous les hommes à Tordre surnaturel, les y
appelle tous par sa*grâce, par ses excitations
surnaturelles. « Dieu, dit saintThomas d'Aquin,
« opère aussi incessamment la justification de
« rhoiiime (l'appel ù. la justice surnaturelle).
ET DE LA FOI 293
<( que le soleil opère incessamment rillumina-
« tion de l'aire » « Dieu est toujours présent,
« dit-il ailleurs, et offre toujours à l'homme
« son secours naturel et son secours surna-
«tureh » Ailleurs encore, saint Thomas pro-
nonce ces importantes paroles : « Dieu veut
« élever Thomme à l'état surnaturel ; et l'effet de
« cette volonté, c'est l'ordre même de la nature^
« disposé pour mener à la vie éternelle ; ce sont
« les impulsions surnaturelles et naturelles,
« toujours offertes à tous, qui conduisent à
«cette tin*. » La raison, comme la volonté,
est donc perpétuellement, et de toutes manières,
aidée de Dieu, qui pousse incessamment toute
âme à sa double perfection naturelle et surna-
turelle.
Lorsque Fénelon dit : « Je ne compte que sur
* Deus semper operatur justificationem hominis sicut sol
semper operatur illuminationem aeris. 2\ 2'*, q. iv, art. 4.
Mais le sens de ce texte doit être complété par cet autre :
a Illi soli gratia privantur, qui in seipsis gratias impedî-
n mentum prœstant : sicut sole mundum illuminante, in
« culpam imputatur ei qui oculos claudit... » Contra Gent.,
îib. III, cap. eux.
3 Hujus voluntatis effectus est ipse ordo naturœ in finem
salutis, et praîmoventia in finem, omnibus communiter pro-
posita tam naturalia quam gratuita. (Sent., Iib. I, dist. 46.
q. i , art. \.)
294 RAPPORTS D£ LA RAISON
« la grâce pour diriger la raison, » il ajoute
aussitôt : « Mais je crois avec saint Augustin,
C( que Dieu donne à chaque homme un premier
« germe de grâce intime et secrète, qui se mêle
« imperceptiblement avec la raison, et qui pré-
« pare l'homme à passer peu à peu de la raison
«jusqu'à la foi. C'est ce que saint Augustin
« nomme : germe de foi, semblable à un geme
c< conçu dans un sein mH^iernel (inchoationes^ei^
« conceptionibuêsimileê). C'est un commencement
« très éloigné pour parvenir de proche en proche
« jusqu'à la foi : comme un germe très informe
« est le commencement de l'enfant qui doit
« naître longtemps après. Dieu môle le-com-
« mencement du don surnaturel aux restes de
a la bonne nature, en sorte que l'homme qui
« les tient réunis ensemble dans son propre
« fonds ne les démêle point, et porte au dedans
« de soi un mystère de grâce qu'il ignore pro-
« fondement. C'est ce que saint Augustin fait
« entendre par ces aimables paroles : Peu à peu,
« Seigneur, de votre main si douce et sî pleine
« de miséricorde, vous caressiez et réformiez
« mon cœur. La plus sjiblime sagesse est déjà
« dans l'homme; mais elle n'y est encore que
(( comme du lait pour nourrir des enfants (ut
ET DE LÀ FOI 295
<' infantiœ noslrw lactetceret sapientia tua). Il faut
fi que le germe de la foi commence à éclore,
« pour être distingué de la raison.
« Ce germe secret et informe est le commen-
ce cernent de l'homme nouveau {conceptionibm
« nmilei); ce n'est point la raison seule, ni la
« nature laissée à elle-même, c'est la grâce
« naissante gui se cache sous la nature ponr la
corriger peu à peu. »
Admirables paroles! Prenons garde, pour-
tant, à ces comparaisons* Oui, dans la saine
raison naturelle, Dieu mêle un germe secret de
grâce : mais c'est un germe non encore fécondé,
non permanent dans l'âme; ce sont des impul-
sions de la grâce actuelle, mais non de la grâce
habituelle ; car alors ce serait la foi même ; ce
serait l'intelligence élevée au-dessus d'elle-
même à un état surnaturel.
Mais, dans ce sens, tous les Théologiens
accorderont qu'historiquement la saine raison
est toujours soutenue par des secours généraux
de Dieu, naturels et surnaturels.
Ce n'est donc, en Théologie, qu'une question
purement théorique de savoir ce qu'est et peut
la saine raison par elle seule. Tous les Théolo-
giens, ceux mêmes qui accordent le plus aux
•2'6 RAPPORTS DE LA RAISON*
forces naturelles de la raison, tels que Perrone,
par exemple, admettent qu'en fait et dans l'his-
toire, non seulement la raison, par elle seule,
n'a jamais trouvé la totalité des vérités de
l'ordre naturel, mais n'a pas même trouvé celte
partie de la vérité naturelle que, logiquement,
il lui était possible de découvrir; que, par
exemple, les philosophes, tels que Platon et
Aristote, ont pu recevoir des secours surna-
turels de Dieu, pour la découverte de plusieurs
grandes vérités naturelles; outre qu'ils se sont
évidemment servis des données de la tradition,
déposées dans les langues, où se rencontrent
bien des traces des lumières primitives, données
de Dieu au premier homme.
Ainsi, en résumé, la saine raisoû naturelle
est toujours soutenue de Dieu, qui veut l'élever
plus haut (ipse ordo nalurœ in finem salutis).
Dieu la soutient, l'excite et la dirige de son
secours surnaturel et naturel ; c'est-à-dire que
Dieu non seulement coopère à tout mouvement
de la pensée, comme à tout autre mouvement
des créatures, mais encore il coopère à ces
mouvements en les redressant et en les diri-
geant, comme l'explique si admirablement
Fénelon, quand il parle de ces deux raisons que
ET DE LA FOI 297
nous trouvons en nous, l'une qui s'égare par
sa pente, l'autre qui redresse la première. De
plus, Dieu, voulant élever tous les hommes à
Tordre surnaturel, mêle le germe de la grâce
au germe naturel de la raison, et cherche à
féconder ce germe par ses excitations ; et Ton
peut dire de la raison naturelle ce que saint
Thomas dit de l'ordre entier de la nature, que
cet ordre, par la volonté que Dieu a de sauver
tous les hommes, va vers la fin surnaturelle, et
que toute intelligence reçoit incessamment des
impulsions, naturelles et surnaturelles, qui la
poussent à cette fin ^
* Nous trouvons, dans une Conférence du P. Lacordaire,
des pensées exactement conformes aux nôtres sur la foi
naturelle et le rapport des deux ordres de l'intelligible
divin : a Jusque dans les axiomes, dit l'éloquent et savant
I Dominicain, je vous ai fait reconnaître un élément obscur,
R et par conséquent un élément de foi ; non que les axiomes
« ne soient de la dernière évidence, mais cette évidence
« n'empêche que je cherche quelque chose au delà d'eux-
« mêmes, Taxiome substantiel au lieu de Taxiome logique^
t la lumière éternelle au lieu de la lumière communiquée,
« la vérité par soi au lieu de la vérité descendue à un
« esprit qui peut la perdre... Ce qui vous conduit à voir
« que le monde naturel est lié à un monde supérieur, au
« monde divin, la science naturelle à la science divine,
« la foi naturelle à la foi divine... » (Année 1836, xii« Con-
férence) .
ir
17.
CHAPITRE IV
SUITE DES RAPPORTS DE LA RAISON ET DE U FOI
I
Nous comprenons, d'après ce qui précède, ce
qu'est la saine raison. C'est la raison telle
qu'elle est quand on la maintient dans ses
relations naturelles; c*est la raison non mutilée
artificiellement, non séparée sophistiquement
de la volonté d'abord, puis de sa propre racine
au fond de l'âme, qui est le sens divin, foi
naturelle en Dieu; c'est la raison non révoltée
contre la raison commune du genre humaÎD,
non endurcie à l'égard des secours généraux que
Dieu donne à toute âme. « Il faut, disait un
« penseur délicat, éviter, dans nos opérations
« intellectuelles, tout ce qui sépare l'esprit de
l'âme. » Rien n'est mieux dit. Il ne faut
point séparer l'esprit. Il faut laisser à la pensée
RAPPORTS DE LÀ RAISON ET DE LÀ FOI 299
ga vie dans Tâme totale, et dans la sève qae
l'âme reçoit de Dieu et de rhumanité. Qaî
procède autrement se mutile, rebrousse l'esprit^
perd la raison et descend dans la Sophistique,
jasgua la négation formelle des principes
nécessaires de la raison, jusqu'à la négation de
levidence et des axiomesl Enfin la saine raison,
dan& le fait, est toujours soutenue de la grâce de
Dieu qui s'y mêle, pour mener l'homme à
l'ordre surnaturel.
Gela posé, on s'entendra nécessairement
quand on recherchera ce que peut et ce que ne
peut pas la raison; et rien, je crois, ne doit
plus empêcher de reconnaître ce qu'il faut
appeler le plus haut pouvoir et la plus haute
démarche de la raison.
Cette dernière démarche de la raison est ce
quexprime Perrone dans cette proposition :
M La raison individuelle peut, par elle-même,
« reconnaître avec certitude et démontrer la
« possibilité, l'utilité et la nécessité de la révé-
« latîon divine *. »
Ce théorème théologîque nous paraît d'une
^ Rationem individualem posse, per se, possibilitatem,
utilitatem ac necessitatem divinre revelationis certo cogaos-
cere ac deitionstrare. (Perrone, ii, 1308.)
3iX) RAPPORTS DE LA RAISON
beauté et d'une ioiportance capitales. Si nous
parvenions à en bien établir la vérité, ce serait
d'une immense conséquence. Le lien entre la
Religion et la Philosophie serait trouvé.
La question, selon nous, se réduit assavoir si
Descartes, après saint Augustin, a eu raison de
dire cette grande et fondamentale parole : « Je
« suis, et je sens que je suis une chose impar-
te faite, incomplète et dépendante d'autrui, qui
« tend et qui aspire sans cesse à quelque chose
« de meilleur et de plus grand que je ne suis.»
Il suffit, dis-je, pour démontrer ce théorème
théologique, de savoir si la raison humaine est
ou n'est pas une chose imparfaite, incomplète,
dépendante, qui tend et qui aspire sans cesse à
quelque chose de meilleur et de plus grand
qu'elle.
S'il est vrai, comme le dit l'Évangile, que la
lumière qui est en nous n'est que ténèbres,
c'est-à-dire que notre raison, comparée à la
lumière surnaturelle, n'est que l'ombre de la
lumière de Dieu; si l'on peut dire de la raison
ce que la poésie djit du Soleil :
Soleil, ombre de sa lumière!...
si c'est là ce qu'aperçoit Platon quand, dans k
ET DE LA FOI 301
degré infériear de Tintelligible, il ne voit que
« fantômes divins et ombres de ce qui est; » si
Aristote a compris la même chose, en distin-
guant la connaissance qui vient d'en haut do
celle qui vient d'en bas, celle qu'on emprunte
aux choses visibles de celle qui est l'intellect
pur, et on montrant au-dessus de notre raison
une autre lumière qui est, qui vit, qui se pense
elle-même, qui est éternelle, immuable, qui
n'est pas nôtre, qui n'est pas essentielle à
l'âme, dont l'âme peut être séparée, tout en
conservant la raison; si les spectacles certains
et vrais qu'aperçoit la raison, selon saint Au-
gustin, ne sont évidemment pas Dieu, mais le
démontrent; si, comme le dit saint Bernard,
suivi par saint Thomas et Thomassin, la lu-
mière naturelle est un reflet de Dieu dans le
miroir de l'âme, de telle sorte que l'âme ne
voit que le reflet de Dieu, non pas Dieu, et ne
voit ce reflet qu'en se voyant, ce que Descartes
dit aussi; s'il est vrai que dès lors cette con-
naissance telle quelle de l)ieu, comme le dit
partout saint Thomas, confirmé par le Caté-
chisme romain et la Théologie entière, est tou-
jours abstraite de la créature, jamais directe et
immédiate, ce qui serait voir Dieu, çhoge im^
302 RAPPORTS DE LA RAISON
possible naturellement : si tout cela est vrai,
si telle est la nature de la raison, croit-on que
la raison n'en sache rien?
Comment Font su Âristote et Platon, et tant
d'autres, si la raison ne le pouvait savoir? Le
mot si lumineux de Descartes est-il faux? La
raison de tout homme, aussi bien que sa vo-
lonté, ne se sent-elle pas imparfaite, incomplète?
Ne sent-elle pas sa dépendance d'un Être plus
haut? Ne tend-elle pas, n'aspire- t-elle pas sans
cesse à quelque chose de meilleur et de plus
grand qu'elle n'est?
Oui, la raison, chacun peut le reconnaître
en soi-même, comme nous le voyons dans
l'histoire, cherche une lumière, non pa» seule-
ment plus développée que sa lumière présente,
mais bien une lumière autre et d'une autre na-
ture, et plus grande et meilleure qu'elle-même!
Les hommes arrivés loin dans les travaux
de l'esprit le savent : il nous faut une lumière
meilleure; celle-ci ne nourrit pas et nç vi-
vifie pas. Ombres, fantômes, axiomes, reflets et
abstractions, ne suffisent pas à notre besoin
de connaître, d'admirer et d'aimer.
Quelle est l'âme, restée vivante sous le poids
des années et de la science humaine la plus
ET DE LA FOI 303
vaste, le plas chèrement achetée, qui, parfois,
ne compare ces spectacles de la pensée abs-
traite à la vivante réalité, à la vue de la terre
féconde, parée, radieuse sous le soleil, aux pé-
nétrants et mystérieux parfums de la nature, à
la saveur des plantes et de leurs généreux pro-
duits, à la vigueur de l'air vital et des fluides
excitateurs qui nous pénètrent, nous raniment
et nous électrisent, à la vue des hommes qui
espèrent et qui cherchent, au spectacle de ce
qui reste de noblesse et de beauté humaine,
au commerce des Ames, à l'amour 1 Quelle est,
dis-je, l'âme demeurée vivante, qui, lorsque ce
contraste se montre, ne le sente et ne dise : Je
n'ai dans la tête que des ombres, ombres cer-
taines, incontestables, maisombres! J'ai épuisé
ma vie à découvrir le monde, à en étudier les
ressorts; je n'ai pas dénoué l'énigme; je n'en
ai pu saisir que des parties, et le peu que j'en
tiens n'est qu'un calque mort de la vie.
Relisez les intarissables sarcasmes de Goethe
sur ce qu'il nomme : « Un drôle qui fait de la
« métaphysique * ! » Mais relisez surtout le cri
plus sublime et plus grand que le dégoût de la
* (îin JTerl ber frecwtiert... Faust.
30i RAPPORTS DE LA RAISON
sagesse terrestre arrache à Salomon : « Vanité
« des vanités et tout est vanité! J'avais résolu
« de chercher et d'approfondir par la science
« toat ce qai vit sous le soleil; mais j'y ai
« renoncé. Mon cœur a résolu de ceôser ce
a travail. Ne vaut-il donc pas mieux nourrir
« son âme du fruit de ses travaux? Et ne vaut-il
« pas mieux chercher la joie qui donne la vie?»
Que prouve ceci? C'est que nos sens nous
montrent des réalités, et notre raison, tant
qu'elle demeure dans la seule lumière naturelle,
des fantômes. Qu'on me comprenne, je dis fan-
tômes divins, certains, axiomatiques, absolus,
éternels, évidents, mais fantômes.
Eh bien ! retomberai-je pour cela de la
raison dans les sens, comme le héros de Gœthe,
et Salomon lui-même? Ou bien, tout au con-
traire, ne ferai-je pas mieux de dire : Montons
plus haut? Voyons si ce reflet n'annoncerait pas
un Soleil, et s'il n'y a pas un Être, une vie
correspondant à ces idées d'éternité, d'immen-
sité, de perfection, d'infinité, qui sont peut-être
dans mon esprit le calque froid et desséché de
la vie éternelle? Peut-on, par quelque révéla-
tion admirable, voir l'Être à qui répondent ces
traits? Peut-on le toucher, le sentir et l'aimer?
ET DE LA FOI :Uj:.
Peat-oD, par quelque grande et sainte initiation,
entrer en son commerce et vivre de sa vie, comme
nous vivons de la natnre et de l'hnmanité?
Qu'il existe un tel être, dit la raison, je le
savais. C'est Dieu. Tout le démontre. Mainte-
naut, que je le puisse voir et que cette grande
révélation soit possible, quel motif ai-je de le
nier? Je vois bien les corps et la terre, qui sont
différents de moi ; je me vois et me sens moi-
même; je vois l'esprit et l'âme des autres
hommes par la parole et le regard ; je vois les
immuables vérités, aussi vides que certaines,
qui né font qu'exciter mon regard à chercher
une lumière plus pleine; pourquoi donc ne
verrais -je pas Dieu? Est-ce que Dieu, dans la
lumière de qui je vois et connais tout, ne peut
se faire connaître et voir, comme un esprit se
fait connaître à mon esprit, comme mon âme
se montre à elle-même?
Je défie toute la science du monde de trouver
ici trace quelconque d'impossibilité, ou plutôt
j'affirme cette possibilité par cela seul que je
conçois ce rapport nouveau de l'âme à Dieu, et
que je le cherche.
J'affirme la possibilité de cette révélation,
parce que je la vois utile et nécessaire.
306 RAPPORTS DE LA RAISON
Elle est nécessaire*, car s'il n'y a point
d'objet intelligible vivant que je puisse voir
comme je vois le monde extérieur, si tout
intelligible est abstrait, comme le disent les
athées, l'intelligible vaut-il une heure de peine?
L'intelligible alors n'est pas un avenir, une
espérance, une félicité. L'intelligible n'est pas
un ciel, ou bien c'est le ciel païen, royaume des
ombres, dans lequel les âmes les plus hautes
devront dire comme Achille : « Que ne suis-je
(( encore sur la terre ! Que ne suis-je le valet
a du plus pauvre des laboureurs! Je l'aimerais
« mieux que de régner sur toutes ces ombres. »
Nul en effet ne tient à régner sur des ombres.
Mieux vaut être l'esclave vivant d'un être réel
et vivant.
S'il n'y a point, au-delà de la froide clarté
de ma raison, la lumière sainte, la lumière pu-
rificatrice, la lumière vivifiante, la lumière
amoureuse, torrent de voluptés, en même temps
que torrent de clartés, alors ma raison m'a
trompé. J'aurais mieux fait de cultiver la terre
^ Nécessaire dans le sens où Ton démontre, dans les
Traités de la vraie Religion, la nécessité de la révélation,
et non dans le sens ou Baïus soutenait que la lumière
surnaturelle est due à la nature.
ET DE Là HN 307
et de me reposer dans ses biens. Je ferais mieux
aujourd'hui même d'abandonner le vain travail
de la pensée, ponr rentrer dans la réalité vivante,
et descendre de ce froid sommet oîi il était
inutile de monter.
Et de fait, cette tentation est celle qui atteint
au sommet de la vie la plupart des esprits qui
avaient cherché la lumière par le travail de la
pensée. Au moment où l'homme a dépassé son
plus haut point et commence à descendre vers
la vieillesse, il hésite. Il y a là une époque de
crise, où Tâme se reprend à la terre, où les sens
se ravivent, et développent toutes leurs plus
dangereuses délicatesses. La science médicale
le comprend et renseigne ^
C'est une leçon que la nature nous donne.
Quand Thomme s'est élevé au plus haut point,
a conquis sa hauteur naturelle, et a gravi jus-
qu'où les forces humaines pouvaient aller, il
doit monter plus haut; il doit aller à la divinité ;
8*il ne le fait, il redescend vers l'animalité.
Oui, si l'homme arrivé au sommet de la vie,
après avoir été si longtemps à monter, ne veut
descendre rapidement vers la vallée où est sa
* Burdach, Physiologie, t. V, p. 127 (trad. Jourdan).
m RAPPORTS DE LÀ RAISON
tombe; si, lorsqu'il est encore plein d'espérances
sans réalisations, de forces sans emploi, et de
progrès possibles, conçus et espérés; s'il ne
veut voir décroître avec une inconcevable vitesse
toutes ses forces, toutes ses beautés, sa clair-
voyance et sa limpidité, son élan, son courage,
sa noblesse, son cœur même ; s'il ne se veut
sentir tourner à la matière, retourner à la
terre, et s'enfuir dans toutes les inerties, les
grossièretés et les opacités du corps; s'il ne
veut voir ce corps, en même temps qu'il perd
sa beauté, reprendre sa tyrannie sur l'âme, pour
se restituer plus vite à la poussière; si rhomme
ne veut cette triste fin, il faut qu'il accepte
et traverse, par en haut, et par un héroïque
effort, la grande crise du milieu de la vie. Là,
il faut qu'il prononce la prière du prophète :
« Seigneur, je suis ton œuvre! au milieu de
« mes jours vivifie moi; au milieu de ma vie
c< montre-moi ta lumière I » Il faut qu'il se
décide enfin à cesser d'être fils de la terre et
à devenir fils du ciel : à passer tout vivant, et
par le sacrifice et la rupture de toute racine
terrestre, dans la sphère supérieure de la vie ;
à entrer tout entier dans la réalité surnaturelle.
Il doit passer de la nature à Dieu, sortir de soi
ET DE LA roi 3ua
pour eotrer dans l'infini de Dieo, monter ao ciel,
en un mot, comme Elie dans le char de feo.
S'il ne Tose, s'il ne sait pas enfin quitter la
terre et toutes ses vanités ; si sa recherche de
la sagesse était mêlée de roses et de sensnalités ;
s'il recule devant l'indispensable et total sacri-
fice, il retourne à l'animalité : et la vie de la
science lui paraîtra bientôt pins vaine que les
jeux de l'enfance et que les illusions de la jeu-
nesse.
Or, il ne se peut pas qu'un vain effort, suivi
d'une chute et d'un retour aux sens, soit toute
la destinée de la raison : il ne se peut pas que
l'effort, quel qu'il soit, vers la sagesse et vers la
vérité, soit vanité. Donc il faut croire au char
de feu et à l'autre lumière.
Donc il y a, ou il peut y avoir, dit la raison,
quelque divine révélation qui donne la pleine
sagesse, et cette révélation, je dois l'attendre
et la chercher.
Que si, dans cette disposition, un homme
trouve l'Evangile et lit ces mots : « La vie
« éternelle consiste à vous connaître, vous,
« mon Père 1 » et ceux-ci : « Heureux ceux qui
« ont le cœur pur parce qu'ils verront Dieu; »
s'il se rappelle que tout le Christianisme consisle
310 RÂPPOHTS DE LA RAISON
à proposer aux hommes les moyens d'arriver à
la vue de Dieu même et à sa possession ; que la
grande nouvelle qu'il apporte est Texistence
d'une lumière autre, plus grande, meilleure que
celle de la raison, lumière qui vivifie et qui
béatifie; si Ton entend saint Paul appeler Foi
le commencement de cette lumière, et la nom-
mer substance du Bien à venir; si Ton comifrend
saint Thomas d'Aquin déclarant que cette lu-
mière « est dite substantielle, parce qu'elle dif-
« fère de la connaissance ordinaire, qui ne voit
« son objet que du dehors, en ce que la Foi
« divine met dans l'âme la substance même et
« le propre commencement des biens que Ton
« espère; » alors la raison ne comprend plus
seulement la possibilité, l'utilité de la révélation
mais, comme l'exprime un autre axiome théo-
logique, « la raison de l'homme peut acquérir
M la certitude de l'existence de la révélation
« divine, et la raison peut dire : Cette révéla-
« tien que je savais possible, utile et nécessaire,
« elle existe, la voici 2 c'est l'Evangile. »
ET DE Là foi 311
II
Mais ce point de la question est d'une si
radicale importance qu'il faut y insister et
parvenir, sur ce sujet, s'il est possible, aux
précisions. Or, il me semble qu'il y a en effet,
au fond de cette question, des précisions que
j oserai nommer géométriques.
Il s'agit de la' nécessité, pour l'homme, du
don surnaturel pour atteindre son entière per-
fection.
Saint Thomas d'Âquin sera encore ici notre
point d'appui et notre autorité, théologique.
Citons-le d'abord, puis nous verrons comment
il peut être question de géométrie sur ce
point.
« Dans toute la hiérarchie des natures subor-
« données, dit-il, on trouve que, pour la per-
w fection de chaque terme inférieur, il faut deux
« choses : Tune qui dépend de sa vie propre,
« l'autre que lui ajoute la vie du terme supé-
« rieur. Or, la nature raisonnable créée a seule
« pour terme supérieur, immédiat. Dieu même :
312 RAPPORTS DE LA RAISON
« les autres créatures ne touchent point à runi-
« versel.
<( La nature raisonnable seule est immédia-
(c tement subordonnée au premier principe, à
« l'Être universel.
« Donc la perfection de la nature raisonnable
« ne consiste pas seulement en ce qui constitue
« sa nature propre, mais encore dans quelque
« supplément que lui ajoute une certaine parti-
« cipation surnaturelle à la bonté de Dieu. Et
« c'est pour cela même qu'il a été dit plus haut
« que la béatitude dernière de^l'homme consiste
« dans la vision surnaturelle de Dieu^ »
Selon nous, il y a dans les formules théolo-
giques de saint Thomas d'Aquin une sorte de
précision géométrique, « Il y a, dit Leibniz, de
« l'harmonie, de la géométrie, de la métaphy-
« sique, de la morale partout. » C'est, dis-jCj
ce qui nous semble vrai de la Théologie et.de la
métaphysique de saint Thomas d'Aquin, qui
n'est du reste que la science chrétienne dans sa
rigueur et sa sublimité.
Voici donc ce que nous croyons apercevoir
de géométrique dans cette proposition, que
ET D£ LA FOI 313
l'être intelligent, seul immédiatement subor-
donné à l'universel, à Tinfini, n'atteint sa per-
fection dernière que par une participation sur-
naturellfe à la vie de Dieu mêrae^
L'homme n'est et ne peut-être, par lui-
même, absolument parfait en rien. Ni dans son
être, ni dans sa connaissance, ni dans sa
volonté, ni dans son amour, il ne peut être, par
lui-même, complet, entier et achevé. Dieu seul
est un, total, parfait dans sa nature. L'homme
est nécessairement partiel, mobile, fini et in-
complet en tout, par cela seul qu'il est créé et
qu'il vît dans le temps.
Ceci est vrai de l'homme comme de toute
créature. Mais il y a cette différence entre
l'homme et tous les autres habitants de notre
terre, que l'homme seul, dit saint Thomas
i'Aquin, est immédiatement subordonné à
l'universel ou à l'infini.
C'est-à-dire, si je ne me trompe, que tout
être créé ayant son nombre, son poids et
8a mesure, nombre fixé et mesure arrêtée,
l'homme seul ici-bas a pour nombre et mesure
fin nombre indéfini, une. mesure grandissante,
sans autre limite supérieure arrêtée que l'infini
lui-même.
II 18
314 RAPPORTS DE LÀ RAISON
Seul en tant qu'âme raisonnable et libre, çq
ce qui constitue la nature humaine, il est indé-
finiment perfectible. Seul il peut déployer de
plus en plus, sans limite arrêtée, Tidée de Diei
à laquelle il répond. 11 grandit en intelligence,
en amour, et il n'y a point de limite fiaie, fîxél
à ce développement. Mais aura-t-il jamais toal
développé? Non, car alors il cesserait d'èt»
homme ou d'être créature; il serait tout ei
acte comme Dieu. Dieu seul est tout actnali
L'homnieest par sa nature même toujours partit
en acte et partie en puissance. S'il n'avait qnif
développement fini à produire, il le produira^
mais alors il serait matière, il serait irraitafiî,
nable, et dès lors il ne serait point immédiate^
ment subordonné à Tinfini. Mais comme il ail
développement possible, qui est sans fin, il M
peut non plus le produire, puisqu'il ne pe4
devenir Dieu. Dieu seul est tout actuel en mêini
temps qu'infini.
Comprenons bien comment l'âme raiao*
nable, libre et aimante, ayant sa relation^ii
l'universel, ne peut jamais tout développer,J|
reste toujours indéfiniment développable.
Qu'est-ce donc que Têtre raisonnable ^
aimant? Comment a-t-on l'amour et la raisoi
ET DE LA FOI 315
Par rillumination même de celai qui est la
Inmière des hommes. Qu'est-ce que la raison?
C'est une lumière qui puise dans le Verbe, c'est-
à-dire dans une source infinie. De même pour
notre amour. L'homme donc par sa raison et
par son amour, par ce qui fait sa nature propre,
est indéfiniment déveioppable ; mais il n'aura
jamais tout développé.
C'est ici qu'il me semble voir l'homme et
toute sa vie raisonnable et libre, dans sa crois-
sance et son eSort vers sa limite et vers sa
perfection, comme comparable à ces merveil-
leuses quantités géométriques qu'on appelle des
iéries convergentes en développement.
Qu'on veuille bien ne pas s'effrayer de celte
comparaison. Chacun la peut comprendre.
N'est-il pas vrai que la série des termes que
■^oici :
1 , 1 , 1 . jl_ , 1 .
^est-à-dire un demi^ plus un quarts plus un
hiiième, plus un seizième, plus un trente-
^^uxième, aimï de suite indéfiniment; n'est-il pas
^rai que tous ces termes dont chacun est tou-
jours la moitié de celui qui précède, forment,
^^ on les additionne ensemble, une quantité
316 HAIM»OUTS DE LA UAISOX
croissante qui tend à devenir égale à un? Cela
est évident.
N*est-îl pas vrai que si vous ajoutez à la série
un terme de plus, qui sera toujours la moitié
de celui qui précède, — c'est la loi même delà
série, — vous approcherez toujours de plus eo
plus de l'unité? Cela est clair.
Par exemple, les termes écrits ci* dessus, piis
ensemble, forment une somme égale à l'anité
moins un trente-deuxième. Mais ajoutez le terne
suivant qui sera un soixante -- quatrième^ ^
somme alors sera égale à l'unité moim 10;
soixante-quatrième. Vous voyez donc que vobb
approchez toujours de l'unité à mesure que h
série se développe.
Mais ne voyez-vous pas aussi que, par II
môme raison, vous n'atteindrez jamais Tunité
même? Est-ce qu'il n'y aura pas moyea dV
jouter sans fin, toujours, un terme de plusT
Sans doute, puisqu'il suffit, pour ajouter ni
terme, de prendre la moitié du précédent; et*
précédent, si petit qu'il soit, étant quelque
chose, la moitié de quelque chose est néces-
sairement quelque chose, jamais zéro. Vow
pourrez donc toujours prendre un terme àt
plus, toujours, sans fin.
ET DE LA FOI 317
Si loin donc que vous ayez poussé le déve-
loppement de la série, il restera toujours une
série réellement infinie de termes possibles à
développer, tandis que vous n'aurez jamais
obtenu qu'un nombre fini de termes.
Image parfaite de l'Être raisonnable et libre
qui se développe dans le temps, sous un nombre
croissant et sous une mesure grandissante : qui
reste toujours actuellement fini, — c'est la
nature nécessaire du créé, — mais qui a tou-
jours un accroissement possible, — c'est la
nature propre de l'homme. Image parfaite,
disons-nous, d'un être qui ne saurait jamais
pousser à l'acte tout son possible, puisqu'alors
il serait arrêté comme la matière, ou infini
comme Dieu; qui tend et converge sans cesse
vers cette limite, vers cet universel et vers cet
infini, auquel il est immédiatement relatif, mais
que pourtant il n'atteindra jamais, quelles que
puissent être la durée et la rapidité du dévelop-
pement.
Mais voici un autre point de vue. Pourquoi
les géomètres disent-ils et peuvent-ils dire, en
toute vérité, que la série qu'on vient de citer,
prise avec tous ses termes possibles, est mathémati-
quement, rigoureusement égale à un? Com-
II 18.
318 RAPPORTS DE hk RAISON
ment peuvent-ils poser comme vraie, en toute
rigueur, cette équation :
1111
c'est-à-dire un demi^ plus un quart, plus m
huitième y plus un seizième y plus tout le reste égale
UN?
C'est qu'alors, ils supposent, nous l'avons
dit, que la série est prise avec tous ses termes
possibles j non pas seulement avec tous' ses
termes actuellement développés, mais avec tous
ses termes possibles développables et en puis-
sance. Mais il y a une infinité de ces termes
possibles, nous l'avons vu. Il y en a une infi-
nité proprement dite, puisqu'on ne peut jamais,
I
absolument jamais, atteindre le dernier. On
n'en peut jamais développer qu'un nombre fini,|
et il en reste toujours précisément une infi-
nité de possibles à développer. Le nombre des
termes possibles est donc réellement infini.
Voici donc l'infini qui intervient ici; et il
faut, en effet, supposer l'infini véritablement
descendu dans la série, et complétant les termes
développés par son infinité développable, pour
qu'elle soit un. Il faut l'intervention de l'infini
BT DE L\ FOI 319
lui-même pour que cette quantité en croissance
ait son intégrité, atteigne sa* plénitude, sa per-
fection, sa totalité absolue. Voilà qui est vi-
sible.
Eh bien! que nous enseigne la Théologie?
Elle nous dit que, par la seule force de sa na-
ture, Thomme n'atteint ni la perfection de sa
vie, ni de sa connaissance, ni de sa volonté,
ni de sa sagesse, ni de son amour, ni de sa
béatitude. Tout est toujours nécessairement
partiel et incomplet dans Thomme : rien d'ab-
solument un, parfait, total, intègre, ne lui ap-
partient par nature. Mais Dieu qui est Tlnfini,
peut, en surajoutant à l'être créé un don
nouveau qui est lui-même, donner cette inté-
grité, cette perfection à la créature raison-
nable.
Voilà donc une comparaison bien précise,
sur ce point, de la géométrie à la Théologie;
et l'on comprend comment notre raison n'aura
sa perfection dernière que lorsque Dieu lui-
môme y descendra.
Et tout ceci s'éclaire encore par les for-
mules théologiques, et nous aide d'un autre
côté à les comprendre.
Par exemple, rien ne pouvait paraître plus
3-20 RAPPORTS DE LA RAISON
étrange, au premier abord, que la condam-
nation de cette proposition de Baïus : « L*iQ-
« tégrilé de la première création n'est pas un
a perfectionnement gratuit surajouté à la na-
c( ture humaine, c'est sa naturelle condition ^ »
La proposition condamnée, pour qui ne con-
naît pas la langue théologique, semble d'abord
évidente dans les termes. Gomment l'intégrité
de la nature est-elle un don gratuit surajouté
à la nature? Gomment l'intégrité de la nature
n'est-elle pas naturelle? Dieu pouvait-il créer
un être mutilé, une ruine comme Thumanité
actuelle?
Au point de vue oh nous sommes placés, nous
comprenons la condamnation; nous voyons la
proposition de Baïus comme absolument fausse.
L'homme, par sa propre nature, n'a pas plus
son intégrité, sa perfection, même naturelle,
que la série en développement ne peut atteindre
son unité et sa totalité sans Thypothèse de Tin-
fini, hypothèse qui est si parfaitement en dehors
de la loi du développement *de la série, que,
par cette loi, il est visible, tout au contraire, que
* Integritas primœ creationis non fuit iadebita naturff
humanœ exaltatio, sed naturalis ejus conditio. 26. Baii.
ET DE Ll ï .-: .r
Ja limite et l'oDité ne saoraîent être atteintes.
De ce point de vne encore nous comprenons
cet autre théorème théolosique déjà cité plus
haut : a La grâce de Dieu fôt nécessaire à
« rhomme déchu, pour connaître tontes les
« vérités de l'ordre naturel, a
Je sais bien que, loin d'entendre parler ici
d une nécessité absolue, il n'est question, dans
le sens oh cette proposition a été formulée,
que d'une nécessité morale. C'est-à-dire qu'à
la rigueur Thomme, même déchu, s'il em-
ployait parfaitement tous les secours naturels
de Dieu, tout son temps, toute sa vie, pourrait
peut-être sans grâce spéciale connaître l'en-
semble de ces vérités.
Mais quelles vérités? Les principales vérités
morales, les préambules de la foi, les dogmes
de la religion naturelle nécessaires à l'homme,
et non pas toutes les vérités de Tordre na-
turel ; et il ne les connaîtrait pas de cette science
entière, poussée à bout, telle que le premier
homme la possédait: Sans doute encore, comme
le dit saint Thomas d'Aquin, dans l'état pri-
mitif, la nature atteignait, sans grâce surnatu-
relle de Dieu, à toute cette science ; mais com-
ment rhomme était -il dans cet état de nature
322 RAPPORTS DB LA RAISON
parfaite? Par suite d'un dt)D surnaturel de Dieu.
Dono, à la rigueur, et dans aucun cas, Tintelli-
gence humaine, ni l'amour humain, ni rien
d'humain, n'a sa pleine perfection même natu-
relie, comme l'enseigne saint Thomas d'Âquin,
sans un don surnaturel de la bonté et de la
puissance infinie de Dieu.
Et notre formule géométrique reste visible
sous la transparence de ces dogmes.
Nous comprenons comment l'intégrité de la
nature humaine n'est pas la naturelle condi-
tion de l'homme, mais un perfectionnement
de la nature par la puissance infinie de Dieu.
Nous comprenons de plus que, par ce don,
rhomme obtenait la perfection de sa nature;
mais qu'il ne suivait pas nécessairement de cette
perfection, donnée dans les limites de la nature,
par un principe surnaturel, que l'homme dût
être élevé à la participation de la nature divine.
Et nous voyons qu'on ne peut dire avec
Baïus : « Que l'élévation de la nature humaine
« à la participation de la nature divine était due
« à l'intégrité de la première création, et doive
« être dite naturelle et non surnaturelle*. »
< HumaniD natune sablimatio ot exaltatio in consortium
£1 D£ LÀ FOI 323
Le doD de Dieu pouvait s'arrêter là, et donner
seulement à.rhomme la pleine science natu-
relle, le plein empire sur ses passions, et dans
son corps Timmortalité. Seulement, comme
le démontre saint Thomas, l'homme alors n'eût
pas été élevé à sa perfection dernière, c'est-à-
dire à sa fin surnaturelle qui consiste à voir
l'essence de Dieu et à la posséder : et la nature
intègre, encore plus que la nature déchue, eût
conservé le naturel désir de voir l'essence de
Dieu et de la posséder.
L'homme alors eut été seulement dans cet
état qu'on peut appeler surnaturel quant à son
principe, et non dans celui qu'il faut appeler
surnaturel quant à ses effets sanctifiants ^
Le don surnaturel dans son principe eût eu
seulement pour fin la pleine perfection naturelle,
et non celte communication de la nature divine
qu'on appelle sanctification.
Mais ce n'est là qu'un état purement hypo-
divinœ naturœ débita fuit integritati primoB conditionis,
et proinde naturalis dicenda est et non supernatuialis. 2i
Baii.
' Il y a le surnaturel quant à son principe [entitative, xax'
oùo{av), et le surnaturel quant à ses effets sanctifia tns (xaô'
aYiaa[jL6v, ou xa9' àytadTtx^v Suva[itv), ainsi que le distingue si
bien le Père Passaglia dans ses cahiers.
324 , RAPPORTS DE LA RAISON
Ihétique comme est Tétat de pure nature. Ces
deux états n'ont jamais existé.. Le ppemier
homme fut créé dans un état de justice et de
sainteté surnaturelle, en môme temps que dans
cet état de pleine perfection naturelle, qui
exclut l'ignorance, la concupiscence, la douleur
et la mort, et qui implique un don surnaturel.
Quoi qu'il en soit, ce que nous voulons
affirmer c'est que, dans tous les cas, la perfection
de l'homme n'est possible que par un don
surnaturel de la bonté et de la puissance infinie
de Dieu.
Il nous resterait à comprendre comment
riiomme peut, par Dieu, ce qu'il ne peut pas
par lui-même; comment, dans l'ordre intellec-
tuel, l'homme peut connaître, par Dieu, toute
vérité de Tordre naturel, toute la première
région de l'intelligible, et entrer dans la
seconde qui est, en elle-même, surnaturelle.
C'est le mystère de l'amour divin, le mystère
de l'union.
Nous voyons bien, dans le monde des corps,
la merveille de la greffe, c'est-à-dire une racine
qui porte, par un germe surajouté, des fruits
qui ne sont pas les siens et qui sont d'une
nature supérieure à la sienne.
ET DE LA FOI ^325
Nous voyons, comme Ta remarqué Leibniz,
en parlant de ce que la révélation ajoute à la
raison, nous voyons l'œil humain, instrument
de la vue, acquérir, par la puissance que d'autres
iostruments lui surajoutent, une vue trois mille
fois plus forte que sa vue naturelle.
Nous voyons en géométrie cette série con-
vergente dont on démontre qu'elle ne peut
pas, en se développant,, atteindre son intégrité :
et pourtant, si l'hypothèse de l'infini vient à
être introduite, ce qui ne se pouvait se peut.
Parvenir au plus haut degré de l'intelligible
divin, remarquons-le, à ce degré surnaturel,
c'est, comme l'enseigne la Théologie, parti-
ciper à la connaissance que Dieu a de lui-même.
Cette connaissance, par sa nature, dépasse
toute intelligence créée, et n'appartient qu'à
Dieu. Mais Dieu, qui la possède, nous donne
d'y atteindre par lui. Comment? Par union,
par amour. On n'en saurait dire davantage.
« Ce que Ton peut par ceux qu'on aime, dit
« saint Thomas d'Aquin à ce sujet, on le peut,
« en un sens, par soi-même. » Ce que je puis
par mon bien-aimé, dit l'amour, je le puis par
moi. Je sais parce que tu sais, et je vois parce
que tu vois. Ces enthousiasmes et ces délires de
II 19 ^
326 • RAPPORTS DE LA RAISON
la passion, Dieu tout-puissant, par son amour
immense, les réalise et les rend vrais, pour
les âmes qui lui sont unies.
Mais ce n'est pas ici proprement la question.
Ce que nous voulions démontrer, c'est la
rigueur géométrique de cette proposition de
saint Thomas d'Aquin : que la perfection de la
créature raisonnable ne dépend pas seulement
de ce qu'implique sa propre nature, mais encore
d*ûne certaine participation surnaturelle de la
bonté de Dieu.
III
Nous croyons avoir démontré cette assertion
mais sans en laisser voir encore toute la portée.
Saint Thomas d'Aquiii n'affirme pas seule-
ment que la perfection de la créature raison-
nable dépend d'un don surnaturel (xar oWav)
qui lui donne la perfection de sa nature propre;
il affirme encore et démontre que la créature
raisonnable n'atteint sa perfection dernière que
par cet autre don surnaturel (xaô* àytaafzcfv) qui
élève la nature humaine au-dessus d'elle-même
à la participation de la nature divine, par la
ET DE LA FOI 3*27
vue de l'essence de Dieu. Voici cet admirable
texte* :
« La dernière et parfaite béatitude de
«l'homme consiste dans la vue de l'essence
(' même de Dieu. C'est ce que deux considé-
« rations rendent évident. D'abord l'homme
< liltima et perfecta beatitudo nou potest esse nisi in
visioae divinae essentiae. Ad cujus evidentiam duo consi-
deranda sunt. Primo quidem quod homo non est perfecte
beatus quamdiu restât ei aliquid desiderandum et qua*-
rendum. Secundum est quod iinius cujusque potentiae per-
fectio attenditur secundum rationem sui objecti. Objectum
autem intellectus est quod quid est, id est essentia rei, ut
dicitur in 3 de Anima text. 26, unde in tantum procedit
perfectio intellectus, in quantum cognoscit essentiam ali-
cujus rei. Si ergo intellectus aliquis cognoscat essentiam
alicujus effectus, per quam non possit cognosci essentia
causas, ut scilicet sciatur de causa quid est, non dicitur
intellectus attingere ad causam simpliciter; quamvis per
eCectum cognoscere possit de causa an sit. Et ideo remanet
uaturaliter homini desiderium, cum cognoscit effectum,
et scit eum habere causam, ut etiam sciât de causa quid
est; et illud desiderium est admirationis, et causât inqui-
sitionem, ut dicitur in princîpio Meiaph. cap. ii, nec ista
inquisitio quiescit, quousque perveniat ad cognoscendum
essentiam causas. — Si igitur intellectus humanus cognos-
cens essentiam alicujus effectus creati non cognoscat de
Dec nisi an est^ nondum perfectio ejus attingit simpliciter
ad causam primam, sed remanet ei adhuc naturale desi-'
derium inquirendi causam, unde nondum est perfecte
beatus. Ad perfectam igitur beatitudinem requiritur quod
intellectus pertingat ad ipsam essentiam primœ causaB. 1**
2'*, q. III, art. 8.
616 KAl»l»OKTS DE LA RAISON
(( n'est jamais parfaitement heureux, tant qu il
(( lui reste quelque chose à désirer et à cher-
(( cher. En second lieu la perfection de chacune
« de nos puissances dépend de son rapport à
a son objet.
« Or, l'objet de Tintelligence c'est ce qui
« est, cesl l'essence même des choses, dit Aris-
« tote. D'oîi il suit que le progrès intellecluel
« consiste à voir l'essence des choses. Si donc
a l'esprit connaît l'essence de quelque effet qui
« ne lui révèle pas l'essence, mais seulement
« l'existence de sa cause, on ne peut pas dire
a que cet esprit ait atteint cette cause, quoiqu'il
« sache qu'elle existe; donc, quand l'homme
« connaît un effet et sait qu'il a une cause, son
« désir naturel est de savoir aussi ce qu'est
« cette cause; et ce désir, mêlé d*admiration,
(* pousse à la recherche, et cette recherche ne
« s'arrête qu'à la vue de l'essence. Si donc l'es-
« prit humain connaît l'essence de quelque effet
« créé et ne sait rien de Dieu, sinon qu'il est,
« on ne peut dire que l'esprit ait saisi la cause
« première, mats il lui reste le naturel désir de
« la chercher y et il n'a pas encore sa perfection
« ni sa béatitude. Donc, pour la parfaite béati-
« tude de Thorame, il faut que son intelligence
ET DE LA FOI 329
» atteigne l'esseDce même de la caase pre-
» mière, et cette intelligence n'anra sa perfec-
n tion que dans l'union à Dieu, son souverain
« objet et souveraine béatitude de l'homme. •
Saint Thomas insiste partout sur ce point ^;
dans la Somme philosophique il consacre de
loDgs chapitres à établir ' : « que la connais-
«sance naturelle de Dieu ne satisfait pas le
« désir naturel des âmes ; mais qu'au contraire
« cette connaissance les excite à désirer la vue
« de la substance de Dieu. Connaître à fond,
« dit saint Thomas, c'est connaître d'une chose
« ce qu'elle est. Notre naturel désir de con-
•
* Notamment 1'. q. xir, 1 corp. — 3*. q. ix, ii corp. et
ad 3™.
3 Quod in naturali cognitione quam habent substantiœ
soparatae de Deo non quescit eorum naturale desiderium,
sed incitatur magis ad divinam substai^tiam videndam. —
PrîPcipuiim in cognitione alicujus rei est scire de ea quid
est... Non igitur quietatur naturale sciendi desiderium in
cognitione Dei qua scitur de ipso solum quia est... Nos
autem quantumcumque sciamus Deum esse, non quies-
cimus desiderio, sed adhuc desideramus Deum per essen-
tiam suam cognoscere. (Titre du chap. l.)
Omnis inlellectus naturaliter desiderat divin hb substantias
visionem. Naturale autem desiderium non potest esseinane.
Quilibet igitur intellectus creatus potest pervenire addivina»
substantiœ visionem. (Gap. lvii.)
Nulla creata substantia potest sua naturali virtute perve-
nire ad videndum Deum per essentiam. (Titre du ch. mi.)
/
\ 1
330 RAPPORTS OE LA RAISON
« naître n'est donc pas satisfait quand nous
a savons seulement que Dieu est. Nous avons
« beau savoir qu'il est, notre désir ne s'arrête
« pas, mais nous voulons encore connaître Dieu
(( par son essence. Toute intelligence désire
a naturellement la vision de la substance di-
« vine. Or il est impossible que ce naturel désir
« soit vain. Donc toute intelligence créée peut
« parvenir à la vue de l'essence divine. Seule-
(i ment nul être créé ne peut, par ses forces
« naturelles, parvenir à cette vision de Dieu. »
Ce qui veut dire que l'homme voit de ses
yeux, directement, en face de lui^ le monde, la
création. II. veut voir de la même manière.
Dieu même, l'être de Dieu, l'essence de Dieu.
Maintenant il sait que Dieu est ; il le sait avec
certitude; mais il veut voir celui dont il sait
l'existence. Savoir que Dieu est parce que le
monde est, c'est le premier degré de la lu-
mière intelligible, c'est la vue de la lumière
naturelle reflétée par la création. Quand Thomme
verra la source même de cette lumière, Dieu
lui-même, ce sera le second degré, celui delà
vision surnaturelle.
C'est ce que l'homme désire et cherche. Car
sans cela il ne peut être souverainement heu-
ET DE LÀ FOI 331
reux. Donc, selon saint Thomas d'Aqûin, la
raison naturelle est une force qui, par regret et
privation, cherche la lumière surnaturelle,
quoiqu'elle ne puisse la concevoir. Le premier
degré de Tintelligible divin appelle l'autre.
La raison, par la lumière naturelle, démontre
qu'il lui faut une autre lumière : la raison ap-
pelle la révélation ; l'intelligence cherche la foi.
Je sais bien qu'ailleurs saint Thomas d'Aquin
semble dire le contraire. Dans son Traité de la
Vérité il s'exprime ainsi : « Le souverain bien
« de l'homme, ce bien qui meut sa volonté
« comme fin dernière est double. Il y a le bien
« qui est proportionné à la nature humaine,
« et que les forces de la nature suffisent pour
« obtenir. C'est la félicité soit contemplative,
« soit active, qui consiste dans l'exercice de la
A sagesse humaine et la pratique des vertus
« morales dont parlent les Philosophes. Mais il y
« a, pour l'homme, un autre bien qui dépasse
« toutes les proportions de la nature humaine,
« et que les forces naturelles ne suffisent point
« à obtenir, ni même à concevoir ou a désirer.
« Et ce bien, é'est la vie éternelle K »
^ Est autem duplex homiuis bonum ultimum, quod
primo voluntatem movet quasi ultimus finis. Quorum
3.12 RAPPOUTS DE LA UAISON
Ainsi dans la Somme théologique et dans la
Somme philosophique, saint Thomas parle du
désir naturel (naturale desiderium) qu'a Thomme
de voir l'essence de Dieu, ce qui est le souve-
rain bien de l'homme, et, dans cet 0|)uscule,
il nie que l'âme, par ses seules forces naturelles,
puisse concevoir et désirer le souverain bien.
Mais la contradiction n'est qu'apparente, et
ces deux points de vue de saint Thomas expli-
quent la discussion théologique qui s'est élevée
sur ce sujet, et que décide la Bulle Auctorem
fidei. Ce double point de vue répond à cette
distinction si claire que saint Thomas reproduit
sans cesse : la raison naturelle peut conndtre
de Dieu qu*il est, fion ce qu'il est.
La raison naturelle peut dire : Je sais qu'il est
sans savoir ce quil est. Je ne connais pas son
essence. Je ne la vois pas. Cette vue me
manque. Je conçois qu'on l'obtienne. Je vou-
unam est proportionatum naturae humanae, quia ad ipsuiii
obtinendum vires naturales sufficiunt. Et hœc est félicitas
de qua Phiiosophi locuti sunt... Aliud est bonum hominis
naturae humanœ proportionera excedens, qûia ad ipsum
obtinendum vires naturales non sufficiunt, nec ad cogi-
tandum oel desiderandum, sed ex sola divina liberalitate
homini repromittitur, et hoc est vita œterna. {Verit. xiv.
art. 21.)
ET DE LA FOI 333
drais Tobtenir. Voilà ce désir naturel dont
parle saint Thomas dans la Somme, désir qui
non-seulement est inefficace, comme l'a re-
marqué Billuard, mais que nous disons en outre
indirect, négatif et sans rapport substantiel avec
son objet. Quant à l'autre espèce de désir, qui
conçoit l'objet, qui naît dans l'âme sous l'attrait
réel du désirable et de Tintelligible surnaturel,
ce désir évidemment dépasse les forces de la
nature. Il y a entre ces deux espèces de désirs,
dont Tun est le désir par privation, et l'autre le
désir par commencement de possession, il y a
toute la différence de la réalité à l'ombre, du
plein au vide, du positif au négatif.
11 y a entre ces deux degrés du désir les
différences qu'y met le Psalmiste en ces mots :
« J'ai désiré le vrai désir de la justice »
(concupivit anima mea desiderare justificationes
tuas) : c'est la nature désirant, d'un désir natu-
rel, le désir surnaturel de la grâce, comme l'a
dit saint Ambroise*.
Cette distinction nous semble clairement éta-
blie par la Bulle Auctorem fidei. Le conciliabule
^ In Ps, cxviii, V. 20. Goncupiscimus desitlerare, quod
non sit potestatis nostrœ desiderium, sed gratiœ Dei.
II ^9.
334 RAPPORTS DE LA RAISON
janséniste de Pistoie avait posé que Thomme,
livré à sa propre lumière (relictUs fyropriis lumi-
nibus)^ pouvait se mouvoir et s'élever jusqu'au
désir de la lumière d'en haut {moveret %e ad
desiderandum auxilium mperiaris luminis). La
Bulle décide que cette doctrine, entendue dans
le sens d'un désir qui tendrait au salut éternel
(intellecta de desiderio adjutorii superioris lumim
in ordine ad salulem promissam per Ckristum), est
suspecte, et favorable à l'hérésie semi-péla-
gienne. Rien de plus manifeste. Le désir ten-
dant au salut éternel, c'est-à-dire le désir salu-
taire, efficace, surnaturel de la vie éternelle, est
hors de proportion avec toutes les lumières et
toutes les forces naturelles. C'est en ce sens,
qui est celui du Concile de Pistoie, que la
Bulle condamne l'assertion; mais elle énonce
formellement que la doctrine n'est condamnée
qu'en ce sens (intellecta de...). Elle réserve
donc un autre sens; et ce sens ne saurait être
que celui de saint Thomas d'Aquin, dans ses
deux Sommes, lesquelles assurément n'ont été
condamnées sur aucun point par la Bulle Auc-
torem fidei.
D'oti il résulte que s'il est certain, s'il est
enseigné par la foi que la vision de Dieu est
ET DE Lk FOI 335
purement surnaturelle, et qu'on ne peut y par-
venir, ni la désirer comnie il faut, efficacement,
que par un don surnaturel, cependant nous
pouvons soutenir, avec le Docteur angélique,
que la créature raisonnable, créée pour la vi-
sion de Dieu, en a le désir naturel tel que nous
l'avons défini. Oui, Tintelligence de l'homme
veut voir Dieu, non pas seulement dans un
miroir, mais en face et directement; notre
nature désire les deux degrés de l'intelligible
divin, et l'on peut dire de la saine raison
qu'elle est une force qui cherche la foi *.
* Voir la note A à la fin du volume.
CHAPITRE V
SUITE DES RAPPORTS DE LA RAISON ET DE LA FOI
I
Nous avons vu ce qu'est la saine raison et ce
qu'elle peut.
Elle peut trouver et démontrer l'existence de
Dieu. Puis elle peut démontrer la possibilité, la
nécessité d'une lumière révélée, c'est-à-dire
la nécessité de voir Dieu, l'essence de Dieu,
pour arriver à la perfection dernière, à la sou-
veraine béatitude.
Mais comment l'âme passe-t-elle de l'une à
l'autre ? comment l'intelligence, établie dans la
saine raison et dans la lumière naturelle, ar-
rive-t-elle à la foi, à la lumière surnaturelle?
Nous en avons déjà dit quelque chose, en citant
l'admirable page où Fénelon parle des moyens
RAPPORTS DE LA RAISON ET DE LA FOI 337
de passer peu à peu de la raison jusqu'à la foi.
Mais c'est ce qu'il împorle de développer
davantage.
Quand Fénelon nous dit : « Dieu mêle le
« commencement du don surnaturel aux restes
« de la bonne nature, » et ce germe se déve*
loppe peu à peu, si notre esprit répond avec
fidélité aux secours qu'il reçoit ; il y a dans ce
mot une image empruntée, il est vrai, à TÉvan-
gile, qui compare le royaume de Dieu au fer-
ment mêlé à la masse : mais cette image
demande à être traduite ici en langue philoso-
phique.
Saint Thomas d'Aquin et saint Augustin
réunis nous semblent donner cette traduction.
Saint Thomas appelle la lumière de la raison
« une lumière intérieurement donnée de Dieu,
« dans laquelle Dieu nous parle ^; » et saint
Augustin dit : « Que Téternelle sagesse, prin-
« cipe de la créature raisonnable, ne cesse en
« aucune sorte de lui parler, afin de la con-
« vertir ^. » Le rapprochement de ces deux
* Quod aliquid per certitudinem sciatur est ex lumine
rationis diviniius indito, quo in nobis loquitur Deus. (Vérité q. ii,
art. 1.)
^ Principium creaturœ intellectualis, aeterna sapleqtia,..
338 RAPPORTS DE LA RAISON
textes explique toute la pensée de Fénelon.
Les deux Docteurs pris ensemble affirmect
que Dieu ne cesse de parler à la créature rai-
sonnable, tant par la lumière naturelle que par
la lumière surnaturelle; et ils montrent ce qui
résulte de cette continuelle allocution du Verbe
à rame.
*
Dieu ne cesse de parler à la créature raison-
nable : c'est là d'abord la source de la raison.
Mais pourquoi Dieu parle-t-il? Afin que la
créature raisonnable se convertisse à Celui dont
elle est. Cette intention de ramener à lui la
créature, c'est la grâce, qui cherche à provo-
quer la conversion de Tâme, c'est-à-dire son
passage de la vie naturelle à la vie éternelle,
surnaturelle •
Pendant que la raison parle, et que la lu-
mière naturelle proprement dite se montre, la
grâce parle en même temps, la lumière surna-
turelle est déjà là, comme Dieu même, aveë
Dieu même qui l'offre. C'est là la double
parole, naturelle et surnaturelle, que l'éternelle
Sagesse ne cesse d'adresser à la créature raison-
nuUo modo cessât occulta iaspiratioae vocationis loqui ei
creaturaB oui principium est, ut convertatur ad id ex quo
est. (ni, 406. c.)
ET DE LA FOI 339
nable. Le Verbe de Diea parle toujours, pour
donner Tiine et l'autre lumière. L'une est néces-
sairement reçue dès qu'on est raisonnable,
mais l'autre est reçue librement, quand l'âme
n'y oppose point d'obstacle.
« Nous l'avons démontré, dit Suarez, la grâce
« excitatrice, nécessaire au salut, est, par une
« loi générale, promise à tous, offerte à tous,
« par Jésus-Christ, non pas absolument, mais
a sous une condition, qui dépend de l'homme.
« Cette condition n'est ni un mérite de notre
« part, ni une disposition proportionnée d'une
« manière quelconque au don de la grâce sur-
« naturelle. Ce ne peut donc être que l'unique
« condition de n'y pas mettre obstacle. On n'en
ft saurait concevoir d'autre. Car si, d'ordinaire,
« l'acte moral est nécessaire, cet acte moral
« n'ayant aucune proportion à la grâce, ne
« saurait être nécessaire que pour enlever
« l'obstacle du péché : il est utile pour ôter
« les dispositions vicieuses qui rendent l'homme
« plus inhabile à recevoir la grâce. On com-
« prend facilement cette doctrine. Supposez
' « un adulte absolument privé de cette grâce
«intérieure, excitatrice; cette privation ne
« peut venir primitivement de Dieu, qui désire
340 RAPPORTS DE L.\ RAISON
« souveraÎDement donner la grâce à tous. La
« cause est donc dans l'homme. Mais quelle
« est-elle? Est-ce que cet homme ne mé-
« rite pas la grâce ou ne s'y prépare pas
«par les œuvres? Non, puisqu'il n'y a de
<* mérites, ni d'actes préparatoires et propor-
(( tionnés à la grâce, qu'après une première
« grâce. 11 n'y a donc qu'une cause possible à
« la privation de toute grâce, c'est que l'homme
(( oppose un obstacle à la grâce qui se donne. La
(î condition de la grâce de Dieu est donc celle-
« ci : ne lui point opposer d'obstacle *. » Ainsi
la grâce est présente comme Dieu qui est pré-
sent à tout, et qui désire souverainement donner
sa grâce à tous. Dieu ne cesse de parler à la
créature raisonnable : c'est le don naturel tou-
jours reçu. Il lui parle pour qu'elle se convertisse :
c'est l'intention divine surnaturelle; c'est la
grâce qui s'offre. Est-elle reçue? Est-elle en
nous? N'y est-elle pas? Elle est reçue, elle est
^ Ostendimus excitantem gratiam necessariam ad salutem
generali lege omnibus esse per Ghristum oblatam et pro-
mîssam, non absolu te, sed sub aliqua conditione ab ipso
homine pendente. Haec autem conditio non est meritum •
aliquod vel dispositio proportionata supernaturali gratiae;
ergo tantum esse potest conditio non ponendi obicem.
(Tract, de divin, Grat., pars ii, lib IV, cap. xv.)
ET DE LA FOI M
en nous dès qu'on enlève l'obstacle. Quel est
lobstacle? C'est le vice : c'est cette dépravation
qui, comprenant la parole naturelle du Verbe
dans la conscience et la raison, ne lui obéit pas
par la pratique et par la vie. Dieu verserait dans
l'âme le don surnaturel toujours offert, si Tâme
voulait lui obéir et l'écouter dans Tordre na*
turel.
Le Dieu unique et simple, le souverain Bien
absolu, est présent. Il parle toujours à l'âme,
ce qui la vivifie dans l'ordre naturel, et ce qui
la vivifierait dans l'ordre surnaturel, si Tâme
se convertissait. Cette conversion. Dieu la
provoque toujours en ne cessant de parler par
la nature et par la grâce. Le même Dieu simple,
qui est la vie de l'âme dans l'ordre naturel,
devient sa vie surnaturelle dès qu'elle cesse
d'opposer l'obstacle à la continuelle inspiration
qui travaille à la convertir.
L'âme, dans son état naturel, se regarde
elle-même, et elle voit la lumière de Dieu dans
ce miroir qui est elle-même, et cette lumière
est sa raison. Qu'elle se retourne, sous la grâce
prévenante de Dieu; qu'elle aille d'elle à Dieu :
ces mêmes rayons qu'elle voyait réfléchis et
obliques dans le miroir, elle les voit dans
342 RAPPORTS DE LÀ RAISON
le sens où ils viennent, et son regard les suit
jusqu'à leur source; et ce regard est la vision
de Dieu, quand Tûeil sait voir, ce qui n'arrive
qu'après notre voyage terrestre; il est la foi,
aussi obscure que l'on voudra, quand l'œil de
rame n'est pas encore formé à la lumière
surnaturelle et s'en croit aveuglé.
Ce qui ne veut pas dire que Dieu rayonne
toujours et uniformément sa lumière et ses
dons, comme le soleil, et que chacun en fait
simplement ce qu'il veut. La comparaison serait
indigne de Dieu. Si Dieu n'était qu'un soleil
impassible, il ne serait qu'un élément, et non
le maître libre et tout-puissant des créatures,
le Père des hommes, plein de sagesse et pleir*
d'amour.
L'éternel soleil de justice n'est pas un soleil
impassible. N'avons-nous pas dit oi-dessus,
en touchant cette comparaison, que l'étoile
même scintille, et que la lumière sidérale a
ses mouvements et ses élans? Or la sagesse de
Dieu, sa bonté, son amour, ont infiniment plus
d'éléments, plus de mouvements vers l'âme
pour la sauver et l'élever, que n'en a le ciel
des étoiles pour provoquer et relever notre
regard. La lumière de Dieu, qu'on l'aperçoive
£T DE LA FOI 343
directement ou indirectement, qu'elle soit sur-
naturelle ou naturelle, scintille toujours, se
voile, se montre, redouble, s'efface, redouble
encore, et cela selon les calculs infinis d'un
amour infini, d'une sagesse infinie, diversement
appliquée à chaque âme et à chaque moment
de chaque âme, pour tout sauver. •
Dieu ne montre sa lumière naturelle dans le
miroir de l'âme que pour engager l'âme à se
retourner, et à le regarder lui-même qui est
surnaturel, et cette intention est déjà la grâce.
C'est le mot de saint Augustin que je ne cesse
de répéter : « La Sagesse éternelle ne cesse pas
« de parler à la créature raisonnable pour qu'elle
« se convertisse à Celui dont elle est. »
H
Saint Augustin développe merveilleusement
ailleurs la différence des deux lumières et le
rapport et le passage de l'une à l'autre, lorsqu'il
parle du double regard que la créature jette
sur elle-même, ou jette sur Dieu; lorsqu'il
appelle un crépuscule du soir le regard que
la créature jette sur elle-même, et un matin cet
3i4 RAPPORTS DE LA RAISON
autre regard qu'elle jette directement sur Dieu.
« Après les ténèbres, dît-il, vient le matin; après
« la vue qu'elle a prise de sa propre nature qui
« n'est pas Dieu, elle passe à louer la lumière qui
M est Dieu, dont la contemplation la développe *.
« Quand la Genèse nous parle de ce soir et de
* Ita et post vesperam fiât mane, eu m post cognitionem
suœ propriîB naturœ, qua non est quod Deus, refert se
ad laudandam lucem, quod ipse Deus est, cujus contem-
platione formatur. Ut vespera primî diei sit etiam sui
cognitio, non se esse quod Deus est, mane autem post
hanc vesperam, quo concluditur dies unus, et inchoatur
secundus, conversio sit ejus, qua id quod creata est, ad
laudem référât Greatoris. — Deinde fifvespera illius lucis,
cum ipsum firmamentum, non in Verbo Dei sicut an te,
sed in ipsa ejus natura cognoscit... In quo itidem mane
conversio est lucis hujus, id est diei hujus ad laudandum
Deum, quod operatus sit firmamentum, et percipiendam
de Verbo ejus cognitionem creaturœ. Multum quippe inte-
rest inter cognitionem rei cujusque in Verbo Dei, et cogni-
tionem ejus in natura ejus; ut illud merito ad diem per-
tineat, hoc ad vesperam. In comparatione enim lucis illius
quse in Verbo Dei conspicitur, omnis cognitio qua crca-
turam quamlibet in se ipsa novimus, non immerito nox
diei potest : qu» rursus tantum differt ab errore vel igno-
rantia eorum qui née ipsam creaturam sciunt; ut in ejus
comparatione non incongrue dicatur dies. Sicut ipsa vita
fidelium quae in bac carne atque in hoc sœculo dicitur, in
comparatione vitaî infidelis atque impia3 non irrationa-
biliter lux et dies appeliatur, dicente Apostolo : Fuistis
aliquando tenehrœ, nunc autem lux in Domino. {De Genesi
ad litteram, lih. IV, c xxii et xxiii )
ET DE LA fUl 3i5
<i çe matin qui se succèdent, le soir c'est la
« connaissance que la créature prend d'elle-
« même, et par laquelle elle voit qu'elle n'est
(f pas Dieu ; mais le matin, qui succède à ce soir,
« et qui commence le jour suivant, est la con«-
« version par laquelle la créature rapporte sa
« création à la louange du Créateur. Le crépus-
« cule revient lorsque l'esprit regarde la créa-
« tion, non plus comme auparavant dans le
« Verbe, mais bien dans la création même; puis
« le matin, lorsque l'esprit se tourne encore
« à louer Dieu et à chercher dans le Verbe même
«une connaissance nouvelle. Oui, continue
« saint Augustin, la différence est essenlielle
« entre la connaissance d'un être dans le Verbe
« de Dieu, et la connaissance de cet être dans
«sa nature propre; la première est vraiment
« un jour et l'autre un crépuscule. Comparée
« à cette vive lumière que l'on peut voir dans
« le Verbe lui-même, toute connaissance par
« laquelle nous ne voyons une créature qu'en
«elle, peut réellement s'appeler nuit; quoique
« cette nuit elle-même, comparée aux ténèbres
« et à l'ignorance pure de ceux qui ne savent
« pas la créature elle-même, puisse, à son tour,
« se dire lumière. C'est ainsi que la vie de
3^i6 HAPPOilTS DÉ LA RAISON
« Tânie qui a la foî, quoique encore dans le
« le siècle et la chair, comparée à la vie sans
c foi et sans piété, peut, à bon droit, se dire
« lumière et jour, selon la parole de l'Apôtre :
« Vous étiez ténèbres d'abord, et maintenant
«< vous êtes lumière en Dieu. »
Et ici saint Augustin déploie les profondeurs
de son génie, lorsqu'il montre que, dans l'éter-
nelle patrie, les deux lumières subsisteront*.
M Voir immuablement les raisons éternelles
« des créatures dans l'immuable lumière du
« Verbe, puis les créatures en elles-mêmes*,
« puis rapporter à la gloire de Dieu cette
« connaissance de la création , n'est-ce pas là
«le matin, lé soir, le jour? En ce sens, qui
< Primo rationes creaturarum incommutabiliter in Verhi
Dei incommutabili veritate ac deinde ipsas creaturas, et
tertio ea^um etiam in seipsis cognitionem ad laudem
referre Greatoris; sed eorum mentem mirabili facilitate
haec omnia simul posse. Numquid tamen dicet, aut si
quisquam dixerit audiendus est, illam cœlestem in Ange*
lorum millibus civitatem, aut non contempiari Greatoris
œternitatem, aut mutabilitatem ignorare creaturae, aut ex
ejuB quoque inferiore quadam cognitione non laudare Grea-
torem. — Simul ergo habent ot diem et vesperam et.mane...
Ubi semper est dies in contemplatione incommutabilis
reritatis, semper vespera in cognitione in seipsa creaturœ,
Bemper mane etiam ex hac cognitione in laude Greatoris.
[De Genesi ad litteram, lib. IV, cap. xxix et xxx.)
ET DE LA FOI 347
« oserait dire que la cité céleste, ou ne con-
« temple point l'éternité du Créateur, ou bien
« ignore cette mobile création, ou ne sait pas
«louer le Créateur dans cette connaissance
n secondaire? Le jour, le crépuscule, le malin,
« tout y subsiste ensemble. Oui, dans cette
« patrie des esprits, il y a toujours et en même
« temps la lumière ^du jour, du jour sans fin
« dans la contemplation de l'immuable vérité !
« la lumière du soir dans la vue de la création
«en elle-même; et la lumière du matin, et
*»,un matin perpétuel dans le retour de cette
« connaissance inférieure vers Dieu pour le
« louer. »
Voilà donc toute la théorie de la lumière, ou,
8Î Ton veut, des deux lumières et de leur rap-
port. L*esprit, s'il se regparde lui-môme ou bien
la création, n'aperçoit la lumière que mêlée
â*ombres, lumière du soir, lumière de la raison,
purement naturelle. S'il regarde Dieu en lui-
même, c'est le jour plein; et s'il regarde la
création pour relever aussitôt le regard vers
Dieu en le remerciant de son œuvre, c'est le
matin qui commence le jour ; c*est la raison cher-
chant une lumière autre et meilleure qu'elle-
même; c'est la raison recevant j par la grâce
3i8 KAI'rOUTS Dt LA RAISON
de Dieu, la foi, cet essai de vision, pour arriver
à la pleine vision.
Je ne conçois pas qu'un esprit attentif, en
face de ces données de la plus haute raison et
de la grande et sainte tradition catholique, un
esprit sachant Thistoire des luttes, des mé-
comptes ou des gloires, des étranges et conti-
nuels mouvements de la pensée des hommes,
et connaissant surtout sa propre histoire et
celles de ses pensées si variables, si incertaines,
qui défaillent, qui se relèvent, qui ne cessent
de chercher le plein jour, qui souvent croient
tenir le matin, mais ne tiennent qu'une lumière
décroissante, pâlissante, bientôt effacée dans
la nuit; je ne conçois pas, dis-je, qu'un tel
esprit, méditant ces données aussi philosophi-
ques qu'elles sont chrétiennes, ne sache enfin
y découvrir sa loi, sa règle et la théorie véritable
de la lumière, telle que le Christ Ta fait con-
naître.
Les hommes n'observeront-ils jamais leur
âme, et ne comprendront-ils jamais les condi-
tions pratiques de la lumière? Ne verront-ils
pas en eux-mêmes cette lutte des ténèbres et
de la lumière dont au fond ils sont les ai'bitres?
Ne verront-ils donc pas pourquoi ces commen-
ET DJ!) LA FOI 349
céments de clarté matinale ne vont pas au jour
plein et tournent bientôt au soir, et pourquoi
les ombres du soir vont si vite aux ténèbres?
Pourqaoi ces longs sommeils de Tâme pendant
lesquels il n'y a plus aucun soupçon du jour?
Pourquoi, de loin en loin, ces tentatives et ces
amorces de lumières gui viennent en nous sans
nous? Est-il si difficile de conclure de ces iaits
qu'il y a une lumière gui n'est pas nous, et
que si elle nous parait mobile, voilée, intermit-
tente à notre égard, c*est gue nous sommes
variables nous-mêmes, mobiles, voilés en sa
présence : comme on sait aujourd'hui que ce
n'est pas le Soleil gui tourne, mais bien la Terre
qui court et passe, se voile et se détourne,
pendant que le soleil demeure toujours immo-
bile et radieux?
Qu'on veuille bien ne pas voir ici de vaines
phrases, mais de très-pratiques conclusions;
et puisse l'âme saine, qui lira ces pages, y
trouver, en méditant les saints Docteurs que
nous citons, des clartés efficaces et des principes
certains pour avancer dans l'une ou l'autre
de ces deux voies, ou successivement dans les
deux : l'intelligence cherchant la foi, la foi
cherchant l'intelligence !
n 20
350 RAPPORTS DE LA RAISON
Reprenons ce qui vient d'être dit pour
rentrer en nous-mêmes, descendre dans notre
âme en présence de ces vérités, afin de juger
notre vie intellectuelle et de régler pour Tavenip
sa direction.
Je ne suis pas la source de la lumière qui
est en moi; cette source, c'est Celui qui est
lumineux par lui-même; mais la cause des
vicissitudes et des intermittences, des décrois-
sances et des obscurités, c'est moi.
Il y a donc un obstacle en moi; il y a donc
une lutte à entreprendre : car je suis fait pour
la lumière, j'y dois venir, et je la veux.
Mais le premier obstacle évidemment, c'est
que je ne la veux pas assez. Je sens bieo
quelque attrait vers elle ; mais c'est son attrait
continu, qui est de son côté, non pas du mien.
Moi, je recherche peu cet attrait; je n'y ajoute
point toutes mes forces* et il est comme înactif
de mon côté.
Tel est l'inévitable confession de tout esprit
sincère.
Eh bien I la réponse active à l'attrait, c'est^
à^dire la prière vers Celui qui attire, voilà le
point de départ d'une vie plus lumineuse. La
possibilité de la prière, la grâce de la prière
ET DE LÀ FOI 351
est toujours offerte ; et cette grâce qui attire est
aussi continue que l'attraction physique parmi
les astres.
Unir notre force à cet attrait divin, c'est le
premier effort vers la sagesse.
Mais pourquoi toute lumière, dans Tétat
habituel de mon âme comme dans l'état de la
plupart des âmes, même lorsque j'ai prié, est-
elle lumière du soir, c'est-à-dire défaillante
et tournant à la nuit?
Parce que vous ne la regardez, selon la
remarque de saint Augustin, que dans les créa-
tures ou en vous-mêmes; la pente vers vous, la
pente vers les créatures inférieures vous tient
le regard abaissé : chaque donnée lumineuse
du rayon qni revient par intervalleê, comme
s'expriment les mystiques, n'étant jamais appli-
quée par vous qu'aux créatures ou à vous-même,
y trouve bientôt son épuisement et sa nuit.
Savez-vous ce que serait cette donnée lumi-
neuse, si l'on parvenait à la voir sans cette pente
d amour étroit pour les créatures et pour soi?
Elle serait matinale et croissante.
Ainsi l'obstacle à vaincre, c'est la pente vers
les créatures. 11 le faut vaincre pour que Dieu
ne soit plus empêché de vous tourner vers lui,
:J6Î RAPPORTS DE LA RAISON
lai qai ne cesse de vous parler pour opérer ce
divin retour.
Aidé de Dieu qai nous prévient par les
inspirations de la conscience, et en outre par
les accès que sa bonté imprime de temps en
temps à la lumière de la raison afin de vous
réveiller; pressé de plus par l'offre perpétuelle
de la grâce, qui est la présence de Dieu même
voulant vous convertir ; porté par tant de
forces, il faut agir, il faut détruire l'obstacle.
Dieu alors vous convertira, et vous irez de la
lumière naturelle à la lumière surnaturelle.
Quand une &me, par la grâce de Dieu, en est
là, elle se retourne en effet vers Dieu. Une
horreur profonde du passé, une douleur d*en-
fantement, un grand espoir dans l'avenir divin,
s'emparent du cœur; l'amour surnaturel de
Dieu s'y verse et la transformation s'opère. Une
nouvelle série d'œuvres, de sacrifices, de tra-
vaux et d'efforts qui vont à Dieu, élèvent Tâoie
de clartés en clartés dans la lumière croissante ^
^ Primum itaque Dei misericordia nos prœvenit, cordaque
nostra ad se convertit. — Deinde hoc lumine iUustrati, per
fidem animo ad Deum tendimus. — Prœterea motus
timoris consequitur... Sicut quœ concepit, cum appropin-
quaverit ad partum, dolens clamât in doloribus suis. —
ET DE LA FOI 35H
Alors les données lumineuses, les accès du
rayon divin sont lumière matinale et vont
au jour.
Mais je ne me suis pas fait comprendre;
il faut d'autres mots, et des apparences plus
nouvelles à ces antiques données de la sagesse ;
il faudrait inventer des formes pour saisir
l'attention qui glisse sur tous les mots et sur
tous les propos connus.
Croyez-vous à la pénétration mutuelle des
esprits? Croyez-vous qu'indépendamment de
la parole et de la voix, indépendamment des
distances, d'un bout du monde à l'autre, les
esprits influent Tun sur l'autre et se pénètrent?
Croyez-vous, comme le dit Fénelon, qu'en Dieu
les hommes se touchent? Croyez- vous qu'une
pensée, un mouvement, un amour, un élan vous
peut venir par influence secrète du cœur et de
l'esprit d'autrui? Ou plutôt ne savez- vous pas
que toute âme vit continuellement du mouve-
ment des autres âmes, et lutte, résiste, consent,
Hue deinde accedit spes... qua erecti vitam emendare
statuimus. — Prostremo charîtate corda nostra accenduntur.
— Hisce quasi gradibus ad hanc praestantissimam pœni-
tentias \irtutein pervenitur. [Caiech, Trident. , pars 11% de
Pœnitmt,, xi.)
II 20.
354 RAPPORTS DE LA RAISOK
s'accorde perpétuellement avec elles? Ne savez-
vous pas qu'une âme peut sentir en soi une
autre âme qui la touche? Si vous ne savez pas
cela, vous ignorez les choses quotidiennes de
la terre; comment alors comprendrez- vous les
choses du ciel? Si vous le savez, si vous croyez
à cette communication d'influences entre âmes
et entre esprits créés, à plus forte raison vous
devez y croire de Dieu à vous. Eh bien, oui, il
y a près de vous, en vous, plus profondément
que n'y peut pénétrer aucun esprit créé, et que
vous-même n'y pouvez pénétrer, il y a Dieu,
. son influence et sa présence, répandue dans
votre âme depuis sa racine et au dessous, jus-
qu'au bout de toutes ses puissances et au delà.
Et ce n'est pas seulement une force divine et
immense, au sein de laquelle vous êtes plongé,
c'est un esprit qui éclaire le vôtre, c'est un
cœur qui porte le vôtre.
Oui, il y a quelqu'un en vous outre vous
même. Vous n'êtes pas seul. Est*ce lui, est-ce
moi qui parle en moi? disait saint Augustin. 11
y a, dis-je, quelqu'un en vous, en ce moment,
qui vous regarde et qui vous aime. Vous le
sentez peu, vous le croyez peu, parce que toute
votre âme est ailleurs, plongée et entraînée
. ET DE LA FOI 355
dans d'autres joies, d'autres pensées, d'autres
avidités, d'autres amours. Faites-les taire, et
vous sentirez bientôt la présence et l'attrait de
Celui qui depuis longtemps vous parlait, vous
regardait et vous aimait. Vous sentirez alors et
verrez clairement en vous les deux directions
de la vie, et vous pourrez choisir; vous pourrez
tourner toute votre âme vers Celui qui vous a
aimé le premier, et dont la puissance infinie
peut produire la merveille du changement d'une
âme, et faire d'une âme une âme nouvelle, en
lui donnant le divin pouvoir de renaître à la res-
semblance du Bien-Aimé qui la pénètre et qui
l'inspire.
Gomprenez-donc comment le Christ a dit :
« Je suis le principe de toutes choses, moi qui
« parle en vous; » et comment saint Jean-Bap-
tiste disait : « Il se tient au milieu de vous, Lui
« que vous ne connaissez pas. » Et comprenez
cet admirable commentaire de Thomassin qui
nous montre le passage de l'une des deux lu-
mières à l'autre, et de la raison à la foi, par
celui qui est le principe de la raison et de la foi :
« Il est au milieu de vous. Celui que vous ne
« connaissez pas, dit l'Évangile. Voilà comment
« nulle âme ne naît sans Jésus-Christ. Voilà
356 RAPPORTS DE LA RAISON
« comment le Christ se révèle en nous, plutôt
a en nous qu'à nous, puisque c'est Lui dont la
« nature dépose en nous le germe, quand elle
« met en notre âme la semence de la loi éter-
« nelle. C'est ainsi qu'il occupe le milieu et le
« centre de chaque âme afin de les éclairer
« toutes. De sorte que ceux-là même que TEvan-
« gile et les prédications n'atteignent pas par le
ft dehors, ceux-là, le Christ les provoque et les
« sollicite au-dedans, le Christ, c'est-à-dire la
« Raison même, la loi éternelle, le germe inné
« de la vertu. Que ceux-là donc cultivent ce
« germe, qu'ils domptent le vice et tous ses
« amours adultères, et le Christ, grandissant
«dans leur sein, s'y déploiera dans toute la
« plénitude de la religion et de la foi ^ »
* Médius in vobis stat quem vos nescitis... En ut nemo
sine Ghristo nascitur; ut Chrùtus non tam nobis quam in
nobis revelatur, ut pote quem seminaliter in omulum
animis parturire natura occupant, quando divina legem
\irtutemque omnimodam inseminavit. En ut médius om-
nibus, intimusque insit, ut omnes plane illuminet, et illos
etiam, quibus fides per auditum et Evangelium non forin-
secut sonat, intrinsecus vellicet, sollicitetque Ghristus, id
est recta ratio, lex seterna, virtutum semen insitum; oui
si excolendo vacent, vitiaque et amorem terrse adulterinum
excidant, adolescet in sinu mentis Christus, et in omnem se
fidei et religionis plenitudinem explicabit. (De Incarnat. y 1. 1,
cap. u. — Cet admirable passage et ceux qui suiveut
ET bi Li r-.! zi:
Comprenez-Toas maintenant le passif de la
raison jnsqn'à la foi?
Thomassin revient partout snr ces capitales
vérités, « Le Christ, dît-il, est la Verin elle-même
« humainement développée. Ancnn homme ne
« naît sans le Christ, parce que nnl homme ne
« naît privé dn germe des vertus. Ainsi la
« connaissance de Jésos-Christ est conune ino-
calée à tons les hommes, parce que la nature
a travaille à faire connaître, à Taire aimer à tout
« esprit le bien et la loi étemelle. Pour croire
« au Christ, il ne faut pas se jeter hors de soi.
« maïs rentrer en soi-même, afin d'y chercher
demandent à être biea euteadus, et à n'être point détourné>
à un sens différent de celui qu'y attachait certainement
Thomassin. Dire que « la nature commence à enfanter en
nous le Christ, • est une expression qui, prise à la rigueur,
serait fausse. Ce n^st point la nature qui enfante en nous
Josus-Ghrist, c'est la grâce. Mais s'il est certain que Dieu
mêle le germe de grâce, le commencement du don surna-
turel aux restes de la bonne nature, comme le dit Fénelon:
s'il est vrai d'un autre côté que le même Verbe est à la fois
le principe de la lumière naturelle et de la lumière sur-
naturelle, et s'il offre sans cesse à l'âme l'une et l'autre, on
comprend que la nature, prévenue et aidée de la grâce,
prépare dans l'âme l'enfantement de Thomme nouveau, ou
plutôt que le Verbe lui-même, principe de la nature et de
la grâce, prépare dans l'âme ses voies par la grâce et par
la nature, et s'y développe quand l'âme n'y oppose poin(
(rol)staclos.
358 RAPPORTS DE LA RAISON
« Dieu et d'y trouver le Christ, déjà présent
« dans Dotre cœur et dans le souffle même de
« notre vie. Quiconque donc pratiqua une vertu
« comme étant la vertu, étincelle divine, éma-
« nation de la loi éternelle, et non comme une
« vaine fleur de gloire humaine, celui-là pra-
« tiqua Jésus-Christ, celui-là fut chrétien ^.
« Dès lors pour devenir chrétien il ne faut
(i pas s'en aller loin, mais bien se recueillir en
«soi; le royaume de Dieu est en nous, dit
(( Jésus-Christ, et quand un homme quelconque
« va trouver sa raisouy la soumet à l'éternelle
« raison, et soumet à l'une et à l'autre son
« corps, cet homme devient participant du
« Christ. C'est pourquoi saint Paul dit qu'il
* Gum ergo Ghristus virtus sit 'ipsamet, sed humanitus
explicata, hinc uemo sine Ghristo nascitur, quia nemo non
a natura ipsa virtutum seminibus dotatur. Hinc etiam
Ghristi notifia omnibus naturaliter anticipata est quodam-
modo, quia omnium animos natura ipsa occupavit infor-
mare cognitione amoreque virtutis, seu legis aBternae. Hinc
ut quisque credat Ghristo, non spargendus extra, sed retor-
quendus intra est, ut regnum Dei in seipso quaerat, ut
Ghristum in ore, in corde suo jam praesumptum videat.
Hinc quisquis virtutem quamcumque excoluit, si modo ut
virtutem, id est ut aeterno) legis rivulum, ut divinitatis
scintillam, non ut humanitatis gloriolam et inanem flos-
culum excoluit, Ghristum ille coluit, et vere Christianus
fuit. {De Incarnat., lib. I, cap. ix.)
ET DE LA FOI 359
« ne faut pas aller chercher le Christ au loin,
« le faire venir de loin, puisqu'il est dans le
« cœur, dans l'âme et dans le souffle de chacun.
« Il ne faut ni parcourir la terre, ni traverser
« les mers pour trouver Jésus-Christ qui est au
« centre de chaque âme, car il n'est que la
« parfaite et souveraine raison descendue dans
« rhumanité*. »
m
Après de telles paroles, si profondes et si
inspirées, il ne nous reste plus qu'à entendre,
sur ce grand sujet, Jésus lui-même nous révé-
lant de sa bouche visible et en paroles articu-
lées les lois de la vie éternelle, et la genèse de
la lumière.
< Unde ut homo Christiaaus fiât, non extra se dissi-
pandus est, sed intra se recoUigendus ; etenim regnum Dei
intra vos est, ut ait Ghristus ; et uhi adierit rationem suam
homo quilibet, et summœ œternaeque rationi eam coapta-
\erit, carnemque suam rationi adaptarit, tune Ghristi par-
ticeps erit. Unde Paulus ait, Ghristum non longe arces-
sendum, non procul quaeritandum, prope enim illum esse
in ore, in corde cujusque. Non ergo peragrandie sunt terrae,
non trananda maria ut ad Ghristum veniatur, qui cuique
hominuili intimus est; cum eniin ipse non sit nisi summa
et rectissima Ratio humanitati inserta. (Ibid.)
JtKJ RAPPORTS DE LA RAISON
Un docteur vient trouver Jésus-Christ pendant
la nuit. Cet homme est à ce degré de la sagesse
humaine gui cherche et regrette la sagesse de
Dieu, et qui voudrait voir Dieu. H interroge le
Sauveur qui lui répond : En vérité^ je vous le
dis, quiconque ne naît pas de nouveau ne peut
voir le royaume de Dieu. (Jean, m, 3.)
Telle est la vérité. L'homme doit renaître,
pour entrer dans le second degré de rintelli-
gible divin, et voir la lumière même de Dieu.
Mais dit le docteur. Comment peut renaître un
vieillard ? Peut-il rentrer dans le sein de sa mèrel
Jésus répond .• Ne vous étonnez pas si je vous dis
quil vous faut naître encore une fois.... Vous
êtes docteur en Israël et vous ignorez ces choses!
(Ibid., V. 4, 7, 10.) Le Sauveur s'étonne que
les docteurs, chargés de conduire les hommes
à Dieu, ignorent qu'il faille renaître pour voir
Dieu. Et il explique aussitôt ce reproche par un
mot qui est comme le fond de toute Thistoire
de l'esprit humain : Si vous ne me croyez pas
quand je vous parle des choses de la terre j comment
me croire z-vous si je vous parle des choses du ciel?
(Jean, m, 12.)
En d'autres termes : si Moi, qui éclaire tous
les hommes venant en ce monde, je ne puis
ET DE LA FOI 361
VOUS coayaincre quand je voas parle par la
raison; si vons n'écoutez pas votre raison,
lumière qui vous doit guider sur la terre, com-
ment in'écouterez-vous et me comprendrez-
vous quand, dans la lumière même de Dieu,
j'essayerai de vous montrer le ciel?
Gomment Tesprit humain pourrait-il parvenir
à la sagesse totale et au dernier degré de l'in-
telligible divin, qui est la vue du ciel où il
n'est pas, dans la lumière de Dieu qu'il n'a pas,
s'il ne sait pas même voir avec rectitude la terre
où il est, dans la lumière humaine, qui est sa
lumière propre?
Mais, comme l'enseigne Jésus- Christ, ce
n'est pas par nos propres forces qu'on nous
demande de monter vers cette foi dans les choses
d'en haut, et vers la vue du cieL Nul nett monté
au ciel que Celui qui en e%l descendu^ le Fils de
1^ homme qui e$t au cieL (Ibid., v. 13.) ici se
trouve tout le Christianisme. L'homme par ses
forces ne peut monter au ciel : la raison, par
ses forces, ne peut atteindre le céleste degré de
la lumière divine. L'homme, par lui-même, ne
peut pas se diviniser ou entrer en parlicipaticn
de la nature divine, pas plus que le fini ne peut
monter à l'infini. On ne devient pas infini. Il
H
362 RAPPORTS DE Ik RAISON
faudrait être déjà dans le eiel, il fant en être
descendu pour y monter. Le Fils de Thomme
qui monte au ciel est Celui qui n'étant qu'un
avec Dieu même est déjà dans le ciel. C'est ce
Fils de l'homme qui, par toute une vie de souf-
frances, de peines, de sacrifices, et par sa croix,
se relèvera jusqu'au trône de Dieu pour le salut
de tous. Car, ajoute-t-il, de même qve Mcisea
élevé le $erpent d'airain dans le désert (pour guérir
ie peuple), de même il faut que le Fils de Fhomme
soit élevé de terre , pour que tous ceux qui s'attachent
à lui par la foi aient la vie éternelle et ne périssent
point* (Ibid., v. ii, 13.) Et ailleurs il dira :
Lorsque f aurai été élevé de terre^ j'attirerai toutes
choses à moi.
Ainsi pour passer des choses de la terre
aux choses du ciel, il faut renaître* Pour passer
du degré inférieur de l'intelligible divin, au plus
élevéj c'est-à-dire pour voir Dieu, il faut une
vie nouvelle. Il faut la vie de la foi, de cette
foi qui croit à rélernelle Sagesse, lorsqu'elle
nous parle des choses du ciel, comme il faut,
pour être dans la raison, dans le premier degré
de l'intelligible divin, une foi aussi à la Sagesse,
lorsqu'elle nous parle des choses de la terre^ et
nous apprend comment la terre doit rendre
ET Dl LA FOI 363
iémoig^Qage de Dieu et montrer les reflets du
«iel. Pour posséder la sagesse totale, il faut
croire an Verbe de Diea, selon ces deux lu-
mières, naturelle et surnaturelle, qu'il Yerse en
Doas.
Mais comment renaître? comment passer de
la première région de la lumière à la seconde,
où habite Tinaccessible majesté de Dieu? Com-
ment monter de la terre au ciel? Ceci est l'affaire
de Dieu même, c'est l'œuvre du Verbe incarné,
de celai qui est descendu du ciel jusqu'à notre
propre nature, afin de tous relever avec lui.
Attachez-vous à lui par votre foi, et il vous élè-
vera jusqu'à la vue de Dieu.
Mais comment croire ? Et comment s'attacher
à lui? Le voici. Ecoutez le Sauveur prononçant
ce qui a été dit dans le monde de plus simple et
de plus grand, sur la recherche de la sagesse
et sur l'obstacle à la sagesse. C'est la genèse
pratique de la lumière. C'est l'histoire du choix
libre entre la lumière et les ténèbres : Celui qui
croit au Fih de Dieu nest pas jugé; celui qui ne
croit pa$ est déjà jugé. Voici la cause du jugement.
La lumière est venue dans le monde et les hommes
ont mieux aimé les ténèbres que la lumière ^ parce
que leurs tmvres étaient mauvaises. Celui qui fait
364 RAPPORTS DE LA RAISON
le mal hait la lumière^ et ne va pan vers la lumière^
pour que $e$ couvres n'y soient pas dévoilées. Mm
quiconque fait la vérité, celm-là va vers la lu-
mière, pour que ses csuvres s y manifestent, car elles
sont faites en Dieu.
La simplicité toute divine de ces paroles du
Maître n'en permet pas le commentaire, et leur
force surnaturelle semble devoir saisir et en-
traîner toute âme qui a jamais aimé un jour la
vérité •
Y a-t-il, oui ou non, manifeste et immé-
diate certitude que ces paroles sont l'infaillible
vérité?
Pouvez-vous espérer de faire un pas quelcon-
que vers la sagesse et la lumière, sans un effort
moral correspondant?
Comprenez-vous qu'il n'y a d'autre Philoso-
phie salutaire que celle qui est l'effort vers la
sagesse totale, la poursuite de la lumière dans
l'un et l'autre degré de l'intelligible divin?
Comprenez-vous que si vous cherchez la vé-
rité, sans chercher la vertu, la sagesse pratique
avant tout, vous ne cherchez pas la vérité, vous
faites semblant, et vous n'êtes qu'un lettré, un
scribe, comme ceux qui repoussaient le Christ;
et que si, par je ne sais quelle étonnante préraé-
ET DE LA FOI 360
ditation, vous prétendez voas arrêter à la lu-
mière telle que la raison seule la donne, sans
grâce de Dieu, sans foi divine, vous êtes déjà
jugé; vous demeurez dans la région des ombres,
et dans ce degré de lumière que l'Evangile ap-
pelle Ténèbres.
CHAPITRE VI
SUITE DES RAPPORTS DE Li RAISON ET DE LA FOI
RÉSUMÉ ET CONCLUSIONS
I
RésumoDs-nous.
II y a Dieu. II y a rame. Dieu, la sagesse
éternelle, ne cesse de parler à la créature rai-
sonnable pour^u'elle se convertisse à lui. Dieu
ne cesse de solliciter Tâme par son double se-
cours, par sa double lumière naturelle et sur-
naturelle.
Dieu seul est la lumière. Dieu seul est père
de toute lumière naturelle et surnaturelle.
La lumière naturelle, c'est la lumière de
Dieu, réfléchie dans notre âme, ou dans le
miroir des créatures ; et la lumière surnaturelle,
c'est la lumière de Dieu, vue dans sa source,
directement et inlmédialement.
RAPPORTS DE LA RAISON ET DE LA FOI 367
La lumière naturelle constitue la raison hu-»
maine proprement dite, en est la source, La
lumière de la raison, dit saint Thomas d'Aquin,
en Vimage de la vérité incréée réfléchie dans notre
âme. C'est ce qui a été dit de plus profond et
de plus important sur la nature de la raison.
La lumière surnaturelle est la source de la
foi diyine* La foi est Tessai, le commencement
obscur et faible de cette vision de Dieu lui-
même, en son essence^ et dans la source de sa
lumière.
Il y a deux degrés de l'intelligible divin :
celui que peut atteindre la raison, et celui qu'on
ne peut atteindre que par la foi et la révélation •
La raison a sa sphère propre et sa perfection
relative, dans le premier degré de l'intelligible*
Mais elle ne saurait y avoir par elle-même son
entier développement naturel. Elle n'a sa per-
fection dernière, dans le second degré de l'in-
telligible, qu'aidée et élevée au-dessus d'elle-
même par la lumière surnaturelle*
La raison saine est celle qui ne se sépare
point de sa source dans l'âme et en Dieu* La
source de la raison, c'est la lumière même que
Dieu donne. L'origine dans l'âme de cette
donnée se nomme diversement, sens divin j
36S RAPPORTS DE LA RAISON
pn naturelle^ attrait du démable et de FinlelH-
gible^ ressort caché. Le moment même, ou, si
Ton veut, le point où la lumière naturelle de
Dieu touche et sollicite l'âme, ce point, ce
moment, cette racine, cette donnée, comme on
voudra l'appeler, c'est la source de la raison. La
saine raison est celle qui ne se sépare pas de
cette source au centre de l'âme, et qui trouve
dans cette foi son orientation, dans ce ressort
caché son élan vers la vérité, dans ce sens ou
ce contact divin sa certitude.
La raison pervertie est celle qui rompt, au-
lant qu'il est en elle, avec cette source, avec
ce cœur, comme dit Pascal, avec ce sens divid,
avec cette foi, avec l'attrait du désirable et
de l'intelligible. Mais comme la rupture absolue
avec Dieu n'est possible à aucun être ni à au-
cune force, la raison pervertie est celle qui tra-
vaille sans cesse à faire abstraction de sa source
qui la poursuit. D'où il ne résulte qu'une chose,
savoir : une marche en sens inverse de la droite
raison, et, comme le démontre l'histoire, une
marche vers le néant de la pensée, au lieu d*une
marche vers la vision de l'être; une marche
logique à rebours, qui, au lieu de déployer les
conséquences des premiers principes, en vient
ET DE LA FOI 369
à nier, c'est un fait, les premiers principes
mêmes, tant spécnlatifs qne pratiques. C'est en
quelque sorte la raison réprouvée que Dieu
pousse à l'absurde, c'est-à-dire à une démons-
tration indirecte de la vérité.
Entre ces deux directions contraires, entre
ces deux états de l'esprit dont Tun s'élève,
dont l'autre tombe, entre la saine raison et
la raison perverse, il y a la raison paresseuse
qui n'avance pas, qui ne monte pas, mais
qui ne tombe pas encore décidément; qui ne
gravite point vers l'Être, mais qui ne se préci-
pite pas encore vers le néant; qui ne nie pas
les premiers principes, mais n'en sait rien
tirer; qui, selon Platon, oscille vers la moyenne
région sans jamais s'élever à la plus haute.
Je me représente ces diQérents états' de
Tesprit par une comparaison :
L'âme raisonnable a été créée pour voir
Dieu, Dieu même en essence, comme l'aigle,
dit-on, pour regarder le soleil en face.
Supposez un aigle sur le bord d'un lac oii
brille l'image du soleil : Taigle peut se borner
à regarder l'image sans reporter son regard
vers l'objet.
11 peut, — mais c'est ce que les aigles ne
n 2i.
370 RAPPOITS DE LA RAISON
font pas, pourquoi donc les hommes le font-
ils? — il peut prendre son vol vers l'image
et se précipiter dans le ko, où aussitôt il
cesse de voir, et du même coup perd l'image et
l'objet.
Il peut encore, excité par l'image, lever le
regard, déployer ses ailes et diriger son vol
droit vers le soleil même, comme attiré par
les rayons que boivent ses yeux* C'est ce que
font les aigles, et c'est ce jeu sublime et cet
élan vers la source de la lumière qui a charmé
les hommes, et a valu au roi des airs cette
gloire d'être le poétique symbole des sublimités
de l'esprit.
Ainsi du regard de l'âme.
Notre &me est à la fois l'aigle et le lac.
Tantôt nous regardons le lac stupidement,
sans distinguer l'eau même des rayons de
lumière qu'elle envoie, sans distinguer la mobile
surface de la forme immobile de l'imagée, tou*
jours spbérique sous les rides de l'eau. C'est
là la raison paresseuse et la philosophie stérile
des lettrés sans sagesse.
Tantôt ces contrastes nous avertissent, et nous
commençons à comprendre que la lumière
n'est pas nous-mêmes, qu'il n'y a là qu'une
ET DE LÀ FOI 371
image, une lumière réfléchie dont la source
n'est paa en nous, et que cette eau passive est
par elle-même froide et obscure* Nous compre-
nons qu'il y a hors de nous un objet d'oilL nous
Tient la lumière et que suppose l'image. La
saine raison marche ainsi vers la vérité»
Mai» ce que Tinstinct épargne à Taigle, et
ce que l'instinct divin saurait aussi nous épar-
gner si nous ne l'avions pas d'abord étouffé
dans notre âme, il nous vient parfois un vertige,
vertige étrange d'un être qui a des ailes et qui
s'en sert pour se précipiter dans un abîme afin
d'y chercher le Soleil I Oui, nous nous préci-
pitons dans l'abîme où nous cessons de voir,
où nous perdons et l'image et l'objet. Cette
catastrophe est celle de la raison perverse^ et
l'histoire montre que beaucoup d'esprits l'ont
voulue et subie, cherchant la source même
de la lumière dans leur propre fond, creusant
l'image au-dessous de l'image, au-dessous de
la surface du lac, pour découvrir dans l'eau
ses lumineuses et brûlantes racines. C'est ainsi
que l'on a cherché, dans la raison même, le
principe objectif et premier de la raison, et que
la pensée s'est plongée au fond de l'abîme
ténébreux qui est dans Tàme, au-dessous du
372 RAPPORTS DE LA RAISON
point lumiDeux que Dieu éclaire d*en haut.
Enfin, rame, excitée par l'éclat du reflet, et
par le contraste du lac obscur, mobile, et de
Tétincelante et immuable image, peut conclure
que le lac n'est pas l'objet, mais le miroir; elle
peut chercher l'objet, elle peut lever le regard
et saisir le rayon direct au lieu du rayon réfléchi;
et comme elle a des ailes aussi, bien plus
puissantes que celles de Taigle, elle peut prendre
son vol, aller vers le divin Soleil, non plus en
jouant comme les aigles, mais d'un élan réel
qui aboutit, et qui s'unit au principe de la vie.
« car Taigle, dit saint François de Sales, a plus
« de vue que de vol; » mais l'âme, aidée de
Dieu, a autant de vol que de vue.
Poursuivons encore un instant cette compa-
raison pour montrer ce qu'en tous ses mouve-
ments la raison peut par elle-même, par la seule
lumière naturelle, et ce qu'elle ne peut pas sans
la lumière surnaturelle.
L'œil c'est la raison, le rayon réfléchi c'est la
lumière naturelle, et le rayon direct c'est la
lumière surnaturelle.
Que peut notre œil par l'un ou par l'autre?
L'œil par le seul rayon réfléchi voit l'image
du soleil, non le soleil; c'est absolument impos-
ET DE LÀ FOI 373
sible, ce serait contradictoire dans les termes.
Dès qu'on voit le soleil lui-même, c'est néces-
sairement par ses rayons directs.
L'œil, par le contraste de la mobilité du miroir
et de l'immobilité de l'image, peut distinguer
les deux et conclure que l'image vient d'un
objet autre que le miroir. L'œil rapporte les
traces de l'image à un être réel qu'il ne voit pas.
Telle est la connaissance de Dieu et de ses
attributs, abstraite des créatures et vue dans
les idées nécessaires, immuables que l'âme
trouve en elle-même.
L'œil connait-il cependant Timage tout entière
telle qu'elle est? Non, certes; car, par exemple,
il la voit comme un disque, tandis qu'elle est
une sphère.
Il se trompe encore en rapportant Timage
au-dessous du miroir au lieu de la rapporter à
la surface, et il croit voir des rayons directs,
tandis qu'il voit des rayons réfléchis. Il ne
connaîtra donc complètement l'image que quand
il connaîtra l'objet, sa vraie situation, son
rapport avec la surface, et le mystère des rayons
réfléchis et des rayons directs. Néanmoins, dès
que l'œil reconnaît que l'image n'est pas le
soleil, l'œil peut tendre à voir le soleil, regretter
374 RAPPORTS DB LA RAISON
de ne le pas voir, et chercher à le Toir : mais
éyidemment il n'en verra rien que lorsque les
rayons directs le frapperont.
Sortant maintenant de ces comparaisons, nous
dirons que la raison peut par elle-même (ip$a
fer se)j par la seule lumière naturelle, connaître
plusieurs vérités qui constituent le {n^emier
degré de rintellîg^ble divin, et qui ant été
nommées préambules de la foi.
La raison ne peut, sans le secours de la lumière
surnaturelle, connaître toute la vérité de ce
premier degré.
Cette insuffisance de la raison, même dans
Tordre naturel, c'est-à-dire dans le premier
degré de l'intelligible divin, la raison peut la
connaître et la connaît, et elle démontre la
nécessité de la révélation divine, même dans
cet ordre de vérités.
La raison peut en outre, et c'est son plus haut
effort, reconnaître qu'elle n'est pa9 elle-même
son principe absolu et premier, que sa lumière
naturelle n'est que l'image de ce principe et
comme l'ombre de sa lumière; que cette ima^e
répond à un objet qui n'est pas dans l'image,
dont elle n'a pas la vue, et qu'il doit être possible
de voir directement; elle comprend qu'il faut
ET DE LA FOI 375
voir la source de la lumière, Teasence de cet
objet divin, et que cette vue est nécessaire à sa
félicité suprême et à sa perfection dernière.
Il est bien entendu que ce désir naturel de la
félicité souveraine, c'est-à-dire ce désir naturel
de voir l'essence de Dieu, est radicalement
différent de cet autre désir positif gui est un
commencement de conception, de possession de
la lumière surnaturelle. Mais il est bien entendu
aussi que ces deux espèces de désirs du souve-
rain Bien, dans le fait et dans la vie réelle de
rame, se mêlent perpétuellement, et peut-être,
par la prévenante bonté de Dieu, se succèdent
et se correspondent, comme les deux mouve-
ments du cœur.
Mais cette analyse scientifique, par laquelle
nous cherchons à distinguer rigoureusement
les deux ordres de l'intelligible divin, le na*
turel et le surnaturel, cette analyse nécessaire
en métaphysique importe peu dans la pratique;
car aucune âme n'est livrée à elle-même sans
nul secours surnaturel de Dieu. Dieu mêle, dit
Fénelon, le commencement du don surnaturel
aux restes de la bonne nature, et l'homme porte
en lui un mystère de grâce qu'il ignore profon-
dément. Il y a des germes de foi dans l'âme,
37G RAPPORTS IlE LA RAISON
et nulle âme n'est privée du Christ, dit saint
Jérôme, que répète. et commente Thomassin.
De fait, la raison naturelle se développe, est
saine, marche à son terme sous l'influence de
la grâce de Dieu et des excitations de Dieu
naturelles et surnaturelles. Je ne compte que
sur la grâce, dit encore Fénelon, pour conduire
ma raison dans les limites de la raison; et
Perrone, le plus décidé défenseur des droits
de le^ raison, reconnaît que, dans notre état
présent, c'est sous l'influence de la grâce que
se développe le germe de la raison.
Voilà pour la pratique. Mais pour la théorie
tout le travail d'analyse qui précède était néces-
saire, et plût à Dieu qu'il nous ait été donné de
parvenir à la précision ; car cette question est
véritablement le pivot de l'esprit humain, le
centre de la Philosophie; c'est, si Ton peut
s'exprimer ainsi, le point oii se touchent l'esprit
de l'homme et l'esprit de Dieu; là se trouvent
le rapport, le moyen de passage de l'un à l'autre.
Si nous, théologiens catholiques, en posses-
sion de la vérité nous parvenions à mettre ce
point dans sa lumière, nous rendrions à la
Philosophie le plus grand service qui jamais lui
ait été rendu. Nous aurions fait pour la pacifi-
ET DK LA FOI 377
cation de l'esprit, pour la régénération de la
scieDce, pour le salut de l'esprit humain, un
effort décisif.
Que ne nous est-il donné d'apprendre aux
hommes à discerner au centre de leur âme ce
point, cette racine de la vie, ce ressort caché
oîi Dieu les touche, ce point double, cette
racine double qui, si l'on ose le dire, est à la
fois Dieu et nous; ce point, dis-je, oii Dieu nous
touche, où sa lumière vient en nous, se réfléchit
dans l'âme et forme, après la réflexion de la
divine lumière, notre vie naturelle; avant la
réflexion, la vie surnaturelle : de sorte que,
quoiqu'il y ait l'infini entre les deux, en pra-
tique on les distingue à peine, puisqu'un m'éme
point, en quelque sorte, tient du rayon naturel
et du surnaturel !
Ce point de contact et ce toucher divin , en
tant que l'âme en ressent quelque chose, c'est
le sens dmn, sens divin naturel, quand l'âme
sous ce contact se sent elle-même explicitement
et Dieu implicitement; sens divin surnaturel,
quand l'âme sous ce contact sent explicitement
Dieu lui-même, et ne se sent elle-même qu'im-
plicitement en Dieu. Double sens qui se mêle
et varie dans l'âme, disions-nous, peut-être
378 RAPPORTS DE U RAISON
comme les deux battements du cœur; Dieu,
selon notre dogme, étant toujours présent à
Tàme, avec son double secours naturel et sur-
naturel, et en variant les données selon sa
bonté libre, et selon la libre réponse de Tâme.
Que ne voit-on ensuite nntelligence, faite
pour les deux degrés de Tintelligible divin,
capable, par ses élans et sa volonté libre, soua
la double donnée divine, de s élever tantôt à
Tun, tantôt à l'autre, selon qu'elle s'appuie sur
l'un ou l'autre côté du ressort caché, sur le sens
divin naturel, ou sur le sens divin surnaturel;
s' élevant, dans le premier cas, aux ombres
immuables de l'infini, de l'éternel; dans le
secobd, à l'infini, à l'éternel lui-même!
De sorte que la vie de l'esprit, comme celle
de la volonté, comme celle de l'âme, est par-
tout double : dans le point de départ, qui est
le sens divin naturel ou surnaturel ; dans l'élan,
qui varie selon le point de départ, et dans le
terme, qui dépend du point de départ et de la
nature de l'élan, et qui est la double région de
l'intelligible divin.
Et pour mieux comprendre cette merveil-
leuse dualité, comparable en un certain sens
et de loin à la dualité des deux natures du
ET DE LA FOI 3^79
Christ, il faut savoir que l'homme naturel
et rhomme snrnatnrel se ressemblent, que
rbomme naturel est comme le plan de l'homme
inirnaturel, et qn'à chaque trait de l'un répond
an trait de l'autre.
L'homme naturel est l'image de Dien, et
l'homme surnaturel c'est l'homme nnî à Dieu :
c'est Dieu rentrant dans son image; c'est Dieu
vivant lui-même par sa réalité substantielle,
dans chaque trait de l'image, mettant par sa
venue le sens divin surnaturel dans le sens
divin naturel, l'élan divin surnaturel dans
l'élan naturel de la raison vers l'immuable et
l'infini, et mettant l'infini lui-même dans les
idées de l'infini.
On ne saurait mieux peindre le tout, et mieux
représenter le mystère de cette double vie, qu'en
osant comparer Dieu, lorsqu'il vivifie l'homme
pour la vie éternelle, au prophète Elisée lors-
qu'il ressuscita l'enfant. « Le prophète, dit
«la sainte Ecriture, se coucha sur l'enfant; il
« niit sa bouche sur la bouche de l'enfant, ses
^ yeux sur les yeux de Tenfant, et ses mains sur
« ses mains ; il s'abaissa sur lui, et la chair de
<* Tenfant reprit la chaleur de la vie. » Dieu de
nième s'abaisse et se répand sur l'homme : il
380 RAPPORTS DE LA RAISON
met sa bouche sur notre bouche, son amour et
le souffle de son Esprit saint sur notre amour;
il met ses yeux sur nos yeux, son intelligence
sur la nôtre, et l'enfant de Dieu naît à la vie
nouvelle, qui est Dieu en lui et sur lui; il
naît à la vie éternelle, c'est-à-dire à la vie que
Dieu même vit pour lui.
Il
Mais résumons encore notre pensée du point
de vue théologîque proprement dit.
La lumière de la raison est un don naturel
de Dieu, par lequel l'homme est homme. La
lumière de la foi est un don nouveau, gratuit,
surnaturel, radicalement distinct du précédent,
par lequel la bonté de Dieu élève l'homme au-
dessus de sa propre nature.
En principe. Dieu eût pu laisser l'homme
dans sa propre nature, sans l'élever, par un don
plus haut, à la participation de la nature divine,
à la vision intuitive et à la possession de la vie
éternelle.
Mais, dans le fait, Dieu a voulu élever
ET DE LA FOI 381
rhomme à cet état surnaturel : il a créé
rhomme pour cette fin ; il l'a créé pour l'élever
à la vision intuitive. De cette libre et toute gra-
tuite volonté de Dieu, résulte pour l'homme la
nécessité d'arriver à la vision intuitive, s'il doit
atteindre sa perfection dernière, et la fin pour
laquelle il a été créé.
Dieu, selon notre dogme, veut amener tous
les hommes à cette fin, et donne sa grâce à tous
pour les y amener. « Les effets de cette volonté,
« dit saint Thomas, sont l'ordre même de la
a nature dirigé vers cette fin, et toutes les im*
f( pulsions, naturelles ou surnaturelles, gui ne
« cessent d'y pousser. » Dieu, comme l'enseigne
saint Augustin, ne cesse pas de parler à la créa-
ture raisofmable pour qu'elle viennB à ce terme.
Et c'est pourquoi Fénelon a pu dire : « Je crois,
a avec saint Augustin, que Dieu donne à chaque
« homme un premier germe de grâce intime,
« qui se mêle imperceptiblement avec la raison,
« et qui prépare l'homme, à passer peu à peu de
« la raison jusqu'à la foi. » Mais, quoique ce
germe de grâce qui prépare à la foi, si l'on n'y
met obstacle, soit mêlé avec la raison, il en
demeure radicalement distinct, comme le dia-
mant, enchâssé dans l'or, demeure distinct du
382 RAPPORTS DE LAtRAISOlT
métal qui le porte, ou comme un germei déposé
dans la terre, n'est point la terre.
Il y a dans la raison un secours naturel et
continuel de Dieu, qui est comme le principe de
la raison ; et il y a, mêlé à la raison, un prioeipe
radicalement distinct de la raison, un germe de
grâce qui, d'une part, favorise son naturel déve*
loppement, et qui, en outre, la prépare peu à
peu à s'élever, au-dessus d'elle-même, jusqu'à
la foi. Maïs l'esprit ne peut pas plus passer de
ia raison jusqu'à la foi, par un développement
naturel, que le fini, en grandissant, ne peut
devenir infini. Il y a toujoure tout l'abîme de
l'infini entre le fini et l'infini. De même il y a
toujours l'infini de Dieu entre la raison et la
foi. Dieu seul peut combler cet abîme en
donnant sa propre lumière, qui est lui-mêm6«
qui est le seul principe et le seul motif formel
de la foi.
Or Dieu veut combler cet abîme. Il y travaille
par sa grâce, par son soleil qu'il verse sur les
méchants comme sur les bons. Mais le méchant
y met obstacle. Il refuse le bienfait qui lui est
proposé; souvent même, par sa faute, loin de se
laisser élever plus haut que l'homme, dans la
lumière surnaturelle, il n'étend pas même W
fiT DE LA FOI 383
raison jusqu'aux vérités naturelles oïl elle devrait
aller. Quelquefois il repousse le secours naturel
de Dieu, qui excite et soutient sa raison dans sa
sphère propre, aussi bien qu'il repousse le
secours plus haut qui ouvre à son intelligence
un monde nouveau. Il rejette la raison comme il
a rejeté la foi, et il tourne son esprit renversé à
la négation monstrueuse des principes mêmes
de la raison.
Sans doute, il y a un milieu entre le scepti-
cisme et la foi, entre la vie surnaturelle et la vie
animale. Cependant les esprits qui cherchent
ou crofent chercher la vérité, et qui repoussent
la vérité surnaturelle offerte par la grâce et la
révélation, abandonnent d'ordinaire à la fin le
culte de toute vérité, l'effort vers la sagesse,
pour se replonger dans les sens, et se rattacher
à la terre*
C'est une grande faute à la raison de rejeter
la lumière surnaturelle de la foi. Cela est contre
le devoir de la raison. La raison, par ses propres
lumières naturelles, ne voit-elle pas ses bornes
et son imperfection? N'est-elle pas forcée d'a-
vouer quelle ne voit pas l'essence et la substance
du vrai? Ne démontre-t-ellé pas que la vérité
substantielle c'est Dieu môme? Peut- elle sou-
384 RAPPORTS DE LA RAISON
tenir que, quand elle conçoit les vérités abs-
traites qui forment son domaine, elle voit Dieu
même en lui-même, et qu'elle a la vision intui-
tive de Dieu? De quel droit nierait-elle donc
qu'il puisse y avoir quelque autre lumière supé-
rieure à sa propre lumière? Comment soutien-
drait elle que Dieu ne peut élever Tintelligence
créée jusqu'à la vue de la substance et de l'es-
sence du vrai, jusqu'à la vue intuitive de Dieu?
11 y a plus. L'intelligence créée a, par le
fait, le désir de la vue intuitive de Dieu. Dès
qu'un esprit sait que Dieu est, il veut voir Dieu,
comme l'affirme partout saint Thomas. Ce désir
tient à la nature même de la créature raison-
nable, dit eocore saint Thomas suivi de la
Théologie presque entière. Or ce désir, ce désir
négatif, je l'accorde, désir par privation et par
regret, quelque indirect, aveugle et inefficace
qu'il puisse être en lui-même, suffit pourtant
à démontrer que notre intelligence, puisqu'elle
a ce regret, n'aura son plein repos et sa pleine
perfection que dans la lumière supérieure qui
lui apportera la vue de Dieu. Mais que ce désir
soit, dans l'homme, ou essentiellement naturel
ou seulement inné, qu'il résulte nécessairement
de la propre nature de Tintelligence raison-
ET DE LA FOI 385
nable, comme le soutient à peu près toute
rÉcoIe, ou qu'il ne soit qu'une impulsion
surajoutée de Dieu; qu'il tienne au fait de la
création, ou qu'il dérive de cette volonté^ que
Dieu a d'élever toute intelligence à la vision
intuitive, et soit ainsi ce que saint Thomas
nomme ^< l'ordre naturel dirigé vers la fin sur-
naturelle; » que cette impulsion surajoutée
doive, à son tour, être dite naturelle ou surna-
turelle, il n'importe. Comme en tout cas cette
impulsion de Dieu est mêlée à la raison, à la
raison telle qu'elle nous est donnée, il en ré-
sulte toujours que la raison, la saine raison,
peut démontrer la possibilité de la lumière
surnaturelle, de la vision intuitive, et prouver
sa nécessité, si l'esprit doit atteindre sa perfec-
tion dernière, et parvenir à son repos.
Enfin, dans notre état présent, où notre
raison est blessée, ainsi que notre volonté,
notre raison elle-même comprend et démontre
fort bien ses faiblesses. Elle démontre son im-
puissance à conquérir tout son domaine, et,
faible comme elle est, à s'étendre aux vérités
mêmes que, plus forte, elle pourrait découvrir.
Elle montre, de plus, ses égarements et ses
continuelles erreurs. Elle prouve ainsi la néces-
II 22
386 KAPPORTS Dfi LA RAISON .
site d'un recours supérieur; et elle confirme le
mot de Fénelon : « Je ne compte que sur la
« grâce pour conduire la raison dans les limites
« dç la raison. » Il lui faut donc l'autre lumière
non seulement pour être élevée à sa perfection
la plus haute, mais encore pour être guérie
et atteindre sa propre et naturelle perfection.
Et cette nécessité de la lumière surnaturelle
pour donner à la créature raisonnable sa perfec-
tion dernière ou sa perfection relative, ne
vient pas seulement des plaies et des faiblesses
de la raison dans notre état présent, elle vient
encore de la nature de la raison créée. L'esprit
fini, naturellement, ne voit que par parties; la
totalité lui échappe ; il ne connaît le tout de
rien ; il ne «aurait pas plus atteindre l'ensemble
de ses intelligibles, ou Tabsolue totalité d'une
seule idée, qu'une série mathématique conver-
gente ne peut en se développant, atteindre sa
limite. Il faut, pour qu'une telle série soit
achevée^ y mettre Tinfini par hypothèse. Il faut
de même, pour que l'esprit fini parvienne à
toute la vérité de son degrés qu'il s'unisse à
Tesprit infini.
Mais revenons de la Théologie à la Philo-
sophie.
ET B8 LA FOI 397
tll
On rien n'est démontré en Philosophie, ou
tout 66 qui précède démontre qu*il y a, pour
rhomme, deux régions da monde intelligible,
eomme s'exprime Platon; qu'il y a pour notre
intelligence, deux d^és de l'intelligible divin,
eomme le dit saint Thomas d'Âquin.
Tous les philosophes du premier ordre l'ont
enseigné; toute la Théologie catholique le pro-
iesse ; tout le dogme chrétien le suppose ; tout
homme le sent et le peut voir en lui ; toute
l'histoire de l'esprit humain l'explique, et roule
sur ce fondement.
Cela, dis-je est démontré parce que tous
ceux qui ont connu l'esprit humain Tout vu; et
parce que vous le voyez vous-même, sî vous
avez compris ce qui précède.
11 y a deux degrés de la sagesse totale. Platon
les nomme les deux régions du monde intelli-
gible, dont Tune est celle des fantômes divins,
ombres de ce qui est; dont l'autre est Tintelli-
gible lui-même dans sa divine essence. Soleil
388 RAPPORTS DE LÀ RAISON
d'où viennent les ombres et les images, et qui
est le souverain Bien, vu en lui-môme.
Platon en parle encore lorsqu'il parle de
ces vérités, les plus importantes de toutes,
qu'il est impossible ou très difficile de connaître
en cette vie; qu'il est possible pourtant de
connaître si quelqu'un les enseigne, mais que
nul ne peut enseigner si Dieu même ne l'envoie.
Aristote distingue ces deux degrés^ quand il
dit qu'il y a dans l'homme, outre la vie de la
sensibilité, la vie raisonnable ; et, outre la vie
raisonnable, la vie cont.empiative de l'intelli-
gence pure, qui est comme une autre âme sur-
ajoutée à l'âme; qui n'est pas essentielle à
rame, qui en peut être séparée, qui nous vient
du dehors, qui est surnaturelle, plus qu'humaine,
divine, qui est Dieu même. Qu'on veuille se
rappeler les admirables textes d'Aristote sur
ce sujet.
Saint Augustin déclare qu'il y a entre les
vérités rationnelles, certaines et absolues, et
l'intelligible majesté de Dieu, la même dis-
tance que du ciel à la terre, et du soleil aux
ombres. Il répète les termes mêmes de Platon,
mais en développe et en approfondit le sens.
Des deux lumières, des deux visions, il nomme
£T DE LA FOI 389
Tune extérieure (extraria)^ l'autre intérieure
{intrana); des deux sciences, il appelle Tune
Inmière du soir {i)etpert%na!\y et l'autre lumière
du matin {maUUina). Toute vue des créatures,
la vue que notre âme a d'elle même, sous la
lumière de' Dieu, est cette lumière voisine de
Tombre ; et la vue seule de Dieu lui-môme est
la lumière du jour.
Saint Thomas d'Âquin nomme les deux
ORDRES DE l'intelligible DIVIN (duplici veritate
divinorum intelligibiliufn)^ et ses deux Sommes
ou Résumés sont ces deux ordres de l'intelligible
divin traités à part.
II affirme que la raison a deux termes et deux
sphères d'action : l'une que déploie devant elle
la lumière naturelle, et l'autre que lui ouvre le
don de la lumière surnaturelle. Il nomme aussi
la région inférieure région des ombres (natura
intellectualis adumbraia); l'une est, dit-il, une
vision spéculaire (specularis)^ l'autre est la
vision directe de l'essence {visio per essentiam).
Il y a donc ces deux degrés de l'intelligible,,
correspondant à ce que la Théologie chrétienne
nomme l'ordre naturel et l'ordre surnaturel :
ordre de raison, ordre de foi.
Maintenant est-il certain, par l'expérience de^
H 22.
392 RAPPORTS DE LA RAISON
Nous leur proposons, avant tout, dans Tordre
pratique, comme loi quotidienne de leur vie, ce
mot du Christ : « Celui qui fait le mal hait k
« lumière; celui qui fait la vérité arrive à la
« lumière; » et cet autre : « Il faut toujours
(( prier et ne pas se lasser de le faire ; » c'est-à-
dire il faut toujours joindre sa force libre et sa
correspondance active à l'attrait permanent du
désirable et de l'intelligible.
Il est trop évident que cet effort intérieur
continu, et cette persévérante prière, jointe à
la lutte contre tout mal, et à l'entreprise de
tout bien, est la méthode pratique d'arriver à
la vérité.
Mais, en outre, dans l'ordre spéculatif, voici
ce que nous conseillons : c'est une manière
toute nouvelle d'étudier les formules de la foi
chrétienne.
D'ordinaire on en étudie, par voie de contro-
verse, par le dehors et la circonférence, quel-
ques détails, jamais le tout; et l'on fixe son
attention beaucoup moins sur le dogme lui-
même et son simple énoncé, que sur quelques
raisons humaines très imparfaites, très incom-
plètes, qu'en donne quelque prédicateur ou
quelque auteur.
ET DE LA FOI 193
Est-ce là le moyen d'arriver, je ne dis pas à
la foi, mais seulement à la connaksance de la
foi et à rintelligence de ses énoncés authen-
tiques?
Voici le procédé inverse, dont nous pensons
qu'on peut attendre, pour beaucoup d*âme8, un
très grand fruit.
Prenez les formules de la foi, telles qu'elles
sont présentées par TËglise. Ajoutez-y quelques-
unes des paroles du Christ sur lesquelles s'ap-
puient ces formules.
Si vous êtes chrétien, vous croyez que ce sont
là des principes de vérité divine, développables
dans réternelle lumière.
Si vous n'êtes pas chrétien, vous en doutez,
mais vous n'avez aucune raison de le nier.
Or, que feriez-vous si, tenant dans ma main
quelques grains de poussière, je vous disais :
« Voici des germes. Ceci implique des plantes
« et renferme des fruits. »
Si vous en doutiez, il n'y aurait évidemment
d autre moyeu d'arriver à la vérité que de con-
fier ces germes à la terre, et de mettre cette
poussière en demeure de germer, et de montrer
aux yeux ce qu'on n'y voyait pas.
Faites de même. Enracinez solidement, iné-
394 RAPPORTS DE LA RAISON
branlablement, dans votre mémoire, ces petits
grains, ces formules de la foi. Ne méprisez pas
la mémoire; c'est le trésor des données, dit
Bossuet : c'est une terre qui ne conserve pas
seulement, mais qui développe. Enracinez, dis-
je, tous ces gennes dans le sein de votre esprit;
puis vivez avec eux. Laissez passer siur cette
semence le mouvement de la vie, ses saisons,
ses aridités, ses épreuves, ses douleurs, ses
défaillances, ses espérances, ses joies et soq
soleil. Laissez vivre cet essai de moisson dans
la fermentation de votre esprit, dans la sève
dont il se nourrit, dans la lumière oit il s'é-
panouit. Comparez à ses besoins, à ses regrets,
à ses doutes, à ses questions, à son attente
et à ses conjectures toutes ces affirmations.
Laissez couver ces germes par ces forces ca-
chées qui font croître tout ce qui vit dans
l'homme, et qui naissent, comme une sorte
d'électricité, du mouvement libre de Fâme
vers Tattraît universel de Dieu; en d'autres
termes, priez toujours et ne vous lassez point.
Que le cœur et la volonté ne se paralysent
point, mais agissent fidèlement sous l'influence
de cette sainte et infaillible loi : « Qui fait le
« mal hait la lumière, qui fait la vérité y vient. »
KT il LA rOi 336
FaiteB cela, et Toas Terres voosHBiéiiie si
les germes graDdisseot, et si Jésus a en toK
de dire : « La parole de Diea est une semenoe ;
« tombée daas un bon ccenr, elle produit
« trente, soixante et cent pour nn. »
Chrétien on non, cette épreuve est à faire.
Si TOUS n'êtes pas chrétien, tous aurez chance
d'y trouver cette aufa« sphère de -rintelligence,
ce del de la vérité que r^rette et poursuit
votre esprit, et cette philosophie totale que
vous savez ne pas avoir.
Si vous êtes chrétien, vous croyez que ce
sont là des germes de lumière étemelle, et les
plus hauts principes de la Philosophie réelle
et de la pleine sagesse.
Essayez donc.
Mais comme nous savons que, sur cent lec-
teurs qui consentiront plus ou moins k essayer
répreuve, il y en aura un à peine qui aura la
persévérance et l'activité nécessaires pour ar-
river à mettre sous ses yeux les textes qu'il
faut apprendre, nous nous sommes chargé de
ce soin ^ .
Comme en Outre nous savons que, sur cent
< Voir l'Appendice à la fin du volume.
396 RAPPORTS DE LA RAISON
personnes qni auront soas les yeux ces textes,
il y en aura très-difficilement une qui aura le
courage, la patience et la persévérance néces-
saires pour les savoir par cœur, en entier, et
que chacun croira pouvoir essayer, l'expérience
par une simple lecture qu'on se proposera de
renouveler, sans tenir toutefois ce propos, nous
déclarons d'avance que la lecture ici n'est abso-
lument rien, qu'elle ne peut donner plus de
fruit qu'un regard jeté sur une poignée de
germes, dans votre main, ne peut les faire
éclore, et que l'épreuve, instamment proposée
ici à quiconque aime la vérité, ne commence
qu'à l'instant ou l'on sait imperturbablement,
sans changer un seul mot, toute la liste de ces
formules.
Cette épreuve, faite dans ses vraies condi-
tions, peut, par la grâce de Dieu, donner la
Philosophie aux âmes qui n'ont que la foi;
la foi à celles qui n'ont que la Philosophie.
C'est le premier travail à entreprendre pour
la foi qui cherche l'intelligence, et pour Tin tel-
ligence qui cherche la foi.
Que les esprits qui, arrivés vers le terme de
la lumière humaine, la trouvent pâle, partielle,
décroissante, trop mêlée d'ombres; qui recon-
ET DE LA FOI 397
naissent que le fuyant objet de leur poursuite
est une lumière du soir, qui se décolore et
s'efface, et dont le fond n'est que ténèbres ; que
ceux-là, dîs-je, jettent dans leur esprit les
principes de ce que saint Augustin nomme la
lumière du matin.
Je sais bien que d'abord ces principes leur
paraîtront plus obscurs que ce jour même qui
ne leur suffit pas, et qu'habitués à ce que Des-
cartes, je crois, nomme quelque part la gros-
sière évidence de la géométrie, ils n'apercevront
que nuit close dans ces germes de lumière
céleste. Mais qu'ils veuillent bien entendre ceci,
et méditer cette comoaraison :
On appelle nuit aussi l'absence de notre
soleil. Mais que nous montre le soleil? Il nous
montre la terre et lui-même. Quand il a disparu,
que voit-on? On ne voit plus d'abord ni terre,
ni soleil, ni rien. Maïs patience! laissez marcher
la nuit, et regardez. Les étoiles paraissent une
à une; la voûte entière se peuple; le ciel est
plein de rayons, de mouvements et de soinlil-
loments, et comme de regards qui s'éveillent et
sollicitent le nôtre. On voit le ciel que cachait
le soleil. De sorte que, pour qui veut voir le
ciel entier, il était bon que le soleil se retirât.
n 23
398- RAPPORTS DE LA RAISON
Mais, je l'avoue, toutes ces étoiles ne vous
paraissent encore que des gouttes de lumière
sur la nuit. Toutes ensemble ne valent pas un
rayon de soleil. Et pourtant qu'avons-nous sous
les yeux? Nous avons devant nous l'univers
immense des soleils, dans lequel notre propre
soleil n'est qu'un point, point dans lequel la
terre n*est qu'une fraction. Chaque point imper-
ceptible de cette poussière lumineuse est un
soleil comme le nôtre, entouré de cent mondes
vivants, aussi grands ou plus grands que le
nôtre. Le jour donc nous montrait un point,
la nuit nous montre l'immensité.
Oseraî-je dire que c'est une des divines rai-
sons pour lesquelles le soleil se couche? Si le
soleil règne et disparait tour à tour, c'est que
Dieu veut qu'outre la terre, l'homme voie le
ciel.
Il en est justement ainsi des obscurités de
la foi, relativement au jour de la raison.
C'est pourquoi notre dogme enseigne que la
raison, comme le soleil, doit régner et se sou-
mettre tour à tour : régner sur toute la terre,
et se soumettre en face du ciel. Son règne lui
donne un monde; sa soumission lui donne
l'immensité, dont le monde n'est qu'un point.
ET DE LA FOI 399
Qu'on ne s'effraye donc pas d'abord des
obscurités de la foi, ni des soumissions de
l'esprit.
Quant aux Chrétiens, qu'ils me permettent,
à la suite de saint Augustin, de les exhorter
vivement à chercher la lumière et à aimer
rintelligence ^
Ce que vous possédez fermement par la foi,
apprenez à le voir dans la lumière intelligible \ ,
En ce temps de grande décadence et de langueur
de la raison et de la foi, vous qui tenez les
principes certains de la lumière universelle^
pourquoi les enfouir et n'en pas déployer, par
la culture et par l'effort, par un constant travail
d'intelligence et d'âme, les rayons, les couleurs,
les parfums, les beautés et les fruits ? Vous qui
croyez d'avance que chacune de ces gouttes
de lumière est un soleil, un principe vivificateur
des mondes; vous qui portez en vous ce ciel
étoile de la foi ; vous qui êtes un ciel, plus grand
que le ciel visible, pourquoi ne cherchez-vous
pas à devenir plus clairement lumineux, pour la
^ Ut fidem tuam ad amorem intelligentiœ cohorter.
2 Ut quod fidei fîrmitate jam tenes, etiam rationis luce
conspicias.
400 RXPPORT.S DE IK RAISO.V
gloire de Dieu et pour le salut de vos frères?
Qui peut vous excuser et vous dispenser de
Teffort vers le jour plein et la lumière crois-
sante? Est-ce l'âge ou le sexe? Ecoutez donc
saint Augustin, s'adressant à sa mère, lorsque,
appuyé près d'elle sur cette fenêtre que ron
montre encore à Ostie, regardant l'Océan
immense et le ciel étoile, et conférant du ciel
de Tàme, il disait à cette mère bien-aimée :
« Ma mère, je vous le demande, ne vous laissez
« pas effrayer ni arrêter dans le travail dont il •
« s'agit^ par cette forêt de connaissances qui
« semblent nécessaires. On peut choisir, entre
« tous, les vrais points, peu nombreux, mais
« féconds; difficiles sans doute pour beaucoup
« d'esprits ; mais pour vous, ma mère, dont
« l'esprit me semblé nouveau chaque jour, et
it dont Tâme, soit par le progrès des années,
« soit par son admirable tempérance, dégagée
« tout entière des duperies du monde et de la
« dure servitude des sens, a su grandir et s'élever
« puissamment en elle-même, pour vous, mère
« bien-aimée, ces choses seront aussi faciles
« qu'elles seraient difficiles à l'intelligence pa-
« resseuse de toutes ces âmes qui vivent si
« misérablement. »
ET M Ll roi • iiî
C'est donc à la faiblesse da sexe et aa déclin
même de la irie, que le grand doctenr adressait
ce témoignage et cette exhortation.
Nous osons donc transmettre anx lecteurs
de ces pages, quels qu*ils soient, cette même
exhortation •
Mais bu sont aujourd'hui, parmi nous, les
âmes chrétiennes, dont la conversation est ainsi
dans le ciel, c'est-à-dire dans la recherche de
la sagesse et de la vérité? Ou sont les âmes dont
les plaisirs, de nature tout intellectuelle et
cordiale, consistent à poursuivre, à recueillir
les traces de Dieu, comme le faisait saint Augus-
tin, dans l'histoire intérieure de l'âme, dans
celle du monde et des empires, dans le spectacle
de la nature, dans l'histoire de l'esprit humain,
dans les confessions de sa vie, dans la musique
et dans les lettres, dans les nombres et l'astro-
nomie, aGn de rapporter toutes ces choses à
l'éternel modèle, et de confronter toute pensée
à la parole de Dieu, au dogme défini qu'on
porte dans sa mémoire, à Dieu môme, qu'on
porte dans son cœur et sa foi? Où sont à Tégard
des ensorcellements de la terre ces fortes tempé-
rances des sainte Monique? Qui se doute des
ravissements dont nous privent nos inlempé-
402 RÀPPOllTS DE LA RAISON ET DE LA FOI
raDoes?Où sont les âmes toujours nouvelles et
grandissantes, par la recherche de la sagesse,
depuis Tenfance jusqu'à la mort? Et qui soup-
çonne les torrents de lumière et d*amour vrai
qui jailliraient des âmes chrétiennes pour le
salut et le bonheur des hommes, au prix d*ua
peu d'effort?
APPENDICE
RÉSUMÉ DE LA FOI CATHOLIQUE
GOMPENDIUM
FIDEI GATHOLIG^
DE LUMINE
4. (( Erat lux vera, quse illuminât omnem hominem
(( veaientetn in hune mundum. Et lux in tenebris lucei,
« et tenebrae eam non comprehenderunt,
2. « In mundo erat, et mundus per ipsum factus est,
« et mundus eum non cognovit.
3. « In propria venit, et sui eum non receperunt.
4. (( Quotquot autem receperunt eum, dédit eis potes-
« talem filios Dei fleri, his, qui credunt in nomine ejus;
5. (( Qui non ex sanguinibus, neque ex }foluni(Ue
(( carnisy neque ex voluntate virij sed ex Deo nati snnt. »
(Joan., I.)
* Les gnillemets désignent les textes de l'Evangtie. Mir ne pas
surcharger, nous n'indiquons que les chapitres d*où sont tJr<^ l^^^
versets cités.
RESUME
DE LA FOI CATHOLIQUE
1
LES CONDITIONS DE LA LUMIKRE
\, n II était la vraie lumière qui éclaire tout homme
(( venant en ce monde. La lumière luit dans les ténè-
« bres, et les ténèbres ne la comprennent point.
2. (( Il était dans le monde, et le monde a été fait par
« lui, et le monde ne Ta point connu.
3. « Il est venu dans son propre domaine, et les siens
« ne Tout pas reçu.
4. a Mais ceux qui le reçoivent, il leur donne le pou-
« voir de devenir enfants de Dieu, eux qui croient en
(( son nom;
5. a Oui ne sont pas nés du péché, ni de la volonté
« de la chair, ni de la volonté de V homme, mais de Dieu
« même. » (Jean, i.)
II. ^ 23.
406 GOMPENDIUM FIDEl GATHOLlCiË
6. a Si terrena dix! vobis, et non creditis ; quomodo,
« si dixero vobis cœlestia, credetis?
7. « Sic Deus dilexit mundum, ut Filium suum uni-
« genitum daret : ut omnis, qui crédit in eum, non pe-
« reat, sed habeat vitam âBternam.
8. (( Non enim misit Deus Filium suum in mundum,
« ut judicet mundum, sed ut salvetur mundus per
(( ipsum.
9. « Qui crédit in eum, non judicatur : qui autem non
« crédit, jam judicatus est : quia non crédit in nomine
(( unigeniti Filii Dei.
10. « Hoc est autem judicium : quia lux venit in
« mundum, et dilexerunt homines magis tenebras quam
(( lucem : erant enim eorum mala opéra.
11. « Omnis enim, qui maie agit, odit lucem, et non
« venit ad lucem, ut non arguantur opéra ejus.
12. (( Qui autem facit veri^atem, venit ad lucem, ut
« manifestentur opéra ejus, quia in Deo sunt facta. »
(Joan., II.)
II
DE DEO
4 . Deus est unus, simplex, immutabilis et liber, om-
nipotens, infinitus absolute in omni génère perfectionis,
et Creator omnium rerum.
RÉSCMÈ DE LA FOI CATHOLIQUE 407
6. tt Si vous He me croyez pas lorsque je vous parle
« des choses de la terre, comment me croirez-vous
« quand je vous parlerai des choses du ciel?
7. « Dieu a tellement aimé le monde qu^il a donné son
« Fils unique : afin que ceux qui croient en lui ne pé-
« rissent pas, mais qu'ils aient la vie éternelle.
8. a Dieu n'a pas envoyé son Fils pour juger le monde,
« mais pour sauver le monde.
9. « Celui qui croit en lui n'est pas jugé, mais celui
(( qui ne croit pas est déjà jugé, parce qu'il ne croit pus
(( au nom du Fils unique de Dieu.
10. « Voici la cause du jugement : la lumière est
c( venue dans -le monde et les hommes ont mieux aimé
« les ténëhres que la lumière, parce que leurs œuvres
(( étaient mauvaises.
il. (c Quiconque fait le mal hait la lumière; il ne
(( vient pas à lumière, pour que ses œuvres ne soient
a pas condamnées.
12. (( Mais quiconque fait le vérité, arrive à la lu-
tt mière, pour que ses œuvres soient manifestées, car
« elles sont faites en Dieu. » (Jean, u.)
II
DIEU
1. Dieu est un, simple, immuable, libre, et absolu-
ment infini en toute perfection. Dieu est créateur de
toute chose.
m C0MP£ND1UM FlDEl CATUOllG^
2. Deus est immeasus, adeoque omnibus locis, re-
busqué omnibus spiritualibus et corporalibus sua sub-
stantia intime prsesens. In ipso vivimus, movemur et
sumus.
3. Deus lux est, et illuminât omnem hominem ve-
nientem in hune mundum.
4. Invisibilia ipsius, a creatura mundi, per ea quas
facta sunt intellecta conspicieutur, sempiterna quoque
ejus virtus et divinilas.
5. Deus solus seipsum perfecte comprehendit.
6. Deus distincte cognoscit omnia praeterita, prse-
sentia et futura.
7. Est in Deo providentia, qusB ad omnia et singula
sese extendit.
III
DE TRINITATE
1. « Ego rogabo Patrem^ et alium Paraclètum dabit
« vobis, ut maneat vobiscum in asternum, Spiritum
« veritatis, quem mundus non potest accipere.
2. (( Yos autem cognocelis eum : quia apud vos
« manebit et in vobis erit.
3. « In iUo die cognocetis quia ego sum in Pâtre meo,
« et vos in me, et ego in vobis.
4. « Si quis diligit me, sermonem meum servabit, et
« Pater meus diliget eum, et ad eum veniemus, et maji-
<( sionem apud eum faciemus,
RÉSUMÉ DE LA FOI GATflOLlQlË 409
2. Diea est immense, c'est-à-dire intimement présent,
par sa substance, à tons les lieux, à tous les êtres tant
corporels que spirituels. En lui nous sommes, nous
vivons et nous nous mouvons.
3. Dieu est la lumière qui éclaire tous les hommes
venant en ce monde.
4. Les perfections invisibles de Dieu, sa puissance
éternelle et sa divinité, depuis la création du monde,
sont visibles à l'intelligence dans le spectacle des choses
créées.
5. Dieu seul peut se comprendre parfaitement.
6. Dieu connaît distinctement tout ie passé, tout le
présent et tout l'avenir.
7 . La providence de Dieu s'étend à tout sans excep-
tion.
m
LA TRINITÉ
1. « Je prierai mon Père et il vous enverra un aulre
<( Consolateur^ pour qu'il soit avec vous éternellement,
« V Esprit de vérité, que le monde ne peut recevoir.
2. « Vous, vous le connaîtrez parce qu'il sera eh vous
« et demeurera en vous.
3. « Alors vous connaîtrez que je suis en mon Père,
« et vous, en moi, et moi en vous.
4. (( Celui qui m'aime conserve ma parole et mon
« Père l'aimera, et nous viendrons en lui, et nous
« ferons en lui notre demeure.
410 GOMPENDIUM FIDËI GATflOLIGiE
5. « Paracleius autem Spiritus sanctus, quem millet
.(( Pater in nomine meo, ille vos docebit omnia, et sug-
« geret Yobis omnia, qaaBCumque dixero vobis. » (Jean.,
XIV.)
6. « Gum autem venerit Paracletus, quem Fgo mittam
« vobis a Patre^ Spiritum veritatis; qui a Patre procedit,
(( ille testimonium perhibebit de me. » (Joan., xv.)
7. « Ille me clariflcabit : quia de meo accipiet et an-
« nuntiabit vobis. » (Joan., xvi.)
8. « Ego et Pater unum sumus. » (Joan., x.)
9. « Ëuntes ergo docete omnes gentes, baptizantes
« eos in nomine Patris et Filii et Spiritus sancii. »
(Matth., XXVIII.)
10. Très sunt in una divina essentia personae realiler
distinctas.
11. Fides catholica haec est ut unum Deum in Trini-
tate, et Trinitatem in unitate veneremur;
12. Neque confundentes personas, neque substantiam
séparantes.
13. Deus est Pater, Deus est Filius, Deus est Spiritus
sanctus.
14. Et tamen non très dii, sed unus est Deus.
15. Pater a nuUo est factus, nec creatus, nec genitus.
16. Pilius a Patre solo, non factus, nec creatus, sed
genitus.
17. Spiritus sanctus a Patre et Filio, non factus, nec
creatus, nec genitus, sed procedens.
DE Ll roi CliaiL-yCC 411
5. « VEsprù JOM/, l'Esprit coasolal^or que mon Père
« enverra en mon n<>m, est eelni qui vcas apprendra
ce toute chose, et tous fera souvenir de tout ce que
« je vous ai dit. b [Jean, xiv.)
6. tt Lorsque viendra ce Consolaii^r^ que je vous en-
« verrai de la part de mon Père, cet Esprit de vérité,
« qui procède du Père, rendra témoi^age de moi. d
(Jean, xv.)
7. « n me glorifiera : parce qu'il recevra ce qui est à
a moi et vous Tannoncera. » (Jean, xvi.)
8. a Moi et mon Père sonunes une même chose. »
(Jean, x.)
9. a Allez et enseignez toutes les nations, les baptisant
c( au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. »
(Matth., xxvm.)
10. 11 y a dans Tunité de Tessence divine trois per-
sonnes réellement distinctes.
il. La foi catholique nous enseigne qu'U faut adorer
un seul Dieu dans la Trinité, et la Trinité dans l'unité.
13. Sans confondre les personnes, et sans diviser la
substance.
13. Le Père est Dieu, le Fils est Dieu, le Saint-Esprit
ost Dieu.
14. Et pourtant ce ne sont pas trois dieux, mais un
seul Dieu.
45. Le Père n'a point été fait, ni créé, ni engendré.
16. Le Fils est du Père seul, qui ne Ta pas créé, ni
fait, mais engendré.
17. L'Esprit saint est du Père et du Fils; il n*a point
été fait, ni créé, ni engendré par eux, mais il procède
des deux.
412 COMPENDIIM FIDEI GATHOLlGyS
18. Et in hac Trinitate nihil prius aut posterius, nihil
majus aut minus ; sed totae très personne cosBteraaB sibi
sunt et coaequales.
IV
DE GRËATiONE
1. Deus munduin ex nihilo in tempore condidit. Dixit
et facta sunt.
2. Angeli sunt meri spiritus omnis corporis expertes.
3. Sunt daemones, id est angeli lapsi.
4. Primi homines, Adam et Eva, boni et rectî, in
natura sine culpa, sine vilio creati sunt : et in statu
justitise et sanctitatis constituti a Deo fuere.
5. Una cum justilia et sanctitate conjuncta erant in
primis parentibus eximia, tum animis, tum corporis
dona : scientia imprimis et perfecta voluntatis ordinatio
quoad animam, immortalitas et immunitas ab ^rumnis
et doloribus quoad corpus.
6. Status gratisB sanctificantis et felicitatis in qua primi
parentes a Deo constituti sunt, erat indebitus naturap.
bumanae.
UÊSLMt: DE LA FOI CATIiOLlOlE il3
18. Et dans celle Trinité il n'y a rien de postérieur
ni d*autérieur, rien de plus grand ni de plus petit : les
trois personnes sont, dans tous les sens, égales et
coélernelles.
IV
LA CREATIO.X
i. Dieu a créé le monde de rien, et dans le temps. 11
a dit, et tout a été fait.
2. Les anges sont de purs esprits sans aucun corps.
3. Il y a des démons, c'est-à-dire des anges déchus,
4. Les premiers hommes, Adam et Eve, ont été créés
bons et droits, sans vice ni défaut dans leur nature, et
ils ont été établis par Dieu dans la justice et dans la
sainteté.
5. A cette justice et à cette sainteté se rattachaient
certains dons admirables, soit pour l'âme, soit pour le
corps : la science, la parfaite droiture de la volonté,
Texemptioa de tout mal, de toute souffrance, et l'im-
mortalité.
6. L'état de grâce sanctifiante et de félicité dans le-
quel nos premiers parents ont été établis par Dieu,
n'était pas dû à la nature humaine.
114 GOMPENDIUM F1D£1 GÀTHOLIGiï:
DE FINIBUS HOMiniS
JuDiciuM. — i. <( Tune dicet Rex his qui a dextris
(( ejus erunl : Yenite, benedicili Patris mei, possidete
« paratum vobis regnum a constitutione mundi.
2. « Esurivi enim, et dedistis mihi manducare; sitivi,
« et dedistis mihi bibere : bospes eram, et collegistis
« me;
3. « Nudus, etcooperuistisme; infirmus, et visitastis
« me : in carcere eram, et venistis ad me.
4. « Tune respondebunt ei justi dicentes : Domine,
« quando te vidimus esurientem et pavimus te : sitien-
(c tem, et dedimus tibi potum?
5. « Quando autem te vidimus hospitem, et coUe-
« gimus te : aut nudum, et cooperuimus te?
6. (( Aut quando te vidimus inflrmum, aut in earcere,
« et venimus ad te?
7. « Et respondens Réx, dicet illis : Amen dico vobis,
« quamdiu fecistis uni ex his fratribus meis minimis,
« mihi fecistis.
8. (( Tune dicet et his, qui a sinistris erunt : Discedite
« a me, maledicti, in ignem sBternum, qui paratus est
« diabolo et angelis ejus.
EflSUMÉ DE LA FOI CATHOLIQUE 415
LES FINS DB LHOMMS
Le JuGEMEifT. — 1. « Alors le roi dira à ceux qui se-
« FODt à sa droite : Venez, les bénis de mon Père,
(( possédez le royaume qui vous est préparé depuis la
u création du monde.
3. « J'ai eu faim, et vous m'avez nourri ; j'ai eu soif,
« et vous m'avez désaltéré ; j'étais sans asile, et vous
« m'avez recueilli.
3. a J'étais nu, et vous m'avez revêtu ; j'étais malade,
« et vous m'avez visité; j'étais prisonnier et vous êtes
(( venu à moi^
4. a Les justes alors répondront au Roi, et lui diront :
(( Seigneur, quand est-ce que nous vous avons nourri
« dans votre faim, ou désaltéré dans votre soif?
5. (( Quand est-ce que vous avez été nu ou sans
« asile, et quand avons-nous pu vous revêtir et vous
« recueillir?
6. (( Quand avez-vous été malade ou prisonnier, et
« quand sommes-nous venus vers vous?
7. « Le Roi leur répondra et leur dira : En vérité, je
(( vous le dis, toutes les fois que vous avez rendu quel-
ce qu'un de ces services au moindre de mes frères, c'est
« à moi-même que vous l'avez rendu.
8. « Il dira ensuite à ceux qui seront à sa gauche :
retirez- vous de moi, maudits! et allez au feu éternel
« préparé pour Satan et ses anges ;
il6 COMPËNDIUM F1D£I CATHOLlC.l!:
i\ (( Esurivi enim, et non dedislis mihi manducare :
(( sitivi, el non dedislis mihi potum ;
10. « Hospes eram, et non collegistis nie : nudus, et
(( non cooperuistis me : inGrmus, et in carcere, et non
u visitastis me.
il. (( Tune respondebunt eiet ipsi, dicentes : Domine,
« quando te vidimus esurientem aut sitientem, aut bos,
(( pitem, aut nudum, aut inflrmum, aut in carcere, et
« non ministravimus tibi ?
12. c( Tune respondebit illis, dicens : Amen dico
« vobis : quamdiu non fecistis uni de minoribus bis,
« nec mihi fecistis.
13. a Et ibunt hi in supplicium aeternum : justi autem
« in vitam aeternam. »
GoELUM. — 2. « Vado parare vobis locum.
1. « Et si abiero, et praeparavero vobis locïum, iterum
(( venio, et accipiam vos ad meipsum, ut ubi sum ego,
« et vos sitis. » (Joan., xlv.)
3. Beati in patria supernaturaliter Dei essentiam in-
tuitive vident.
•4. Beati supernaturaliter Dei essentiam nec compre-
hendunt, nec comprehendere possunt.
5. Beati pro diversitate meritorum inae-quali ratione
Deum vident.
PuRGATOfiiuM. — 1. Datur purgatoriura, et justorum
anima) in eo detentaj fldelium suffragiis juvantur.
RÉSUMÉ DE LA FOI CATHOLIOUE 417
9. (( Car j'ai eu faim, et vous ne m'avez pas nourri;
« j'ai eu soif, et vous ne m'avez pas désaltéré ;
40. « J'ai été sans asile, et vous ne m'avez pas
<r recueilli; j'ai été nu, et vous ne m'avez pas revêtu; j'ai
« été malade et prisonnier, et vous ne m'avez pas visité.
11. c( Alors ils répondront : Seigneur, quand est-ce
(c que nous vous avons vu souffrir la faim, la soif, la
c( nudité, la maladie ou la prison sans venir à votre
« secours?
12. « Le Roi leur répondra : En vérité, je vous le
« dis; toutes les fois que vous avez délaissé l'un de ces
c( petits, c'est moi-même que vous avez délaissé.
13. (( Et ils iront au supplice éternel, et les justes à
« la vie éternelle. »
Le Ciel. — 1 . Je vais vous préparer le lieu.
2. u Quand je vous aurai quittés, et quand je vous
« aurai préparé le lieu, je reviendrai et je vous pren-
« drai avec moi, afin que là ou je suis vous y soyez
« aussi. » (Jean, xiv.)
3. Les Saints, dans la lumière surnaturelle delà
patrie, voient intuitivement l'essence de Dieu.
4. Les Saints, dans cette lumière surnaturelle, ne
comprennent pas et ne peuvent pas comprendre l'es-
sence de Dieu.
5. Il y a, selon les différents mérites des Saints, divers
degrés de clarté dans la vision béatiflque.
Le Purgatoire. — 4 . Il y a un purgatoire, et les âmes
qui s'y trouvent sont aidées par les prières des fidèles
m COMPENDiUM FIDEI GATROLIGi£
Inferrus. — 1. « Et si scandalkaverit te manns tua,
« abscide illam ': bonum est tibi debilem introire in
« vitam, quam duas manus habentem ire in gehennam,
u in ignem inextinguibilem, ubi vermis eonim non mo-
(( ritur, et ignis non extinguitur. n (Marc, ix.)
â. Dasmonum et hominum damnatorum pœnm stefilae
sunt.
Resurrectio. — 1. « Haec est autem voluntas ejus,
(( qui niisit me, Patris : ut omne, quod dédit mibi, non
« perdam ex eo, sed resikscitem illud in novissimo die. »
(Joan., VI.)
2. « In RESURRECTioNE neque nubent neque nuben-
« tur : sed erunt sicut Angeli Dei in cœlo.
3. (( Neque ultra mori poterunt : aequales enim An-
(( gelis sunt, et filiii sunt Dei, cum sint filii resurrec-
(( tionis. » (LuG, xx.)
Vî
DÇ PECGATQ ORIGINALl
4. t( Amen,. amen dieotibi, nisi quis renatus fuerîl
« denuo, non p\)test/yî^ére pegnum Dei.
2. « Nisi qiiis renatus fuerit ex aqua et Spiritu sancto,
« non potes t intrôirfe jn régnum Deî.
3. « Oportet v0s naspi denuo. » (Jôan., m.)
4. Primr parentes mandatum sibi a Deo datum trans-
gt^ssisûnt, ac pév ejus transgressionem graviter pec-
caruht. ,.
RÉSUMÉ DE LA FOI GATROLIQUE 419
UEnfeb. — 1. « Si votre main droite vous scandalise,
« coupez-la; car il vaut mieux pour vous entrer dans la
<( vie sans cette main que d'en avoir deux et d'aller au
<c supplice du feu étemel, là où le ver ne meurt pas, et
« où le feu ne s'éteint pas. » (Marc, ix.)
2é La peine des anges décbus et des damnés est éter-
nelle.
•
La Résurrection. — i* « La volonté de mon Père qui
« m'envoie est que je ne perde aucun de ceux qu'il m'a
« donnés, mais que je les ressuscite au dernier jour. »
(Jean, vi.)
2. « Après la résurrection ils ne se marieront plus;
« mais ils seront comme les anges de Dieu dans le ciel.
3. (( Car ils ne pourront plus mourir; ils seront sem-
« blables aux anges et flls de Dieu, étant enfants de la
« résurrection. » (Luc, xx.)
VI
LE PÉCHÉ ORIGINEL
1. « En vérité, je vous le dis, celui qui ne naît pas
« une seconde fois ne peut voir le royaume de Dieu.
2. «Celui qui ne renaît pas de l'eau et de l'Esprit
« saint ne peut entrer dans le royaume de Dieu.
3. « Il vous faut naître une seconde fois. » (Jean, m.)
4. Nos premiers parents ont transgressé la loi de
Dieu, et commis un péché très grave.
4>0 COMP£NDIUM FIDEl GÀTHOLlCyE
5. Peccatum originale, quod est mors animae, in
omnes Adae posteros transfunditnr.
6. Beatissima Yirgo Maria, in primo instanti sus con-
ceptionis, fuit ab omni originalis culpœ labe prsservata*
7. Peccatum originale naturam humanam non gra-
tuitis tantum et supernaturalibus donis spoliavit, sed
etiam hominem in facultatibus naturalibus laesit.
8. Etsi per originale peccatum liberum hominis arbi-
trium attenuatum sit, non est tamen exstinctum; manet
in statu naturae lapsae vera et proprie dicta libertas ad
merendum vel demerendum necessaria.
VII
DE INCARNATIONB
1. « Amen, amen dico vobis, antequam Abraham
« fieret, ego sum. » (Joan., viii.)
2. (( Ego et Pater unum sumus. » (Joan., x.)
3. « Ego sum via, veritas et vita. » (Joan., xiv.)
4. Vere et proprie dicta divinitas in Christo Jesu
agnoscenda est.
* Voici le teite entier de la définition.
« Auctoritate Domini nostri Jesu Christi, beatorum apostolorum
Pétri et Pauli« ac Nostra, declaramus, pronantiamus et definimus,
doctrinani,qufe tenet beatissimam Virginem Mariam, in primo instanti
RÉSUMÉ DE U roi CATIIOLIOCC ,:t
5. Le péché originel, qui est la mort de Tàme, s est
transmis à tous les enfants d'Adam.
6. La Bienbenrense Vierge Marie, dans le premier
instant de sa conception, a été préservée de toute tache
du péché originel.
7. Le péché originel n'a pas seulement dépouillé la
nature humaine des grâces et dons surnaturels de Dieu,
mais il a en outre blessé Tbomme dans ses facultés
naturelles.
8. Quoique le libre arbitre ait été affaibli par le péché
originel, il n'a cependant pas été détruit. Il nous reste,
dans l'état de nature déchue, une véritable liberté, toute
la liberté nécessaire pour mériter ou pour démériter.
VU
LIAXARNAllON
1. « Je vous le dis en vérité, je suis avant qu'Abraham
« fût. » (Jean, viii.)
2. « Moi et mon Père sommes une même chose. »
(Jean, x.)
3. « Je suis la voie, la vérité et la vie. » (Jean, xiv.)
4. Jésus-Christ est vraiment Dieu, Dieu proprement
dit.
sus conceptionis, fuisse singulari omnipotcntisDci gratia et privilégie,
intuitu mcritorum Christi Jesu Salvatoris bumani generis, ab omni
originalis culpsc labc praeservatam et immunem, esso a Dec reve-
latam, atquo idcirco ab omnibus fldelibus flrmiter constanterque
credcndam. »
II 2\
422 COMPENDIUM FIDEI GATHOLIGJ
5. Verbum divinum naturam humanam, nobis con-
sabstantialem, assumpsit integram atqiie perfectam.
6. Gbristi corpus est humanum, atque ex Yirgine
maire conceptum.
7. Animam humanam, eamque rationis participem,
Verbum divinum assumpsit,
8. Ghristus humanis affectibus, doloribus et corrup-
tioni obnoxius fuit.
9. Ghristus Dominus de Spiritu sancto conceptus est,
atque ex Maria Virgine, salva ipsius integritate natus.
10» Beata Virgo vere et proprie Deipara vocatur et
est.
11. Unica in Ghristo admittenda est, eaque divina
persoûa.
12. DuîB sunt in Ghristo naturae intégras, distinctae
inconfusae, atque impermixtae.
13. DuaB naturales operatîones et voluntates indivisaB
et inconfusae, divina soilicet et humana, in Ghristo sunt
confltendae.
14. Est ergo fldes recta ut credamus et conflteamur
quia Dominus noster Jésus Ghristus, Dei Filius, Deus et
homo est.
lô. Deus est ex substantia Patris ante saecula genitusj
et homo est ex substantia matris, in saeculo natus;
16. Perfectus Deus, perfectus homo; ex anima ratîo-
nali et humana carne subsistens ;
17. ^qualis Patri secundum divinitatep ; minor
Pâtre secundum humanitatem.
RÉSUMÉ D£ LA FOI CATHOLIQUE m
5. Le Yerbe divin a pris en lui la nature humaiae telle
qu*elle est en nous; il Ta prise entière et parfaite,
6. Le corps du Christ est un corps humain, conçu
dans le sein de la Vierge Marie.
7. Le Yerbe divin a pris une âme, une àme humaine
douée de raison.
8. Jésus-Christ a été soumis aux affections humaines,
aux douleurs, aux infirmités et à la mort.
9. Jésus-Christ, Notre-Seigneur, a été conçu du Saint-
Esprit et est né de la Yierge Marie, sa mère, demeurant
vierge.
10. La bienheureuse Vierge Marie est, au sens vrai
et rigoureux, la mère de Dieu,
il. Il n'y a en Jésus-Christ qu'une seule personne,
c'est sa personne divine»
12. Il y a en Jésus^Christ deux natures entières, dis-
tinctes, qui ne peuvent se confondre en rien.
13. Il faut reconnaître en Jésus-Christ deux volontés,
deux naturels principes d'action, que Ton ne doit pas
plus confondre que séparer.
14. Ainsi la vraie foi nous enseigne que Notre Sei-
gneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, est vrai Dieu et vrai
homme.
.15. Il est Dieu, engendré avant tous les siècles de la
substance du Père, et il est homme, né de la substance
de sa mère, dans le temps;
16. Parfaitement Dieu, parfaitement homme, ayant
une âme raisonnable et un corps humain ;
17. Égal au Père par sa divinité, et inférieur au J
par son humanité.
i2i COMPENDIUM FIDEI CATHOLICE
18. Qui licet Deus sit et homo, non duo tamen, sed
unus est Christus;
19. Unus autem non conversione divinitatis in car-
nem, sed assumptione humanitatis in Deum :
20. Unus omnioo non confusione substantisB, sed
unitate personne.
21. Nam sicut anima rationalis et caro unus est homo,
itu Deus et homo unus est Christus.
YIII
DE ORATIA
1 . « Nemo potest venire ad me, nisi Pater, qui misit,
(( me, tra&erit eum. » (Joan., iv,)
2. « Ego sum vitis yera : et Pater meus agricola est.
3. c( Manete in me : et ego in vobis. Sicut palmes non
c( potest ferre fructum a semetipso, nisi manserit in vite :
« sic nec vos, nisi in me manseritis.
4. (( Ego sum vitis, vos palmites : qui manet in me,
(( et ego in eo, hic fert fructum multum : quia sine me
« nihil potestis facere,
5. « Si quis in me non manserit, mittetur foras sicut
« palmes, et arescet, et colligent eum, et in ignem mit-
« tent, et ardet.
6. (( Si manseritis in me, et verba mea in vobis man-
RESUME DE LA FOI CATHOLIQUE 425
18. Mais quoique Dieu et homme, il n'est pas deux,
mais un seul Christ.
19. 11 est un, non par aucune transformation de la
divinité en chair, mais par l'union de rhumanité à la
divinité.
20. Il est un, non par la confusion des deux natures,
mais par l'unité de la personne.
21 . Car comme l'âme raisonnable et la chair sont un
seul homme, ainsi Dieu et l'homme sont uu seul Christ.
VIII
LA GRAClil
1. « Personne ne peut venir à moi, si mon Père, qui
« m'a envoyé, ne l'attire. » (Jean, vi.)
2. « Je suis la vraie vigne ; et mon Père est le vi-
ce gneron.
3. « Demeurez en moi, et moi en vous. Comme la
« branche ne peut porter de fruit par elle-même, si elle
« n'est attachée au cep, de même vous ne pouvez porter
« de fruit si vous ne demeurez en moi.
4. « Je suis le cep, et vous êtes les branches; celui
« qui demeure en moi, et en qui je demeure, celui-là
(( porte beaucoup de fruit. Sans moi vous ne pouvez
c( rien faire.
5. « Celui qui ne demeure pas en moi, sera rejeté
« comme une branche inutile, séchera, et sera ramassé
« pour être jeté au feu et brûler.
6. « Si vous demeurez en moi, et si mes paroles de-
« 24.
426 GOMPfiNDIUM FlDfil GÂTHOLlGiS
« serint, quodcumque voluerilis peletis, et flet vobis. »
(Joan., XV.)
7. « Ecce sto ad ostium, et pulso : si quis audierit
« vocem meam, et aperuerit mihi januam, intrabo
(( ad iUum, et cœnabo cum iUo et ipse mecum. »
(Apoc, m.)
8. (( Si quis diligit me, sermonem meam servabit, et
(( Pater meus diliget eum, et ad eum veniemus, et man-
« sionem apud eum faciemus. )> (Joan., xiv.)
9. Gratia est internum Dei donum homini ex Ghristi
meritis concessum, in ordine ad vitam œternam.
10. Gratia est omnino gratuita, et nulla opéra ordinis
naturalis possunt mereri gratiam.
il. Ad omnes et singulos actus salutares necessaria
est interior Spiritus sancti gratia illustrationis et inspi-
rationis.
12. Necessaria est Dei gratia homini lapso, tum ad
cognocendas omnes veritates ordinis naturalis corn-
plexive sumptas, tum ad universam legem adimplendam,
tum denique ad graves tentationes superandas,
14. Sine sancti Spiritus illuminatione, inspiratione et
adjutorio, non potest homo habere salutare initium fldei
et in flde perseverantiam usque in flnem.
15. Potest homo lapsus antequam fldei gratiam asse-
quatur, aliqua opéra moraliter bona efûcere. Non omnia
in&delium opéra vitia sunt aut peccata.
16. Potest homo actuali gratia adjutus, ante adeptam
justiflcationem, actus bonos ac supernaturales elicere;
ideo non omnia peccatorum opéra totidem sunt pec-
cata.
RÉSLMÊ DE LA FOI CÂTHOLIQCE 4^
(( mearent en vons, voas demanderez iont ce que vous
« voudrez, et vous Tobtiendrez. » (Jean, xt.)
7. Je me tiens à la porte et je frappe. Quiconque
(( écoute ma voix, et m*ouvre sa porte, j*entre chez lui,
tt et nous prenons ensemble notre repas. » (Apoc, m.)
8. « Celui qui m* aime garde ma parole, et mon Père
(( l'aimera, et nous viendrons à lui, et nous ferons en
'( lui notre demeure. » (Jean, xiv.)
9. La grâce est un don intérieur de Dieu, fait à
riiomme par les mérites de Jésus-Ghrist, pour le con--
duire à la vie étemelle.
iO. La grâce est entièrement gratuite, et aucune
œuvre de Tordre naturel ne peut la mériter.
11. Pour tout acte utile au salut, il faut à Thomme
la grâce intérieure du Saint-Esprit, grâce d*illumiûation
et d'inspiration.
12. La grâce de Dieu est nécessaire à Thomme déchu
pour connaître l'ensemble de toutes les vérités de l'ordre
naturel, pour accomplir toute la loi naturelle, pour sur-
monter les tentations graves.
14. Sans la lumière, l'inspiration et le secours du
Saint-Esprit, l'homme ne saurait avoir le commence-
ment salutaire de la foi, ni la persévérance dans la foi
jusqu'à la fin.
15. L'homme déchu peut, avant d'avoir la foi, pro-
duire quelques bonnes œuvres. Toutes les actions des
infidèles ne sont pas des péchés.
16. L'homme, aidé de la grâce actuelle, avant d'avoir
acquis la justification, peut produire des actes surnatu-
rels; toutes les œuvres de l'homme en état de péché
ne sont pas autant de péchés.
i28 COMPENDIUM FlûEl CATflOLICi:
17. Nonpotest homo justificatus peccata omnia, etiam
venialia, vitare, nisi ex speciali gratia Dei.
18. Non potest homo justificatus, sine speciali Dei
auxilio, in accepta justitia usque in finem perseverare.
19. GratiâB efficacia nullam infert homini necessi-
tatem, seu homo liber est in actibus salutaribus.
20. Datur in priBsenti statu gratia mère et vere suffi-
xiens, quae homini completam ad actus boaos eliciendos
facultatem trihuit, quse inutilis redditur ex libéra, proin-
deque culpabili, humanaB voluntatis resistentia.
31. Justis omnibus; prsesertim vero volentibus et
conantibus, urgente praecepto, datur a Deo gratia vere
ac relative sufficiens ad servanda omnia praBcepta.
22. Deus omnibus fldelibus peccatoribus gratias suffi-
cientes tribuit, quibus possint tum peccata praecavere,
tum a peccatis resipiscere.
23. Fides quaB ad justificationem requiritur, non est
tantum fiducia in divinis promissionibus, sed est flrmus
et liber assensus voluntatis et întellectus, gratia opé-
rante, ad ea omnia quae Deus revelavit.
24. Justi, per bona opéra ex gratia facta, vere meren-
tur gloriam aelernam ejusque augmentum.
RÉSUMÉ UE LA FOI CATUOLIQCE 4:>9
17. L'homme en état de grâce ne peut éviter tout
péché même véniel, si ce n'est par un privilège très-
particulier de Dieu.
18. L'homme justiBé ne peut, sans un secours spécial
de la grâce, persévérer jusqu'à la fin dans la justice.
19. L'efficacité de la grâce n'impose à l'homme au-
cune nécessité; l'homme est libre dans tous les actes qui
le mènent au salut.
. 20. Il y a dans notre état présent une grâce vraiment
et purement suffisante, qui donne à l'homme la com-
plète possibilité de faire le bien, mais que la résistance
libre et coupable de notre volonté rend inutile.
21. Tous les justes, surtout lorsqu'ils veulent, et qu'ils
luttent en présence de la loi de Dieu, reçoivent de Dieu
toute la grâce nécessaire pour accomplir la loi.
22. Dieu donne à tous les fidèles en état de péché,
des grâces suffisantes pour éviter le péché, et réparer
les péchés passés.
23. La foi requise pour être justifié n'est pas seule-
ment la confiance dans les promesses divines, mais c'est
une ferme et libre adhésion d'intelligence et de volonté,
avec l'aide de la grâce, à tout ce que Dieu a révélé.
24. Les justes, par leurs bonnes œuvres opérées
dans la grâce de Dieu, méritent vraiment la gloire du
ciel et l'augmentation de cette gloire.
430 GOHPËNDIUM FIDEl GATHOLIGiS
IX
DE BACRAMEKTIS
1. Sâoramenta novae legis a Jesu Ghristo Domino
nostro instiluta, nec plura sunt nec panciora quam
septem : Baptismus, Gonfirmatio, Eucharistia, Pœni-
tentia, Ëxtrema Unctio, Ordo et Matrimonium.
2. Sacramenta novae legis non sunt institata ad solam
fldem nutriendam, sed continent gratiam qnam signlfl-
cant, eamque non ponentibus obicem conferunt ex opère
operato.
3. In tribus sacramentis, Baptismo scllicet, Conflr-
matione et Ordine, Imprimitur character in anima, hoc
est signum quoddam spirituale et indélébile; unde ea
iterari non possunt.
Baptismus. — i. (( Amen, amen dico tibi, nisi quis
(( renatus fuerit denuo, non potest videre regnum Dei. »
(Joan., m.)
2. (( Nisi quis renatus fuerit ex aqua et Spiritu sancto,
« non potest introire in regnum Dei. » (Joan., m.)
3. « Ëuntes ergo docete omnes gentes, baptizantes
(( eas in nomine Patris, et Filii, et Spiritus sancti. »
(Matth., xxviii.)
4. (( Joannes quidem baptizavit aqua, vos autem bap-
(( tizabimini Spiritu sancto non post multos hos dies. »
(Act., I.)
5. Fer Bapiismum confertur gratia Dei nostri Jesu
RÉSUMÉ DE LA FOI CATfiOlIQUE 431
IX
LGS SAGBGMBNTS
1. Les sacrements de la loi nouvelle institués par
Notre-Seigneur Jésus-Gbrist, pont au nombre de sept :
le Baptême^ la Confirmation, TEucbaristie, la Péni-
tence, TExtrême-Onction, l'Ordre et le Mariage.
2. Les sacrements de la loi nouvelle ne sont pas éta-
blis seulement pour nourrir la foi, mais ils contiennent
la grâce qu'ils signifient, et ils la donnent ex opère ope-
ralo h ceux qui n'y mettent pas d'obstacle.
3. Il y a trois sacrements, le Baptême, la Confirma-
lion et rOrdre, qui impriment dans Tâme un caractère
et comme un signe spirituel indélébile. On ne peut donc
les recevoir deux fois.
Le Baptême. — 1. « En vérité je vous le dis, celui qui
(( ne naît pas une seconde fois, ne peut voir le royaume
« de Dieu, n (Jean, ni.)
3. a Celui qui ne renaît pas de Teau et de TEsprit saint
({ ne peut entrer dans le royaume de Dieu. » (Jeanj ni.)
3. « Allez et enseignez toutes les nations, les bapti-
« sant au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. »
(Matth., XXVIII.)
4. (( Jean vous a baptisés dans l'eau, mais vous^ voua
(( serez baptisés dans le Saint-Esprit sous peu de jours. »
(Act., I.)
5. Le Baptême est un sacrement qui, par la grâce de
43Î COMPENDIUM FIDEI GATllOLICiE
Gbristi ad originalis culpae reatum, et totum id, quod
vere et proprie peccati rationem habeat, tollendum et
remittendum.
6. Necessilale cogente, a quocumque, sive masculo,
sive femina, imo et ab ba^retico et infideli, Baptismus
valide ac licite administrari potest.
CoNFiRMATio. — 1. « Accipietis virtutem superve-
« nientis Spiritus sancti in vos, et eritis mihi testes. »
(Act., II.)
2. « Sedete in civitate, quo^dusque induamini virtute
« ex alto. » (Luc, xxiv.)
PoENiTENTiA. — i . (( Oportebat Christum pati, et
« resurgere a mortuis tertia die, et praBdicari in nomine
« ejus Pœnitentiam et remissionem peccatorum in
« omnes gentes. » (Luc, xxiv.)
2. « Accipite Spiritum sanctum quorum remiscritis
(( peccata, remittuntur eis, et quorum retinueritis, re-
« tenta sunt. » (Joan., xx.)
3. « Amen dico vobis, qusecumque alligaveritis super
« terram, erunt ligata et in cœlo : et quaecumque solve-
« ritis super terram, erunt soluta et in cœlo. » (Mattb.,
xviii.)
4. Pœnitentia est novae legis sacramentum, a Ghristo
institutum, ad delend a peccata postBaptistum commissa.
5. Gontritio cbaritate perfecta bominem Deo réconci-
liât, priusquam sacramentum Pœnitentiae actu susci-
piatur, non tamen sine sacramenti voto, quod in illa
închiditur.
KÉSCMC DE LA FOI CiTROLIQlC 413
Xotre-Seigneor Jésns-€hrist, efface le péehé originel.
6. La Baptême, lorsqu'il y a nécessité, peut èlre lici-
tement et yalidemeni administré par qui que ce soit,
homme ou femme, même hérétique ou infidèle.
GoNFuiMATiOR. — 1. « Vous recevrez la force du Saint-
« Esprit Tenant en tous, et vous rendrez témoignage de
« moi, » (Act., 11.)
2. a Demeurez dans la cité sainte jusqu'à ce que vous
« soyez revêtu de la vertu d'en haut. » (Luc, xxiv.)
La Pénitence. — I . a II fallait que le Christ souffrît , et
« qu'il ressuscitât le troisième jour, et qu'en son nom la
« Pénitence et la rémission des péchés fussent préchées
« à toutes les nations. » (Luc, xxiv.)
2. « Recevez l'Esprit saint : les péchés que vous re-
« mettrez seront remis, et ceux que vous retiendrez
« seront retenus. » (Jean, xx.)
3. « Je vous le dis en vérité, tout ce que vous lierez
« sur la terre sera lié dans le ciel, et tout ce que vous
délierez sur la terre sera délié daus le cieL » (Matth.,
XYUI.)
4. La Pénitence est un sacrement de la uouvelle loi,
institué par Jésus-Christ pour effacer les péchés commis
après le Baptême.
5. La contrition, lorsque la charité la rend parfaite,
réconcilie Thomme à Dieu avant le sacrement de la
Pénitence : mais la contrition parfaite implique le vœu
de ce sacrement.
Il 2ri
434 COMPSNDIUM FlDEl OATHOLIC^
6^. Ad sacramentum Pœnitentlœ rite susclpîeBdum non
est necessaria contritio charitate perfecta.
7^ Nullum est pçccatum quod ab Ecclesia remitti non
pQ$sit. Nulluna in bac vita orimen est irremlssibile.
8. Non totà simul pœna cum culpa semper remittitur
a DeQ) sçd pleruipq[ue aeterna pgena sublata, pœna tem-
poralis manet çxsolYenda.
ËDCQABiSTiA, t^ it « Ego sum panis \\idd.
2. « Hic est panis de cœlo descendons; ut si quls ex
« ipso manducaverit, non tporiatur.
3. « Ego sum pçinîs vivus, qui de c,ob1o descendi.
4. i{ Si quis naçinducaverit ex hoc pane^ vivet in SBter-
« num : et panis, quem egp. dabo, paro mea est pro
« niundi vita.
5. « Aroen, amen dico vobis : nîsi manduoaveritîs
« carnem Filii hominis, et biberitis ejus sanguinem, non
« habebitis vitam in vobis..
6. (ç Qui manducat iï\eani carnem, et bibit meum
« siç^ngninem, habet vitapi ep^ternam : et ego resuscitabo
(( eum in novissimo die.
7. (i Caro enim naea vere est cibus i et sanguis meus,
« vere est potus.
8. « Qui nîanducat meam carnem et bîbît meum
« sanguinem, in nie manet, et ego in illo, )> (Joan., vi.)
9. « Hoc est corpus meum.
10. « Hiç est sanguis meus, Novî Testamenti, quod.
« pro multis effundeturi » (Marc, xiv.)
11; Çst in sacramento Eucharistiœ vere, realiter et
RÈSUMB DE LA FOI CATHOLIQUE 4315
6. PoBP feeevolr utUemeat le saerepient de Bénitenoe,
il n'est pas nécessaire d^avoir la ooBiriiion paFfaite.
7. Il n'y a pas un seul péché que TÉglise n'ait le
pouvoir de remettre. ÀueuH crime B^e&t irrémissible
dans œtte vie.
8. La peine due au péché ii'eal p$^s^ to^jo^r@ i^m\#^
par Dieu en même temps que le péché même ; mais d'or-
diuaire, qu^nd la peine éternelle e^\ remise, U r^»le upe
peine iemporeUe à auhir.
L'ËucHAaisTis. ^ 1. ft jle suia le paia de vie«
S. « G*esi là le pain de&eeadu du ciel, afin que qui-.
« eenque s'en nourrit ne meure paa.
3. ((Je suis le pain vivant, qui eai deaeeudu du eiel.
4. « Celui qui mange de ee pain vivra éternellement ;
« le pain que je donne, c'est ma chair pour la vie du
(( monde.
S* (( Eu vérité, je vousi le ^is : si vous pe p^ti^gez la
«. chair du FU» de l'homift^^ et. si voys pe huve» ftQft
« sa^g, yons Vi'mf^% p^& la vi^ e^ vou^*
6i (( Celui qui mange ma chair et Ijioit pion sa,i)g a la
(( vie étemellej et je le ressusciterai au dernier jour.
7. « Mft cbàir est, une vraie r|ouryitu?*e; et inon sang
« est un vrai breuvage.
8. « Celui qui mange ma chair et boit mon sang
« demeure en moi, et moi en lui. » (Jean, vi;)
9. (( Ceci est mon corps.
10. (( Ceci efet taon sang, le sang de la nciuveDe al-
liance qui sera répandu pour plusieurs. » (Marc, xiv.)
11. Dans le très saint saerement de TËucharistie se
436 COMPENDilM FiDEi GATHOLIGJ;
substantialiter corpus et sanguis, simul et anima et
divinitas Domini nostri Jésus Ghristi.
12. Per GODsecrationem tota substautia panis et vini
convertitur in substantiam corporis et sanguinis Gbristi,
quod dicitur Transsubstantiatio,
13. Sub utraque specie et singulis cujusque speciei
pariibus, separatione facta, Ghristus totus continetur.
i4. Peccatorum remissio neque est prœcipuus, neque
unicus sanctissimae EucharistiaB effectus ; nec sola fides
est sufficiens prseparatio ad sumendum sanctissimce
Ëucharistise sacramentum.
13. In missa offertur Deo verum et proprium sacri-
licium.
ExTRiiiMA UNCTio. — 1. Ex apostolica traditione di-
dicit Ecclesia catholica sacram et extremam infîrmorum
unctionem esse vere ac proprie sacraitnéntum a Ghriislo
Domido institutum.
Ordo. — 1. Ordo, sive sacra ordinatio qua sacri
inaugurantur ministri, verum et propie dictum nova;
legis sacramentum est.
Matrimonium. — 1. Matrimonium est verum Ëvan-
gelicae legis sacramentum.
2. Status virginitalis, libère ex amore Dei susceptus,
excellentior est matrimonio.
RÉSUMÉ DE LA FOI CATHOLIQUE • 437
trouvent vérîtablement, réellement et substantiellement
le corps et le sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ, ainsi
que son âme et sa divinité.
12. Par la consécration, toute la substance du pain
et toute la substance du vin se change en la substance
du corps et du sang de Jésus-Christ, ce qui s'appelle
Transsubstantiation.
13. Sous Tune et l'autre espèce, et sous chacune de
leurs parties, même après la séparation, est contenu
Jésus-Christ tout entier.
14. La rémission des péchés n'est ni le seul ni le prin-
cipal effet de la très sainte Eucharistie. La foi seule n'est
pas une préparation suffisante pour recevoir ce sacre-
ment.
15. Dans la sainte messe, un véritable sacrifice est
offert à Dieu.
L'ExTRÊME-ONCTiON. — 1. La tradition apostolique
enseigne à l'Église que la sainte et suprême onction des
malades est un vrai sacrement, institué par Jésus-Christ.
L'Ordre.* — i. L'Ordre, ou la sainte ordination qui
établit les ministres de Dieu, est un vrai sacrement de
la loi nouvelle.
Le Mariage. — i. Le Mariage est un vrai sacrement
de la loi Évangélique.
2. L'état de virginité, librement choisi par amour
pour Dieu, est plus excellent que le mariage.
m ^ GOMPSNDIUM FIDEi GÀTHOLIGjK
0B iNousxifiNTiis ; «augtoeum et imaginum gultu
1. Dalur in Ecclesia indulgenliarum thésaurus con-
«ianfi ex meriUs Ghristi et Sanotorum.
2. I&diilgentiœ homiaem libérant a pœnae temporalis
rcatu.
3. Est in fieclesia potestas a Ghristo concessa confe-
rendi indalgentias.
4. Sancti una cum Ghristo régnant et pro hominibus
orant. Bonum ac utile est sanctos venerari et invocare.
5. Sacrarum imaginum veneratio liciia et pia est.
XI
DE ECCLESIA
1. « Alias oves habeo, quae non sunt ex hoc ovili : et
« ïUas oportet me adducere, et vocem meam audient, et
<f flet unum ovile etTinus pastor. » (Joan., x.)
2. « Euntes in mundum universum, praedicate Evan-
« gelîum ortlûi ôïiealUrâe. » (M&i*c, xVi.)
3. « Sicut misit me Pater et ego mitt<> vos. » (Joàn-.j
n.)
4. « Qui vos audit me audit, et qui voâ spêfnit me
llfiSUMS M LA FOI GATHOLIQUE 439
lES INDUta^NCBS; LES SAINTS; LES IMAGES
1. Il y a dans l'Eglise un trésor d'indulgences formé
par les mérites du Christ et ceux des Saints.
2. Les indulgences délivrent Thomme de la peine
temporelle due au péché.
3. L'Église a reçu de Jésus-Christ le pouvoir d'ac-
corder des indulgences.
4. Les Saints régnent avec le Christ et prient pour
nous. Il est bon et utile de vénérer et d'invoquer les
Saints.
5» La vénération des saintes images est licite et
pieuse.
XI
L <« J'ai d'Autres brebis qui m éonl pêë de cette
ti[ bergerie ^ il faut tpie je les amène aussi; et êUes
(( entendront ma voix, «t il n'y aura plus qu'une seule
« bergerie et un seul pasteur. » (Jean, x.)
2( c< Allez dans le monde entier, et prôi^hea l'Évangile
« A taut« créAluk^; » (Marc, xti.)
3. « De même que mon Père m'a envoyé, je vous
« envoie. » (Jean, vi.)
4. « Celui qui vous écoute m'éCouie^ eèlui qui vous
440 GOMPENDIUM FiDGl GATHOLlGi^
(( spernit. Qui autem me spernit, spernit Ëum qui misit
« me. (Luc, x.)
5. « Eunies ergo docete omnes génies, baptizantes
(( eos in nomine Patris, et Filii, et Spiritus sancti;
6. (( Docenteseosservareomniaquaecumquemandavi
(( vobis; et ecce ego vobiscum sum omnibus diebus, us-
« que in consummationem saeculi. » (Matth., xxyiii.)
7. « Et ego dico libi (Simoni Petro) : Tu es Petrus,
(( et super banc petram aBdificabo Ëcclesiam meam, et
(( portae inferi non prœvalebunt adversus eam.
8. « Et tibi dabo claves regni cœlorum, et quodcum-
« que ligaveris super terram, erit ligatum et in cœlis :
<( et quodcumque solveris super terram, erit solutum et
« in cœlis. » (Matth., xvi.)
9. Ghristus Ëcclesiam instituit et fundavit, utper eam
et in ea sui cultores mediis idoneis essent instructi ad
seternam salutem sibi comparandam.
10. Omnes et soli justi pertinent ad EcclesiaB animam.
il. Ad corpus Ecclesia?., seu ad visibilem Ëcclesiam,
spectant omnes Ghristi fidèles tam justi quam peccatores.
12. In definienda fldei et morum doctrina a Ghristo
tradita, Ecclesia tam dispersa quam in conciliis œcu-
menicis congregata est infaillibilis. ^
13. Ghristus beato Pelro quem suum in terris vica-
rium totiusque Ëcclesiam caput constituit, ejus in hoc
*■ Presque tous les catholiques croient, et tous admettent en pra-
tique, que : « Le Souverain Pontife, jugeant solennellement {ex cathedra)
RÉSUMÉ DE LÀ FOI CATHOLIQUE Ul
(( méprise me méprise. Celui qui me méprise, méprise
Celui qui m*a envoyé. » (Luc x.)
5. (( Allez, et enseigaez toutes les nations, les bapti-
« sant au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit.
6. « Apprenez-leur à observer tout ce que je vous ai
« enseigné ; et voici que je suis avec vous tous les jours
(( jusqu'à la consommation des siècles. » (Matth., xxviii.)
7. « Je te le dis (Simon Pierre) : Tu es Pierre, et sur
« cette pierre je bâtirai mon Église, et les portes de
« Tenfer ne prévaudront point contre elle.
8. (( Je te donnerai les clefs du royaume du ciel, et
<i tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans le
« ciel ; tout ce que tu délieras sur la terre sera délié
(( dans le ciel. » (Matth., xvi.)
9. Jésus-Christ a fondé son Église pour qu'en elle et
par elle Thomme fidèle trouvât les moyens d'arriver à
la vie éternelle.
10. Tous les justes, rien que les justes, font partie
de l'âme de l'Église.
il. Tous ceux qui croient en Jésus-Christ, qu'ils soient
justes ou pécheurs, appartiennent au corps de l'Église,
c'est-à-dire à l'Église visible.
J2. Quand il s'agit de définir, en matière de foi et de
mœurs, la doctrine révélée par Jésus-Christ, l'Église,
•soit dispersée, soit rassemblée en conciles généraux, est
infaillible ^ .
13. Jésus-Christ a donné à saint Pierre, qu'il a fait
son vicaire en ce monde et chef de toute l'Église, et en
en « matière de foi où des mœurs, est infaillible ». L'Eglise néanmoins
n'a pas défini ce point comme article de foi.
Il 25.
442 GOMPSNDIUM flDIl GATHOUGA
tnuntei^ BûceeBsoribuB, non honoris duntaxat et auciori-
tatis, sed ver» etiam jurisdictionis primatum «onstiluit.
14. P^iilifek Rotnaàag) Peiri succesGor , esl, ex insti-
tutione Gfaristi, omnium Epiecoporum caput»
xii
SUHMA LEtHB m\\3HM
l« « Diiiges ^miûum Deum tuam ex loto corde iuo,
a et ei tota anima tUtei, et ex tdta mente tua, et ex tota
(( virtute tua. Hoc est maximum et pHmnm mandatum.
2. il Secutidum autem simile est Ûli : Diiiges proxi*-
(( mum tuum tanquam te ipsum.
â. t( In his duobus manduUs univôfi^a iex pendet, et
« prophetœ. » (Matth., xxii.)
4. « OtAnia quaecumque vultis ut faeiant VoWb homi-
<{ lies, et vos fdcite illis. Hâ5C est ettim lex et prophet», »
(Matth., Yii.)
iiîTïi II LA f :: CAT£:L:jri - 443
même te^nps ^el sar-oessecrs de saint Keme, une pii-
maaté, nco se::lr!nfn di^r^iH-iir et d^antorilé, mais
encore de ;:;Tiilr:î:'n-
14. Le SjUTeraia Pontife, 5uc«ssear de saint Pierre,
est, par llnstîtaûon dlvic^e, cbef de Ions les Évèques*
XII
sommahe de ul loi de dieu
i. a Ta aimeras le Seigneur ton Dien de tonte ton
(( âme, de tont ton cœnr, de tont ton esprit et de toutes
cf tes forces. C'est là le plus grand et le premier corn-
(( mandement.
2. a Yoici le second qui est semblable au premier :
(( Tu aimeras ton prochain comme toi-môme.
3. Ce double commandement renferme toute la loi
« et les prophètes. » (Matth., xxii.)
4. (( Tout ce que vous voulez que les hommes vous
(( fassent, faites-le pour eux. C'est là la loi et les pro«
(( phètes. » (Matth., vu.)
NOTES
Quelques Théologiens, au sujet du désir naturel qu'a
l'homme de voir l'essence de Dieu, ont pu aller trop
loin, et outrer la doctrine de saint Thomas, dans le sens
où le fit Baïus, quoique sans aller jusqu'à son hérésie :
mais d'autres ne vont peut-être pas assez loin, par la
crainte mal fondée de tomber dans le Balanisme. Syl-
vius, dans son Commentaire de la Somme, s'exprime
ainsi : a Quoiqu'il y ait naturellement dans l'homme un
certain désir de voir Dieu, et qu'ainsi la Béatitude, qui
consiste en la claire vision de Dieu, puisse en un sens
être dite la fin naturelle de l'homme, à cause de cette
espèce de désir qu'en a l'homme, cependant, à parler
simplement, la Béatitude, avec tous les moyens de l'ac-
quérir, est proprement la fin naturelle de l'homme. »
« (Quamvis enim homini aliqualiter insit naturale desi-
derium videndi Deum, atque ita beatitudo consistens in
clara visione Dei, possit quadam ratione dici finis naiu-
raHs hominis, nimirum quoad aliqualem appetitum seu
desiderium, quoad assecutionem tamen et simpliciter
loquendo, est finis supematuralis) . » Gomment, in Sum-
mam, q. xcv.
Tout est bon, précis et mesuré dans ce passage, sauf
un mot peut-être : pourquoi concéder qu'en un sens
quelconque la vision béatiflque puisse être dite la fin
446 NOTES
naturelle de Thomme? N'est-ce pas dire qu'en un sens
la fin surnaturelle de l'homme est sa fin naturelle? pro-
position dure et choquante. L'idée de Sylvius, qui d'ail-
leurs est vraie, n'est-elle pas mieux exprimée par ceux
qui affirment simplement que l'homme a quelque désir
naturel de la vision intuitive de Dieu? L'existence de ce
désir naturel de la vision intuitive a toujours été ensei-
gnée par la plupart des Thomistes, tels que Durandus
et Soto ; par tous les Scotistes, Montalban, par exemple,
et par tous les Augustiniens, tds qu« Belleili et Berti.
Toutes ces Écoles affirment qu'il y a, dans la créature
raisonn^lè, un désir naturel inné de la vision intuitive
de Dieu : Gi^eaturœ rutionnli tnesse naJturaliter nppetttum
innatum ad vinionem Ùei îniuitivam (Berti, Auguste «yst,
Vindic. dissert. Il, cap* I^ § VI).
ti est vrai que cette dernière proposition elle-même a
été attaquée, mais à tort. Après i'atfaife du Jansénisme
et l'admirabl^ô Bulle Unigenitus, qui n'est qu'Une défense
de la raison et de la liberté humaine contre le fanatisme
et le flatalisme, quelques Théologiens crurent voir te
Baïanisme et le Jansénisme dans la doctrine de Berti et
de son maître BelleUi> général dés Augustins. Mais
Bellelli^ déféré deux fois à l'inquisition de Rome^ fut
trouvé irréprochable dans ses écrits ; et l'ouvrage de
Berti ^ éè Theologieis discipiims (Rom. LIAS),, fut en vain
poursuivi devant tous les tribunaux compéteats* Deux
évêques français, Saléôla, évéque de Valence^ et Languet,
archevêque de Sens, dans leur zèle plus ardent qu'é^l«ûré
pour la doctrine de la Bulle {/nigenitùi, dénoncèrent
Bellelli et Berti à Benoît XIV, à l'assemblée du clergé de
France de 1747, et à l'Université de Vieiine-, Saléon
écrivit deux ouvrages intitulés : JBaiamsuMis redivivus et
Jûmenismns rediviviùs in 9criptis PP^ Bellelli et Sertie
NOTBS 447
Ces ouvrages furent adressés à Benoît XIV avec une
lettre très pressante. Mais les Théologiens nommés k
Rome pour examiner la dénonciation la rejetèrent à
Tunanimité. L'assemblée du clergé de France, de son
côté, la trouva mal fondée, et l'Université de Vienne
porta le même jugement. C'est alori^ue Berti, par ordre
de Benoit XÏV, se Justifia par une apologie^ imprimée
au Vatican (1749), sous ce titre : AugttstinianHm êtfêtemà
de gratiOf de iniyua Batanismi et Jansenimismi enwts
ifèsimulaitone vindicafum. Dans cel ouvrage, Berti sou-
tient victorieusement cette proposition : Nemo dam*
nandus Bûtanismi si defendat créatures rationali inesse
naturaliter appetùum innatum ad visionem Dei intuitivam.
Cependant Farchevèque de Sens, entrant alors dans
le débat, lança, en 1750^ une censure contre la doctrinia
des deux Théologiens italiens, et l'envoya à Benoit XIV,
en l'adjurant d'approuver cette condamnation. Mais
Benoît XIV, trop éclairé pour confondre le système
Augustinien avec le Jansénisme, ne put accéder au désir
du prélat. Berti termina cette polémique par une nou*
velle apologie.
Berti établit de la manière la plus incontestable, dans
ces apologies, qu'il n'y a point de Baïanisme à soutenir
l'existence d'un désir naturel inné de la vision intuitive^
Il a pour lui toute l'école Scotiste, avant et après Baïus.
Il a pour lui saint Thomas dans les deux Sommes, la
plupart des Thomistes, notamment Durandus et Soto.
Molina et Ëstius, tout en n'admettant pas l'existence de
ce désir naturel, conviennent qu'il est très permis de
l'admettre, et que c'est même le sentiment commun des
scolastiques, dont Molina résume ainsi la doctrine :
« Beatitudinem in particulari esse flnem nostrum na-
« turalem, non quoad assecutionem, «ed quoad appe-
ii8 .NOTES
« titum et potentiam passivam. )) Suarez fait le même
aveu.
Mais Bellarmin [de Gratia, I, cap. 7) est très explicite
sur cette question et abonde dans le sens Au^ustinien.
Après avoir dit que c'est une grande question de savoir si
la béatitude éternelle, qui consiste dans la vision de
Dieu, est la fin naturelle ou la fin surnaturelle de
l'homme (jfion parva quœstio est silne sempilema beatitudo,
quœ in visione Dei sita est, finis hominis naturalis aui
supernaturalts); il affirme que « la béatitude éternelle
« est la fin naturelle de Thomme quant au désir que
(( rhomme en a, mais non quant au pouvoir de l'ob-
« tenir. » {Respondeo beatiludinem finem hominis natu-
raient esse quoad appetitum, non quoad assecutionem.) Et
il ajoute cette magnifique pensée : « Gela n'est pas in-
« digne de la nature humaine, mais, au contraire, c'est
« la preuve de sa grande dignité : elle a été créée pour
« une fin si sublime, qu'elle ne peut y atteindre par les
« seules forces de sa nature. » {Non est autem natura
humana indignum, sed contra potius ad maximam ejus
pertinet dignitatem, quod ad sublimiorem finem condita
sit^ quam ut eum solis naturœ suœ viribus attingere possit.)
On a aussi du jésuite Recupitus une belle et ample
dissertation sur ce sujet. L'auteur s'objecte « que de ce
c( désir naturel et inné on peut conclure tout au plus h
a la possibilité d'une connaissance abstraite de la cause
c( première, mais non d'une connaissance intuitive de
(( l'essence de Dieu ». {Ex appetitu naiurali et innato ad
summum inferri possibilitatem cognoscendi primam causam
cognitione abstractiva^ non autem cognitione ihtuitiva et
secundum substantiam,) Mais il répond à cette objection :
« La vue d'un effet quelconque nous donne le désir
« naturel de voir non pas seulement l'idée de la cause.
NOTES 449
« en tant que cause, mais encore Têtre même, la subs-
« tance même qui est cause de l'effet; à la vjie de
<( Touvrage, on veut voir Touvrier. » {Respondeo ex
visione effectuum quorumcumque excitari naturale desi-
derium videndi non solum rationem causœ vi sic, sed
ipsammet entùatem^ et substantiam causœ : viso enim opi-
ficio cupimus videre opificem.) « Mais alors, s'objecte-t-il
« encore, si nous avons le désir naturel de voir l'essence
« de Dieu, il s'ensuit que Thomme ne se repose jamais
« dans sa félicité naturelle, qui consiste dans la connais-
c( sance naturelle de la cause première, et que son désir
(( va toujours au delà. » Que répond à cela le savant
Jésuite? « J'accorde que la félicité naturelle qui con-
« siste dans une vue abstraite de la cause première est
« imparfaite, et que par conséquent il convenait que
c( Dieu, comme il Ta fait, créât F homme pour la vision
« intuitive, complément de la félicité naturelle. »
{Concéda felicitatem naturalem hominis^ quœ hahetur per
contemplcUtonem ahstractivam primœ causœ^ esse imper-
fectam : et ideo conveniens fuisse, ut ordinareiur ulterius
ad cognitionem ejus intuitivam^ quœ complemenlum esset
beatitudinis naturalis.)
Tel est le résumé de cette dissertation de Berti. Dans
une autre dissertation il prouve que Bellelli enseignait
tout le contraire du Baianisme, par cela même qu'il
admettait le désir naturel de la béatitude, et soutenait
cette proposition : « La nature raisonnable, à cause de
« son indigence, incline à la vision de Dieu, comme à
u une perfection qui seule peut la combler pleinement. »
{Natura vero rationalis, propter indigentiam suam, in Dei
visionem inclinât, tanquam perfectionem, qua sola potest
cumulatissime expleri.) Gomment cette thèse est-elle
antibaïaniste? Le voici . C'est parce, qu'elle affirme
450 NOTES
({ qu'entre la cupidité vicieuse et la chapité louable il y
a a un milieu, savoir : Tamour de la béatitude, i^roduit
« par un désir inné à la créature rcûsoonable »i {Inter
vitiosam cupidiiatem et laudabilem charUatem médius est
amor beatitudinis ortus ex appetitu innatô ereedurw ra^
tionalis.) Berti, August* syst. Vindieat. disseri. I*,
cap. m, § 3.
Ajoutons à tout cela que le cardinal Nori», Aupistinien
aussi, soutenait à très-peu de chos^ près la raétae doc-
trine, et notamment cette thèse» enseignée d^ois par
Gerdil, « qu'il y a dans T homme une capacité naturelle
<( de la vision béatiAque qu'il convenait à Dieu de satis-
« faire ». {Meram capwdîatem visiimis iniuitinœ quam
decuit et decet replere Deum^) Gerdil, U xix^ p» 35* Or
c'est en vain que Noris fut plusieurs fois dénoncé
comme Baïaniste ou Janséniste, et que son HisHoire
pélagienne fut maintenue pendant dix ans sur l'Index
de l'inquisition espagnole* Ses ouvrages sont irrépro-
chables, et Innocent XII9 en le nomiâant cardinal, après
ces vaines accusations, Benoît Xiy,en ne cessant de
réclamer contre l'Index espagnol, Jusqu'à ce que le nom
de Noris fût effacé, l'ont suffisamment justifié.
Il y a, parmi les travaut des Scolistes qui ont écrit au
xviii^ siècle^ une excellente dissertation dé Montalban
sur ce sujet. Montalban, d'après Mastrius, consacre,
dans son grand ouvrage sut l'Immaculée Conception,
toute une suite de chapitres à soutenir contre Gajetan
cette thèse^ qu'il affirme être à la fois enseignée par
Scot et saint Thomas d'Aquin^ « que la nature humaine
« a, par elle-même^ une naturelle inclination à la béati-
(( tude surnaturelle ». {Osieiidemus naturalem creuturœ
i'^ionalis inclinalionem ûd supemaiuralem èeatitudinem^
de utriusque Doctaris meniez Tom» m, q. vu») Montalban
NOTES 451
distingue parfaitement trois choses dans la disposition
possible de Tâme relativement au souverain bien :
1° pure capacité dans le sujet, 2° inclination naturelle
dans le sujet, 3° exigence naturelle dans le sujet» Si l'on
disait qu'il y a dans la nature humaine une exigence
naturelle du souverain bien, ce serait dire que le souve-
rain bien lui est dû, et même qu'il peut être obtenu
naturellement, ce qui est faux et contraire à la foi«
Mais, ajoute Montalban, Y inclination naturelle dont
parlent Scot et saint Thomas d'Aquin, n'est nullement
Vexigence naturelle^ et cette inclination n'est pas seule*
ment innée à l'âme, comme l'accorde Vasquez, mais elle
lui est proprement naturelle. Il est incontestable que tel
est l'avis des deux docteurs , quoi qu'en aient dit
quelques Thomistes. D'ailleurs la thèse de Montalban
nous paraît la pure vérité :elle écarte le Baianisme» sans
condamner saint Thomas, d'accord ici avec Scot comme
avec saint Augustin. Meus le débat nous semble terminé
par la BuUe Auctorem fidei^ qui précise dans le sens où
nous l'entendonS) l'espèce de désir que ne saurait avoir
naturellement notre âme de contemj[der l'essence de
Dieu. La Bulle condamne cette doctrine du Concile de
Pistoie, que l'homme^ laissé à ses propres lumières^ eût
pu se mouvoir et s'élever jusqu'au désir du secours et
de la lumière surnaturelle»
« Cette doctrine, dit la Bulle^ est captieuse. Entendue
(( dans le sens d'un désir de la lumière surnaturelle^
<( désir tendant au salut éternel promis par Jésus^
(( Christ, désir que l'homme, abandonné à ses propre^
^(( forces, fût parvenu à concevoir de lui-même, cette
« doctrine est suspecte et favorise l'hérésie semi-péla-*
« gienne. » {Doctrina, ut jacet^ captima^ atque intellecta
de desiderie adjutorii mperiûris iuminis in ordine ad
452 ILOTES
salutem promissam par Christum, ad quoi concipiefidum
homo, relictus suis propriis fummibus, supponatur sese
potuisse movere^ suspecta, favens hœresi semipelagianœ.
Prop. XVIII.)
La Bulle enseigne donc que, lorsqu'on parle du désir
de la lumière surnaturelle, s'il s'agit d'un désir tendant
au salut éternel promis par Jésus-Christ, ce désir salu-
taire (desiderium... in ordine ad salutem) , ce désir
évidemment surnaturel ne peut être conçu par Thomme
livré à lui-môme. Il est du môme ordre, et presque
môme chose que ce que le Concile d'Orange appelle •
saluiare iniiium fidei, ou pium credulitcUis affectum. La
Bulle enseigne que ce désir salutaire {desiderium in
ordine ad salutem promissam per Christum)^ que ce désir
efficace de la lumière surnaturelle n'est pas naturel, et
ne saurait être conçu par l'homme livré à ses seules
forces. Cela est manifeste. Rien ne serait plus semi-
pélagien et môme plus contradictoire dans les termes
que de supposer un tel désir conçu par les seules forces
de la nature. Mais la Bulle en condamnant ce sens
réserve l'autre par ces mots : intellecta de. Donc, en
cet autre sens, on peut admettre ce désir naturel de la
lumière surnaturelle. Ce ne peut être, d'après ce que la
Bulle condamne, qu'un désir naturel non salutaire et
inefficace A^ la lumière de Dieu. C'est ainsi que l'enten-
daient certainement saint Thomas et saint Augustin, et
que l'entendent sans doute tous les Scotistes, tous les
Augustiniens, presque tous les Thomistes, ainsi que
Berti, Bellelli, Bellarmin, Noris, Gerdil et tant de Théolo-
giens qui certes n'ont jamais été regardés, par qui que
ce soit, comme condamnés par la Bulle Auctore, i fidei»
Il demeure donc établi que la thèse de l'existence
d'un certain désir naturel de la lumière surnaturelle»
NOTES 453
est à l'abri de tout soupçon d'hétérodoxie ou de témé-
rité, ou plutôt qu'elle est solidement appuyée par tant
d'autorités, et tant de jugements rendus en sa faveur
après débats contradictoires. Il est permis de soutenir
le contraire, ainsi que l'ont fait un très-petit nombre de
Théologiens, tels qu'Estius et Molina. Mais la con-
damner serait une insigne témérité, puisque ce serait
condamner à peu près toute l'école, et attaquer en lace
et à la fois saint Augustin, Scot et saint Thomas
d'Aquin. Du reste il demeure précisé , par la Bulle
Auciorem fidei, que ce désir ne saurait être le désir
efficace et salutaire de la lumière surnaturelle. C'est
donc comme nous l'affirmons avec Billuart, un désir
naturel, inefficace, indirect, sans proportion ni rapport
actuel et substantiel à son objet.
Mais ce désir, tel qu'il est, suffit pour appuyer tout
notre raisonnement. Nous disons qu'il y a dans l'homme
le désir naturel de voir l'essence de Dieu; ce désir n'y
est pas en vain; il peut être satisfait; il sera satisfait.
C'est l'argumentation de Billuart sur cette question.
Voici comment cet auteur raisonne :
« L'intelligence créée, surnaturellement secourue,
« peut voir Dieu dans son essence. Je le prouve par
« la raison. Il y a dans l'homme un naturel désir de
«. connaître la cause quand il connaît l'effet. Or Dieu
«•est de tous les effets- naturels et surnaturels la
« cause première, universelle, donnant à chaque chose
« tout son être et le lui conservant. Donc il y a dans
« l'homme un naturel désir de voir Dieu, dès qu'il
« voit ses effets. Or, il n'est pas vraisemblable qu'un
« tel désir, qui est universel, soit frustré en tous et
« toujours. Donc, l'intelligence créée, surnaturellement
« secourue, peut voir l'essence de Dieu. » (Dico : fuicl-
454 NOTES
lectus creatuSj supernaiuraliter aâjutus, potest vtdere
Deum ut est in se, Probo ratione. Inest komini naturale
desidfirium cognoscendi causam dum intuetur effectus :
atqui Deus est omnium rerum naturalium et supematu-
ralium caicsa^ non qualiscumque sed prima et univers.altS".
sima^ totum esse in eis profundens et conservans : erga
inest homini natUrale desiderium videndi Deum^ videndo
ejus effectus. Atqui non est verisimile tam universale
desiderium semper et in omnibus frustrari. Evgo intef^
lectus creatuSy supematuraliter adjutus^ potest videre
Deum ut est in se.
Cependant, après cela, Billuart se pose cette ques-
tion : « La possibilité de la vision béatiflque peut-elle
({ être connue ou démontrée rigoureusement par la
« seule lumière naturelle? » Billuart s'écarte de saint
Thomas sur ce point, et il répond : « Il est plus pro*
« BABLE que cette démonstration ne peut se fçdre pigou-
« reusement {démonstrative proèari) v, ce qui réserve
d'ailleurs que le contraire est soutep^hlft* l^ savant
auteur, contraire ici aux Scotistes, aux Âugustiniens, et>
à la plupart des Thomistes, soutient non seulement que
ce naturel désir de voir Dieu n*est ni absolu ui efficace
{non quidem absuluto et efficc^çi)^ ce qu'il fa^ut admettre,
mais qu'en outre, il n'est point inné, mais provoqua du
dehors {non innatusy sed elicitus)^ ce que contestent
toutes les écoles citées ci-dessus, qui affirment que ce
désir de la vision intuitive est naturel, inné, inséparable
de la créature raisonnable. Dès lors Billuart soutient
que du fait d'un tel désir qui, absolument parlaut,
pourrait être frustré, on ne peut rigoureusement dé-
montrer la possibilité de la vision béoiUQque; çoiais,
dit-il, on ei^ peut tirer une forte preuve mor«^le, d' chu-
tant que ce désir étant tellement universel qu'il se
NOTES 455
trouve dans tous les sages et les espplts attentif^, il
n*est pas vraisemblable qu'il soit frustré en tous et
toujours.
Quant à nous, lorsque nous disons que eette lumière,
cette révélation, cette autre vision de Dieu, ce degré
supérieur de Tintelligible divin est possible et néces-
saire, nous ne le disons pas dans un autre sens. Ce
désir de voir Dieu intuitivement est naturel, il est
universel. Nous ne pouvons admettre que tous se trom-
pent toujours sur ce sujet. C'est-à-dire que sa réalisation
est possible, et que Dieu saura ou a su, par sa bonté,
préparer cette réalisation.
Cette lumière supérieure, cette révélation, cette foi
qui doit nous mener à voir Dieu, intuitivement, est
nécessaire dans le sens où le démontrent tous les
traités de la vraie religion. Étant donné l'état actuel de
l'homme, après avoir démontré que la révélation est
possible, on affirme dans tous ces traités qu'une révé-
lation divine et surnaturelle est nécessaire pour rendre
à Dieu le culte qui lui est dû, puisque sans ce secours
tous les peuples sont tombés dans l'idolâtrie. Elle est
nécessaire puisque, sans elle, aucune sagesse humaine,
aucun effort humain n'a pu rappeler le monde à la
pratique de la loi naturelle et du culte naturel dû à
Dieu; nécessaire, même dans l'ordre des vérités que la
lumière naturelle de la raison peut connaître, parce
que la raison n'a pas une force suffisante pour main-
tenir l'homme dans le devoir, et le défendre du vice.
Enfin cette lumière supérieure est nécessaire dans un
autre sens. Elle est rigoureusement nécessaire pour que
la créature raisonnable arrive à sa perfection dernière,
à sa plus haute perfection possible. S'ensuit-il que, selon
l'hérésie de Baïus, ce don surnaturel fût nécessaire
456 NOTES
en' ce sens qu*il fut dû à la créature raisonnable? En
aucune sorte. Le don surnaturel est rigoureusement
nécessaire, si Dieu veut élever la créature raisonnable
à son plus haut degré de perPection possible ; mais il
n'est pas nécessaire que Dieu élève sa créature à ce
plus haut degré de perfection. On conçoit une créature
subsistant dans un degré de perfection qui ne soit pas
sa perfection dernière. Bien plus, en un certain sens,
on conçoit que toute créature peut toujours acquérir
quelque nouveau degré de perfection, et ne saurait
par conséquent jamais avoir actuellement toute la
perfection que Dieu lui pourrait ajouter.
Ces éclaircissements nous semblaient utiles pour pré-
venir tout malentendu sur le sens dans lequel nous
disons que la raison humaine, par la lumière naturelle,
peut connaître et prouver la possibilité et la nécessité,
dans le sens ci-dessus précisé, d'une lumière plus grande
et meilleure que la lumière naturelle de la raison.
57816
TABLE DU TOME DEUXIÈME
CBAPIimB VIL Théodileée dia dUs-sepUèBie «lècle
PETAD ET THOMASSIN. Page 1.
I. Analyse d'un chapitre fondamental du P. Petau, où
il expose sa méthode de théologie démonstrative. —
II. Caractère philosophique du P. Thomassin. — III. Point
de tlépart du procédé qui démontre Dieu, selon Thomassin.
— rV. Théorie profondément originale que donne le
P. Thomassin de ce qu'on a nommé Vidée innée de Dieu. —
V. Suite de cette théorie. — VI. Remarques sur le point
de départ du procédé qui élève notre esprit à Dieu. —
VII. Théorie de ce procédé. — Excès de tolérance de Tho-
massin à l'égard du Néoplatonisme. — VIII. Lumineuse
distiaction des deux régions de Tlntelligible divin.
BOSSUET. Page 48.
I. Caractère philosophique de Bossuet. r- H. Rapports
de la question du quiétisme à la preuve philosophique de
l'existence de Dieu. — III. Dieu démontré par le spectacle
de la nature et par ses effets en nous. — IV. Dieu démontré
par son idée prise en elle-même. — V. Description du
procédé pratique qui nous élève à Dieu. — Le ressort
CACHÉ. — L'autre lumière.
LEIBNIZ. Page 77.
I. Caractère philosophique de Leibniz. Son principal
titre de gloire. -- II. Leibniz a-t-il compris le rapport du
II ?6
458 TABLE DU TOME DEUXIEME
procédé infinitésimal au procédé logique correspondant? —
m. Leibniz regarde comme bons presque tous les moyens
qu'on a employés pour démontrer Texistence de Dieu. —
Il croit avoif ^qieAé la preuve 4e T^^isteace i^ Dieu à la
rigueur mathématique. Il remanie la preuve de saint An-
selme. — rV. Résumé de la théodicée de Leibniz. —
V. Analogie de sa théodicée et de sa géométrie. Conclusion.
CHAPITRE \m. Hm aUrIbnta de Dlea.
Page 105.
I. La vraie démonstration de Texistence de Dieu donne
du même coup les aUFÎbuts de Dieu. Déduction de tous les
attributs métaphysique» de Dieu, à partir de Ihm ^uel-
connue de ces attpîhuts. -^ II. Attpîbuts intellectuels et
mepaux. — III. Ipsum inteHigere Dei esi efus subsiantia. les
idées diverse* en DÉeu. — IV. Providence de Dieu. — La
création. — La mort. — V. A quoi ïépond la triple dis*
tinotion des attributs de Dieu.
i. Gomment la dén^onstratiom dç ^^^^^^^^^^ ^^ Dieu est,
Comme Taffirment Descs^rtes et Leibniz, d'une rigueur
n^athématique proprement dite. Elle est la plus haute
application de la méthode iufiuitésimale générale, dont le
procédé infinitésinqal géométrique ^l'est qu'une application
pj^rticulière. — II. Pourquoi beaucoup d'esprits renversent
le procédé qui élève potre esprit à Dieu, et le dirigent en
sens contraire. Le procédé scientifique de l'athéisme con-
temporain n'^st autre chose que la méthode infinitésimale
appliquée à rebours. S^qq résultait ^st une démonstration
rigoureuse, par r absurde, de l'existence de Dieu. —
III. Gonolusion de la première partie du traité de 1î\ con-
naissance de Dieu.
TâBILE D0 tome DEUXIEME 459
SECOND f PARTIE
CHAPITRE I. Les 4«pi( 4?Si^ 4e rinlellifflble divin.
Page 183.*
I, liçs \xm étati cle la wsoft. — Ut i]|e9(yrip.t.lQQ Aç ce»
difféçeftU étftts dp la raisom. — m./Qmf^ 4e ces d\fférç>.ntft
éfeta, r- IV.. 8ui^e, Qo.wmwt Xa^ raiftOQ parviçut. à fto^
tPTfflÇ! le. pjua éleyé : f^atio. pe^eniem ai fiiken «KWW..
Clf APiraB n. Il»pp«vls de I» r»t«oB •! dto I» fol.
Page 206.
I, PiaUactiPA Aes deux degrés de l'|fttelligil»l^ ^iyin^ oplui
qu'atteint la raison, et çel^JÀ qt^e» par elle-même, elle ne
saurait admettre, d'après i^ÎQt Thomas. — II. Qu'est-ce
que la raison comparée à 1^ foi, selon saii^t Thomas, Tho-
massin et saint Augustin? -r=- J\\, Analogie de cette dis-
tinction dans saint Paul. — IV. Que peut la raison sans
la foi? — V. Parallèle des deux Sagesses, naturelle et
surnatiirelle, p^^r Cornélius à Lapide. La raison et la foi
comparées p^r le Catéchisme à\\ concile de Trente. —
VI. Limites évidentes de Is^ raison. — VIL Qu'est-ce que
la raison naturelle? Analogie entre le développement de la
raison et celui de la foi. — VIII. Qu'est-ce que la saine
raison et la raison perverse? Raison unie à son principe,
raison doutant de son principe.
CHAPITRE 111. Suite de* rapporte de la raloon
et de la foi.
Page MtSu
I. Qu'est-ce que la saine raison (suite)? — La Foi naéw*
relie, — IL Foi naturelle, sens divin, selon la sainte Écri-
ture. — UI. Foi naturelle, d'après Ariatote, les Alexandrins
et Kant. — IV. Foi naturelle, d'après Thomassin. — V. La
raison appuyée sur son principe, sur la foi naturelle. —
VL N'y a-t-il, dans le fait, aucune donnée surnaturelle
mêlée à la saine raison natui^elle?
a^ 1.74 •
460 TABLE 1)U TOM£ DEUXIÈME
CHAPITRE È\, Suite de* rapports de la raison
et de la foi.
PASCAL. Page 298.
■
I. Que peut la saine raison? Elle peut connaître ses
bornes, et regretter Ce qui lui manque : c'e.st sa plus haute
démarche. — II. Rigoureuse précision des formules théo-
logiques sur ce sujet. La perfection de la créature raison-
nable dépend d'une certaine donnée supérieure à la nature
de IV'tre créé. Analogie géométrique. — III. Désir naturel
de voir Dieu, selon saint Thomas.
CHAPITRE V. Suite des rapports de la raison
et de la foi.
Pflge 336.
I. Passage de la raison à la foi. — II. Lumière du soir
et lumière du matin. — III. La genèse de la lumière selon
l'Evangile.
CHAPITRE VI. Suite des rapports de la raison
et de la foi. Résumé et conclusions.
Page 366.
I. Les deux degrés de la lumière. La saine raison. La
raison perverse. La raison paresseuse. Comparaison. —
II. Résumé théologique. — III. Il faut aller, par l'aide de
Dieu, au plus haut des deux ordres de l'intelligible divin.
APPENDICE
Résumé. de la foi catholique 403
Note 445
FIN DE LA TABLE DU TOME SEG0;<D
57816
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